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Full text of "Œuvres complètes de Lamartine"

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ŒUVRES COMPLÈTES 



LAMARTINE 



TOME QDARANTE ET UNIÈME 



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ŒUVRES COMPLÈTES 



LAMARTINE 

PUBLIEES BT INÉDITES ■. ■—■ - " 



FIOR D'ALIZA 



TOHE quarante: et unième 



PARIS 

CHEZ L'AUTEUR, RUB CAMBACÉHÈS, 9 



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D,Biin.d,Goo'^le 



FIOR D'ALIZA 



ŒtlTB. COMfL. — ILI. 



D,B,t,zed.yGOOg[e 



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FIOR D'ALIZA 



CHAPITRE PREMIER 



Après ces grandes fièvres de l'âme qui l'exaltent jus- 
qu'au ciel et qui la précipitent tour à tour jusque dans l'a- 
battement du désespoir, on reste quelque temps dans une 
sorte d'immobilité insensible, comme un homme tombé 
d'un haut lieu à terre, qui ne sent plus battre ses tempes, 
et qui ne donne plus aucun signe de vie. 

Telle était ma situation morale après tant de vicissitudes 
de cœur, et après la perte, par la mort ou autrement, de 
tant de personnes adorées. On éprouve alors comme une 
convalescence de l'âme, qui n'est oi le trouble de l'adoles- 
cence, ni la paix de l'âge mûr, ni la pleine santé, ni la 



zed.yGOOg[e 



4 FIOR D'ALIZA. 

maladie ; état mixte, et, pour ainsi dire, neutre et passif, 
pendant lequel les blessures de l'&me se cicatrisent pour 
nous laisser vivre de nouveau, malgré tout le sang que 
nous avons perdu. Cet état, sans ivresse, n'est cependant 
pas sans douceur; c'est le recueillement du soir dans le 
demi-jour d'une triste enceinte; c'est la mélancolie qui 
n'espère plus, mais qui n'aura plus à désespérer ; c'est ce 
qu'on appelle la résignation précoce, où les pensées reli- 
gieuses surgissent en nous après les tempêtes, comme ces 
rayons calmants de l'astre nocturne qui se glissent entre 
deux nuages sur les dernières ondulations de l'Océan qui 
£etut. 



Les démarches obligeantes de madame la marquise de 
Sainte-Aulaire et de madame la duchesse de Broglie, mes 
deux principales protectrices auprès du ministre des aiïai- 
res étrangères, qui était alors M. Pasquier, de centenaire 
mémoire, venaieut d'emporter ma nomination au poste de 
troisième secrétaire de l'ambassade de Naples; je m'occu- 
pais de mon prochain départi ^t pendant ces jours d'adieux 
& mes amitiés déjà nombreuses k Paris, M. Gosselin, li- 
braire et imprimeur déjà célèbre, se pressait d'imprimer 
et de donner au public mes* premiers essais de poésie, in- 
titulés : Méditations jyoêligues et religieuses. 



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CHAPITRE PREMIER. 5 

C'était un mince petit volume d'une magnifique impres- 
sion, édité à cinq ou six cents exemplaires, et qui parais* 
sait plus fait pour être offert par un auteur timide à un 
petit nombre d'amis d'élite et de femmes de goût, qu'à 
élre lancé à grand nombre dans le rapide courant de la 
publicité anonyme; je n'avais pas même permis &M. de 
Genoude et au duc de Rohan, mes amis, qui s'en occu- 
paient k mon défaut, d'y mettre mon nom. ■ Si cela réus- 
sit, leur disais-je, on saura bien le découvrir, et si cela 
échoue, l'insaisissable anonyme ne donnera qu'une ombre 
sans corps h saisir à la critique. ■ 



m 

Le volume ne fut mis en vente que la veille de mon dé- 
part de Paris. La seule nouvelle que j'eus de mon sort, 
dans la matinée de mon départ, fut un mot de M. Gosselin 
m'annonçant que le public d'élite se portait en foule k sa 
librairie pour retenir les exemplaires, et un billet de l'ora- 
cle, le prince de Talleyrand, k son amie, la sœur du fa- 
meux prince Poniatowski, billet qu'elle m'envoyait à huit 
heures du matin, et dans lequel le grand diplomate lui di- 
sait qu'il avait passé la nuit k me lire, et que l'âme avait 
enfin son poète. Je n'aspirais pas au génie, l'àme me suffi- 
sait ; tous mes pauvres vers n'étaient que des soupirs. 



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FIOR D'ALIZA. 



Je partis sur ce bon augure et je m'arrêtai seulement 
quelques jours, dans ma famille, à M&con, où m'attendait 
UD nouveau bonheur, préparé et négocié par ma mère en 
mon absence. 

J'avais eu l'occasion, l'année précédente, de rencontrer 
àr Chambéry une jeune personne anglaise, d'un extérieur 
gracieux, d'une imagination poétique, d'une naissance 
distinguée, alliée aux plus illustres familles de son pays. 
Son père, colonel d'un des régiments de milice levés par 
H. Pitt pendant les anxiétés patriotiques du camp de Bou- 
logne, était mort récemment ; sa mère, qui n'avait d'autre 
enfant que cette fille, lui avait donné une instruction grave 
et des talents de peinture et de musique qui dépassaient le 
portée de l'amateur. Sa fortune lui permettait de complé- 
ter, par des voyages sur le continent et par la pratique des 
langues étrangères, cette éducation soignée d'une fille 
unique. Elle l'avait liée, dès sa plus tendre enfance, en 
Angleterre, avec une famille émigrée de Savoie, celle du 
marquis de La Pierre, gentilhomme de haute distinction, 
retirée à Londres depuis l'expulsion du roi de Sardaignc. 

Le marquis de La Pierre était mort en exil ; il avait 
laissé en mourant une nombreuse et belle famille, compo- 



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CHAPITRE PREMIER. 7 

sée de : la marquise de (^a Pierre, sa veuve, et de quatre 
filles d'une beauté remarquable et d'un caractère accompli : 
l'une a épousé le marquis de Grimaldi, aide de camp du 
rui Charles- Albert ; trois autres vivent h Turin dans la pra- 
tique de toutes les vertus pieuses. Après le renversement 
de 1815, le marquis de La Pierre fit des démarches au- 
près du roi de Sardaigne afin d'obtenir des indemnité» 
pour ses biens connsqués pendant la Révolution. Les négo- 
ciations ne Turent terminées qu'après sa mort, mais en 
1819 sa veuve refint & Chambéry avec sa belle Tamille, 
chercher quelques débris de son antique opulence. Made- 
moiselle B***, que je devais épouser, presque inséparable 
de ses amies, profita de cette circonstance pour venir, 
avec sa mère, rejoindre la marquise de La Pierre et visiter 
le continent. Elle se fiica avec sa mère, à Chambéry, dans 
la maison de ses amies, comme une cinquième fille de 
cette charmante famille. 



Cette famille, respectée et recherchée de tous les étran- 
gers de la ville et de la campagne, devint le centre d'une 
société de tout &ge, composée de ce qu'il y avait de plus 
respectable, de plus brillant et de plus aimable dans le 
pays. C'est ainsi que j'avais connu celle qui devait être 
ma femme. Mademoiselle B*** aimait passionnément la 



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6 FIOR D'ALIZA. 

poésie, et mes vers encore inédits, mais récités dans ia 
maison de ta marquise de La Pierre par des amis de mon 
&ge, l'avaient prévenue en ma faveur avant même de me 
connaître de vue : j'avais été accueilli avec cet enthou- 
siasme que le mystère et le demi-jour ajoutent au talent. 
Libres l'un et l'autre, rien ne nous empêchait de songer 
& nous unir, si nos deux familles consentaient & notre 
union. La religion diiTéreiite était le seul obstacle aux yeux 
de ma famille, d'une orthodoxie sévère, et aussi aux yeux 
de la mère de mademoiselle 6**'. Quant à elle, cette di- 
versité du culte natal n'était pas un empêchement; car, 
élevée dans l'intimité joumatière de quatre personnes zé- 
lées catholiques, elle n'avait pas tardé i, subir elle-même 
l'influence secrète du catholicisme du coin du feu, et elle 
était résolue à adopter la religion de ses amies aussitêt 
qu'elle pouirait le faire sans affliger sa mère. Les person- 
nes pieuses du pays, confidentes de son penchant pour moi* 
faisaient des vceux charitables pour que l'amour achev&t 
la conversion de l'esprit Je me rappelle même, non sans 
sourire, une circonstance éiruige, qui montre à quel point 
le zèle religieux exalte te prosélytisme du cœur. 



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CHAPITRE PREMIER. 



VI 



La marquise de La Pierre, son amie, et ses filles étaient 
venues s'établir pour quelques semaines aux bains d'Aiz, 
en Savoie. J'y étais moi-même et je logeais dans une mai- 
Eon peu éloignée de celle que ces dames habitaient. J'y 
venais, presque tous les jours, passer la soirée comme en 
famille. L'hôte de la marquise était un excellent et pieux 
vieillard, nommé M. Perret, qui, pour accroître son modi- 
que revenu et pour gagner, l'été, le pain de l'hiver, louait, 
pendant la belle saison, quelques chambres garnies et te- 
nait à bon marché une pension gouvernée par ses deux 
sœurs. Ce vieillard simple et respectable, dont la vie ascé- 
tique avait écrit la macération sur sa pâle figure, passait 
sa vie en solitude et en prière dans une chambre haute de 
sa maison. Il y vivait entièrement étranger aux tracas 
d'une maison publique, comme un ermite dans sa cellule, 
au milieu du bruit qui ne l'atteint pas. C'était un véritable 
sunt qui, par modestie, s'était refusé la prêtrise, et qui 
passait sa vie recueillie entre la contemplation et l'étude 
des merveilles de Dieu dans sa création. Le saint était bo- 
taniste. On le voyait tous les matins, après avoir entendu 
ta messe, gravir seul, sans chapeau, des portefeuilles sous 
le bras, des filets à prendre des insectes à la main, les 



zed.yGOOgle 



10 FlOft DALIZA. 

pentes escarpées des ruelles d'Aix, qui mèûent aux plus 
hauts plateaux des montagnes, lout en murrauranl à demi- 
voix les versets de son bréviaire. 

Le soir, il en redescendait plus ou moins chargé de 
plantes ou de pauvres papillons épingles, dont il grossissait 
sa collection. La seule distraction qu'il se permit après le 
souper, le chapelet et la prière du soir, était un air de 
flûte, joué au bord de sa fenêtre donnant sur lee prés de 
Tresserves. Il avait conservé ce goût de musique et cet 
instrument du temps de sa jeunesse où il avait été fifre 
dans un régiment du roi de Sardaigne. 

Il avait beaucoup d'amitié pour moi, parce que j'aimais 
à aller, à mes heures perdues, visiter son herbier et enten- 
dre les explications scientifiques et providentielles sur la 
vertu des plantes et sur les mœurs des insectes, toutes at- 
testant, suivant lui, la grandeur et les desseins de la Pro- 
vidence. 

Les chuchotements de la maison lui avaient fait connaître 
la secrète intelligence qui existait entre la jeune Anglaise 
et moi, les obstacles que sa mère mettait par religion à ce 
penchant de sa fille, et les difficultés qu'elle apportait h. 
nos entretiens. 11 croyait de son devoir de les favoriser de 
toute sa complicité, pensant ainsi contribuer au salut d'une 
tme qui serait perdue, si le mariage ne la sauvait pas. Il 
me proposa d'être ma sentinelle dans la maison de ses 
sœurs, et de m'avertir, en jouant de la flûte, chaque fois 
que la mère vigilante sortirait sans sa fille pour la proroe- 



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CHAPITRE PREMIER. 11 

nade. Ma fenêtre, dans une chambre de faubourg hors de 
la ville, était assez rapprochée pour que les sons aigus de 
t'înstninfient fussent saisissables à mon oreille et pour que 
je fisse cadrer mes visites avec l'absence de celle qui fut, 
plus tard, ma belle-m^re. C'est ainsi que le snint humme 
servait en conscience un amour naissant, en croyant servir 
le ciel; c'est la première fois sans doute que ia piété la 
plus sincère sonnait à des profanes l'heure des rencontres. 



Je revins à Paris après la saison des bains ; il était con- 
venu que nous profiterions, l'un et l'autre, de toutes les 
circonstances favorables pour amener, elle sa mère, et moi 
ma famille, & consentir à un mariage que nous désirions 
tous les deux très- vivement. Ma mère, comme à l'ordi- 
naire, était ma complice. 

Ma nomination à Naples, les espérances que cette car- 
rière ouverte donnait à mon père, mon séjour de quelques 
semaines à M&con, mes instances aupr^'S de mes oncles et 
de mes tantes amenèrent k bien les négociations ; je partis 
avec l'autorisation de tout le monde et avec des assurances 
d'héritages, après la mort de grands parents, qui ren- 
daient ma fortune au moins égale h. celle de ma femme. 
Ses démarches auprès de sa mère, et l'influence de ses 



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12 PIOR D'ALIZA. 

amie», mesdemoiselles de La Pierre, avaient triomphé de 
son côté de tous les obstacles. J'en étais informé par sa 
correspondance, et, en arrivant & Cbambéry, je n'eus qu'à 
recueillir le fruit d'un an de patience et à emmener avec 
moi la femme accomplie, que l'attachement le plus fidèle 
et le plus dévoué me destinait pour compagne de mes 
jours bons et mauvais. Nous fûmes mariés dans la chapelle 
du château royal de Chambéry, chez le marquis d'Ande- 
zfene, qui gouvernait alors la Savoie. L'illustre comte d« 
Maislre, mon allié par le mariage de la plus charmante de 
mes sœurs, madame Césarine, comtesse de Vignet, avec 
un neveu du comte de Maistre, me servit de parrain, 
chargé des pouvoirs de mon père. 



Nous partîmes pour Turin où je m'arrêtai quelques jours 
pour y voir le premier secrétaire d'ambassade, le comte de 
Virieu, mon ami le plus intime et presque un frère. Le 
duc d'AIberg, ami du prince de Talleyrand, y était alors 
ambassadeur. Il nous accueillit à Rtvsalta, belle maîion 
de plaisance qu'il habitait pendant l'été. 

Rien ne semblait annoncer , à Turin , la fermentation 
sourde d'une révolution prochaine qui couvait sous les 
sociétés secrètes et dans les conjurations ambitieuses 



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CHAPITRE PREMIER. 13 

des amis du prince de Carignan , depuis le roi Charles- 
Albert. 

lodépeDdamment du comte de Virieu, du marquis de 
Berrol, du marquis Atfieri et de son fils, avec lequel j'avais 
iXé élevé, je connaissais d'enfance presque toutes les illus- 
tres familles du Piémont: les Sambuy, les Ghilini, les 
Costa, pour avoir reçu avec eux une éducation commune 
chez les jésuites de Belley, dans ce collège soutenu par 
eux. Je quittai Turin comblé de leur accueil et je m'arrêtai 
peu à Florence. 



£n arrivant à Rome, où je comptais m' arrêter moins de 
temps encore , j'appris la révolution qui venait d'éclater 
inopinément h Naples, et qui me força de suspendre mon 
voyage; la route de Rome k Naples était interceptée, on ne 
passait plus. J'attendis qu'elle fût matériellement rouverte, 
et, ne voulant pas exposer ma femme et ma belle-mère 
aux dangers inconnus d'une route couverte de soldats dé- 
bandés et d'une capitale en révolution qu'on nous dépei- 
gnait comme sanglante; d'un autre côté, désirant me 
trouver k mon poste dans une circonstance éminemment 
intéressante pour la France et pour la maison de Bourbon, 
je partis seul pour Naples, au risque de ne pas arriver. 

J'eus, en effet, beaucoup de peine à franchir la fronti^.re 



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14 FIOR D'ALIZA. 

du royaume. Après Tcrracine , le chemin était couvert de 
postes de soldats volontaires qui ne recevaient d'ordre que 
de leur caprice, et qui, voyant en moi un agent diploma- 
tique français, se figuraient que j'apportais à la révolution 
l'appui de la France contre la Sainte-Alliance, et m'ac- 
cueillaient de leurs acclamations. Grâce h. cette erreur po- 
pulaire, j'arrivai à Naples sans obstacle, la nuit du jour où 
les Calabrais, l'armée insurrectionnelle et le général Pepe, 
qui avait pris le rôle de Lafayette napolitain dans le pays' 
et dans l'armée , entraient dans cette capitale. Je fus té- 
moin, le soir, de cette entrée séditieuse et triomphale de la 
révolution dans Naples. Celait beau, enivrant et menaçant 
comme une révolution k sa première heure. 

Le vieux roi Ferdinand, pilote expérimenté et railleur, 
avait pris le parti d'abdiquer et de remettre le gouverne- 
ment à son fils, le prince héréditaire, plus propre que lui 
k se compromettre , soit avec les révolutionnaires , soit 
contre les puissances étrangères. Ce prince, encore jeune, 
mais habile et déjà expérimenté des révolutions, passait pour 
constitutionnel et pouvait, grâce à celte opinion, peut-être 
fausse, exercer un certain ascendant sur l'armée insurgée 
au nom d'une constitution, et sur le peuple encore roya- 
liste. Il passa en revue l'armée et la bande des carbonari 
calabrais, que le générai Pepe lui présentait sous les armes, 
soit comme soutiens du trône transformé , soit comme ex- 
pression de sa cour. 



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CHAPITBE PREMIEa. 



Le moment était délicat et décisif pour la diplomatie de 
la France. La question allait se poser entre le système 
constitutionnel et le régime absolu dans les États dMialie 
dépendant de l'influence de la maison de Bourbon. Au 
premier regard, il paraissait évident que l'intérêt de la 
France serait de se poser en médiatrice enlre tes rois et 
les peupfes, et d'empêcher les puissances étrangères d'in- 
tervenir, comme une haute police armée, à Naples, et 
bientôt à Turin, pour faire reculer le régime des institu- 
tions libres. La France elle-même ayant adopté le régime 
constitutionnel, il était peu logique à elle de combattre 
chez les autres ce qu'elle protégeait chez elle-même. Nous 
devions donc incliner modérément à la cause constitution- 
nelle à Naples , surtout'si cette cause , sincèrement accep- 
tée par lo roi et patronnée par l'armée, se préservait des 
anarchies, des violences où même des excès qui déshono- 
rent les révolutions au commencement. 

D'un autre côté , cette révolution , ou plutôt cette explo- 
sion inattendue de l'armée, travaillée par la société secrète 
des carbonari, était un fait d'indiscipline militaire bien 
plutôt que d'opinion nationale. Calquée sur l'insurrection 
armée de Cadix et de Biego, en Espagne, clic était un en- 



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16 FIOR D'ALIZA. 

couragemeni à loutes \es turbulences des ambitieux de ré- 
giment; eofin, si la Sainte-Alliance, cette mutualité des 
rois, prenait dans un congrès fait et cause pour le roi de 
Naples, il était bien embarrassant à nous, gouvernement 
restauré par la vertu et dans Tintérét de cette ligue de mo- 
narchies, de nous déclarer contre elle les soutiens d'une 
insurrection de troupes et de conspirateurs qui couvait 
peut-être jusque sous notre propre trdne, à Paris. Le bon 
sens d'un côté, la reconnaissance de l'autre, nous com- 
mandaient une extrême circonspection dans ces circon- 
stances. 



^'ambassade française h Naples était alors dirigée par 
le duc de Narbnnne, émigré rentré d'Angleterre avec le roi 
Louis XVIII, mais émigré formé à Londres aux usages du 
régime constitutionnel , complètement rallié à la Charte 
française, cette transaction habile et loyale entre 8d et 
1 815, qui afTermissait les rois et qui coîntéressait les peu- 
ples libres à la monarchie populaire. C'était un homme 
modeste, timide, ayant peur du son de sa propre voix, 
mais plein de bon sens et d'aperçus justes, ud de ces 
hommes qui n'aiment pas & paraître en scène, mais qui 
ont, comme spectateurs , le sens le plus parfait des situa- 
tions. Il joignait à ces dons renfermés de son &me une 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 17 

bonté exquise qui le faisait adorer de ses subordonnés. Il 
m'accueillit dans son ambassade comme dans une famille ; 
il eut pour ma femme et pour moi, pendant les quelques 
mois de notre séjour, des égards et des bontés qui noua 
roidront son souvenir éternellement respectable et cher. 

Particulièrement attaché au roi Louis XVII) et tenant 
de lui sa place beaucoup plus que du ministère , il dépen- 
dait mcHns de M. Pasquier que de M. de Btacas. M. de 
Blacas, favori du roi , déplacé en 1 8 1 5 et relégué à Rome 
où il représentait la France conime ambassadeur, avait 
sur les légations de France en Italie une direction presque 
absolue, avouée par le roi et complètement opposée au mi- 
nistère. Il était l'oracle secret de la monarchie absolue, 
oracle que nous avions l'ordre d'interroger dans tous les 
cas soudains et difficiles. Cet oracle contre-révolutionnaire, 
en passant par l'&me absolue de M. de Btacas, ne pouvait 
pas être favorable au tempérament que ta politique exigeait 
de nous. Le duc de Narbonne était forcé de le consulter, 
mais il n'approuvait pas ses réponses. II remit les afTaires 
à H. de Footenay, premier secrétaire d'ambassade, comme 
cela se fait ordinairement dans les circonstances équivo- 
ques , afin de pouvoir désavouer des hommes secondaires, 
et il resta de sa personne à Naples encore quelque temps, 
pour recevoir des instructions de Paris. 



dOf i. COKPI.. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



H. de Fontenay était de mon pays, gentilhomme des 
environs d'Autun, amis de mes amis, beaucoup plus &gé et 
plus mûr que moi; il était entré dans la carrière diploma- 
tique par l'influence de M. de Courtais de Pressigny, en- 
voyé de France à Rome, immédiatement après la Restau- 
ration. C^était un des hommes tes plus solides, les plus 
capables sous l'apparence de Tancienno légèreté française. 
Mais sa légèreté n'était qu'une qualité et nullement un 
défaut de son esprit. Son sourire bienveillant donnait de 
la gr&ce au sérieux de ses pensées, et ses mots 0ns et à. 
deux sens portaient d'eux-mêmes et touchaient avec jus- 
tesse à leur double but , comme deux traits partis à la fois 
d'un même arc : l'un pour fùre sourire, l'autre pour faire 
penser. Il avait par-dessus tout un cœur d'or, pur, solide 
et franc comme le caractère de la Bourgogne, un peu rail- 
leur, mais jamais mordant. La jalousie n'avait jamais ap- 
proché de ce cœur. Il jouissait du bonheur de faire valoir 
ses inférieurs et ses égaux. Tel était l'homme avec lequel 
j'avsàs à faire mon noviciat diplomatique dans une circon- 
stance où Ton apprenait beaucoup en peu de temps. Les 
arévolutions suppléent au temps en concentrant beaucoup 
d'événements dans quelques mois. Les campagnes comp- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 1» 

tent double quand on se bat , elles comptent triple quand 
on négocie; il faut manœuvrer aussi vite que les pàssïons- 
d'un peuple en ébullition. 

Nous n'eûmes pas deux pensées, M. de Fontenay et moi ; 
il m'associa & tout, nous agîmes en commun sous l'inspi- 
ratioD de son gnrand sens et de son expérience. La situa- 
tion complexe de la cour de Naples, les conseils secrets où 
nous fûmes appelés et les négociations confidentielles avec 
les chefs de partis et avec les membres les plus influents du 
parlement, rendaient notre action très-intéressante, quel- 
quefois périlleuse et dramatique. J'en ai rendu compte 
dans la partie politique de mes œuvres complètes intitulée : 
Mémoires politiques, qui paraîtront cette année. Je ne 
traite dans ces confidences que de cette partie inlime qui 
touche seulement au cœur et qui n'intéresse que la famille 
et les amis. Glissons donc. 



Pour soustraire ma femme et sa mère aux convulsions 
de la capitale en révolution, j'avais loué, dans l'tle d'iscbia, 
& quelques lieues en mer, une charmante habitation y 
appelée la Sentinella, que l'on voit encore pyramider au 
sommet d'un cap avancé de l'Ile* quand on débouche da 
golfe de Gaëte dans le golfe de Naples, non loin de la côte 



zed.yGOOg[e 



20 FIOR D'ALIZA. 

des champs Phlégréens et du promontoire merveilleuse- 
ment désert de Misène. Cette maisoQ , entourée de treilles , 
est dominée par l'Epoméo , montagne couverte de bois de 
lauriers et de jeunes ch&taigniers, qui divise l'Ile en deux 
zones. Elle domine elle-mênae la mer, qu'on voit luir« k 
ses pieds, à travers la claire-voie des panipres. A cette 
hauteur, les voiles qui glissent sur cette surface d'un blsu 
vif, comme un second ciel , ressemblent à des ailes de co- 
lombes blanches qui volent en ûlence, d'arbre en arbre, 
parmi les oliviers. 

- Je m' embarquais à Pouzzoles une ou deux fois par se- 
maine, dans une de ces petites barques & un ou deux ra- 
meurs, que j'avais si bien appris à manier moi-mâme dans 
ma première jeunesse. (Voyez Graziella, Œuvres com- 
plètes.) Nous déployions la voile quand le vent était favo- 
rable , et nous faisions cette traversée en deux ou trois 
heures de navigation. Je trouvais ma femme au bord de la 
mer, et nous remontions par les vignes à la Sentinella, en 
causant des événements dQ Naples pendant la semaine. Le 
contraste du calme ref^lendissant de cette solitude, cernée 
par les flots de la mer, avec le bruit menaçant et tumul- 
tueux d'une grande ville en révolution , augmentait la sen- 
sation de bonbeur, de calme et de sécurité qu'in^irait 
celte résidence enchantée entre le ciel et Teau. Nous en 
jouissions jusqu'à livresse. Toutefois cette ivresse avait, 
pour moi seulement, quelque arrière -goût de mélancolie, 
en songeant à Graziella , cette fleur précoce que j'avais 



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CHAPITRE PREMIER. 21 

cueillie dans la même lie, et en revoyant de loin sur Pro- 
cida les ruines de la cabane de son père, abandonnée aux 
ronces depuis la mort de la jeune fille, et marquant l'ho- 
rizon d'une borne funèbre dans le passé , comme il devait 
l'être si souvent dans mon avenir. Hais la jeunesse a des 
végétations qui recouvrent tout, même les tombes. 



XIV 

Nous passons la matinée sous les longues et hautes 
treilles chargées de raisins mûrs, comme d'autant de lustres 
- d'ambre qui laissaient les rayons de l'aurore transluire, à 
travers leurs grains jaunis, sur nos têtes. Nous y portions 
des livres italiens de la grande époque lyrique ou épique, 
tels que Dante, Pétrarque, Tasse, ces hommes qui ont doté 
l'Italie de chefs-d'œuvre. Quelquefois, j'y portais mon 
album et des crayons ; moi-même, Pétrarque inférieur pour 
une autre terre et un autre temps, j'écrivais quelque har- 
monie ou quelques méditations. 

A midi, nous rentrions pour déjeuner à l'ombre plus 
fraîche des terrasses de la Sentinella, puis la sieste oapo- 
litaine, la musique* la peinture, abrégaïent les heures du 
milieu du jour ; quand le soleil baissait et que les grandes 
ombres dentelées de TEpoméo se déroulaient sur les flancs 
de la montagne, nous parcourions, tantôt à pied, tantôt 



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52 FIOR D'ALIZA. 

sur des tnules aux pieds agiles, les sentiers escarpés de 
rite, en contemplant les feux souterrains du Vésuve briller 
à l'horizon comme un phare tournant, tantôt visible, tantôt 
flamboyant sur les bords des mers aux yeux des matelots. 



Ainsi se passa l'été. Je ne retrouvais la politique que les 
jours de la semaine où mes fonctions me ramenaient à 
runbassade. Je prenais une part très-vive et très-confi- 
dentielle aux différentes phases et aux différents orages 
que cette révolution suscitait dans le peuple, dans le parle- 
ment et dans le palais. Ce fut là que j'eus l'occasion de 
voir et d'admirer, suspendue au bras de sa mère, cette 
ravissante princesse Christine, dans toute la Heur de beauté 
et d'intelligence, que son sort destinait pour épouse au roi 
d'Espagne, Ferdinand VII, et qui a su, au milieu, des tem- 
pêtes, plaire, gouverner, transmettre un trâne à sa fille, 
régner, tomber, ou plutôt se retirer du trône, plus heureuse 
et plus habile que Christine de Suède, dans le demi-jour 
d'une existence à l'abri des coups de vent. On distinguait 
déjà dans sa gracieuse et spirituelle physionomie les signes 
d'une femme courageuse qui saurait faire de |a jeunesse, 
de la beauté et de l'attrait trois pouvoirs politiques aussi 
irrésistibles que la nature. Elle flottait sur les ondulations 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 23 

des plus graves et des plus tragiques événements comme 
une rose de Pœstum arrachée de sa tige sur tes flots 
bomllants du golfe. Nous en étions tous respectueusement 
enivrés. 

XVI 



L'aulomne venu, le vieux roi partit avec le consentement 
de son peuple, difficilement arraché, pour aller, disait-il* 
plaider luî-méme la cause de la révolution auprès des sou- 
verains réunis au congrès de Troppau. On sait ce qui en 
arriva. L'armée napolitaine, commandée, à Entrodocco, 
par un général mandataire des carbonari, se dispersa au 
premier coup de canon, horsde portée, d'un faible corps 
autrichien, dans les vignes. Il n'y avait rien & en conclure 
contre la bravoure individuelle de ce peuple souvent hé- 
roïque quand une générmse passion l'anime ; mais les 
carbonari ne lui présentaient pour rois que des tribuns mi- 
litaires, et pour causes que des théories qu'il ne pouvait 
ni comprendre, ni aimer. Les sociétés eeorètes, excellentes 
pour soulever, sont incapables de combattre. La fumée du 
coup de canon d'Entrodocco 6t rentrer les carbonari dans 
l'ombre. Le général Foy, qui venait de prophétiser & la 
tribune de Paris que l'armée de ta Sainte-Alliance ne sor- 
tirait pas des défilés d'Entrodocco, retira sa prophétie. Le 
brave et téméraire général Pepe n'osa pas. reparaître à 



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U FIOK D'ALIZA. 

Naples; Use réfugia en Angleterre, puis en France. Il y 
réfléchit sur le danger d'être le général d'une société se- 
crète. C'était un bon soldai et un boonéte homme, inca- 
pable d'un crime, mais très-capable de rêver un rdie hé- 
roïque à la tête de bataillons qu'il trouvait évanouis en se 
retournant. Je lui restai toujours attaché de cœur jusqu'à 
sa mort. 



L'état de ma femme, avancée dans sa première gros- 
sesse, et la convenance de la soustraire, au moment de ses 
couches, au tumulte d'une ville en révolution, me firent 
partir pour Rome. J'y arrivai au moment où un détache- 
ment de l'eirmée autrichienne campait de l'autre c6té du 
Tibre, prêt à entrer dans la ville, si une révolution ana- 
logue à la révolution d'Espagne, de Naples et de Turin, 
venait & éclater, comme on l'annonçait à toute heure. 
L'ombre de ce détachement suffit pour arrêter les révolu- 
tionnaires carbonari de Rome et des États du Pape. Tout 
resta dans le calme habituel de cette capitale de la religion, 
de la science et des arts. La société était nombreuse, cos- 
mopolite, brillante. Le gouvernement du doux et pieux 
Pie Vit, souvent persécuté, jamais persécuteur, y était in- 
sensible et aimé. L'ami de ce Pape, le cardinal Consalvi, y 
régnait par, la séducUcm bienveillante de son caraclère. 



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CHAPITRE PREMIER. 23 

Rome, sous son gouveroemenl, ressemblait à une république 
oîi ch&cua peoae et dit ce qu'il veut, sans que personne 
inquiète ou tyrannise personne. C'était la ville hanséalique 
des consciences et des opinions. Aucun gouvernement ne 
pouvait ofTrir une liberté aussi complète, malgré tes vices 
inhérents à cette nature de gouvernement, composé d'une 
ioonarchie sans hérédité, d'une démocratie sans représen- 
tation, d'une aristocratie étrangère sans patriolisme, et 
d'un sacerdoce sans responsabilité. Mais tous ces vices 
théoriques disparaissaient dans la pratique par le carac- 
tère que Pie VU et Consalvî imprimaient à son régime. 
J'étais particulièrement recommandé au cardinal-ministre, 
que je voyais presque tous lea jours chez la célèbre du- 
chesse de Devonsbire, patronne de tous les hommes de 
lettres et de tous tes artistes romains. Veuve d'un des plus 
opulents ^seigneurs des trois royaumes, elle employait son 
immense fortune à faire fleurir l'Italie d'une seconde Re- 
naissance. Le cardinal Consalvi la visitait deux fois par 
jour, une fois dans la matinée pour les intérêts politiques 
de son gouvernement avec l'Angleterre, dont elle passait 
pour l'ambassadeur anonyme ; une fois dans la soirée, pour 
s'y délasser dans un petit cercle d'bommes d'esprit des 
soucis du ministère. 

Le chevalier de Médici, premier ministre du roi de 
Naples avant l'explosion des carbonari, réfugié momenta- 
Démeot & Rome par crainte de l'assassinat dont il avait été 
menacé, nous y charmait, tous les soirs, par l'agrément de 



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26 FlOa D'ALIZA. 

sa conversation napolitaine, la plus spirituelle et la plus 
voltairienne des conversations. L'abbé Galiani, le plus 
sensé et le plus amusant des économistes, ne causait pas 
avec plus d'originalité, contre l'honnête et pesant Turgot 
dans ses entretiens sur la liberté du commerce des blés. Il 
donnait le ton à Tauteur de Candide. J'ai toujours soup- 
çonné Voltaire d'avoir dans les veines du sang napolitain, 
et, en remontant. un peu loin, j'ai reconnu que je n'avais 
pastootà fait tort. Il y a des verves de race qu'on n'in- 
vente pas ; Médici était de la famille. 



Le vieux roi de Naples Ferdinand, quoiqu'il pass&t pour 
un lazzarone sur le trdne parmi les libéraux de Paris, avait 
lui-même autant de cet esprit napolitain, fin et railleur, 
que tout son royaume. Il revenait en ce moment du con- 
grès de Troppau avec la jolie duchesse de Floridia, sa fa- 
vorite, dont il avait fait sa femme, comme Louis XIV de 
madame de Maintenon. Mais c'était une Maintenon sici- 
lienne, avec le pédantisme de moins, la jeunesse etiabeauté 
de plus. Il écrivait à son fils, te régent de Naples, pour 
être communiquées au parlement, des dépêches pleines de 
l'éloge des chiens de chasse qu'il ramenait pour chasser le 
sanglier en Cakbre. 



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CHAPITRE PREMIER. 27 

Il s'arrêta quelques mois & Etome avant de rentrer dans 
son royaume, pour laisser aux Autrichiens et k son fils, son 
lieutenant général, l'odieux et les embarras de sa restau- 
' ration. Elle ne fut, du reste, que plaisante et non san- 
glante. Tout fut liquidé et soldé par quelques exils prompte- 
ment révoqués. Il y avait eu peu d'excès, il n'y eut pas de 
longue vengeance. Le Pape, selon Tusago, lui donna à 
dîner en grande cérémonie au Vatican le jeudi saint. Par 
une faveur tout inusitée, le cardinal Consaivi m'invita à 
cette table de pape, de rois et d'ambassadeurs. C'était 
contre l'étiquette, mais les rois passent par-dessus et les 
poètes par-dessous. 



Peu de jours après, j'eus un fils qui fut baptisé à Saînt- 
Pierre de Rome, et tenu sur les fonts de baptême par une 
belle Vénitienne, devenue une grande dame polonaise, la 
comtesse Oginska. Cet enfant, né sous les plus, heureux 
auspices, échappa comme ma fille, en mourant jeune, à sa 
triste destinée. L'un ne vit que mon aurore, et l'autre que 
mes jours de fétes. Je les pleurai sincèrement tous les 
deux, mais quand je me regarde maintenant, je suis tenté 
de ne pas tes plaindre. Les malheurs d'un père, obligé à 
travailler jusqu'à satiété pour vivre et pour faire vivre ceux 
qui se sont compromis pour lui et pour leur patrie, sont 



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28 PIOB D'ALIZA. 

un triste héritage k recueillir. Mieux vaut la paix du ciel, 
où nous nous retrouverons tous, consolés, les uns d'être 
morts, les autres d'avoir vécu! 



Les nouvelles circonstances politiques oîi se trouvait le 
royaume de Naples après le retour du roi oe permettant 
guère au ministère français d'y employer avec couvenance 
les mêmes agents qui avaient eu à traiter avec ta révolu- 
tion, je reçus un congé indéfini pour rentrer en France. 
J'en profitai au printemps, et je revins lentement k petites 
journées par cette belle route de Terni et de Nami, toute 
ondoyante de forêts et toute ruisselante de cascatelles, qui 
C(Aiduit en Étrurie, comme dans un jardin du monde 
planté, taillé et arrosé pour le peuple-roi. 

Nous nous arrêtâmes quelques jours h. Florence. Le 
prince de Carignan, devenu depuis le roi Charles-Albert, 
repentant de son apparente complicité dans la révolution 
militaire de Turin, était venu y cacher sa faute chez son 
beau-frère, le grand-duc de Toscane, dans une retraite du 
palais Pitti ; son écuyer, Sylvain de Costa, un de mes amis 
les plus intimes et les plus loyaux, me découvrit diuis mon 
hfttel, annonça à son prince mon arrivée, et revint de sa 
part me demander une entrevue secrète chez moi. 



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CHAPITRE PREMIER. 29 

Je ne le permis pas par respect pour ce jeune proscrit 
d'un trftne, et j'allai au palais Pitti lui présenter mes hom-* 
Dii^s et des espérances de réconciliation avec la cause des 
rois, qu'il ne tarda pas & aller servir en Espagne. Se dou- 
tait-il alors qu'il régnerait vingt ans en Piémont, sous la 
tutelle de l'Autriche et sous l'influence absolue des jésuites, 
et qu'il reprendrait, vingt ans après, tes ordres des carbo- 
nari, les armes contre l'Autriche, les conspirations contre 
te Pape, le patronage de la France révolutionnaire, et 
qu'il laisserait l'Italie conquise et tous les princes, ses col- 
lègues et ses parents, chassés par son fils de ces mêmes 
palais où lui-même avait reçu l'hospitalité de famille? 

Ce que l'esprit n'ose prévoir, les événements et les carac- 
tères l'amènent. L'inattendu est le nom des choses humai- 
nes. Nos neveux en verront bien d'autres avant que l'Italie 
en revienne h la seule unité honnête et forte qui lui con- 
vienne et qui convienne à la France : la confédération-ré- 
publique d'Ëtats. 



ie passai l'été d^s une belle vallée des Alpes, auprès de 
ma sœur, non loin de Chambéry. Ma femme, fière de son 
bel enfant, et trop frêle pour pouvoir le nourrir longtemps, 
fut remplacée par une paysanne de la Maurienne, à son 
premier lait, aa teint de rose, aux dents d'ivoire ; mais, 



zed.yGoog[e 



30 PIOR D'ALIZA. 

hélas ! l'enEeint dépérissait sur ce sein de neige : on n'a^ 

chète pas la vie, Dieu la donne et la retire. 



Je résolus de profiter de ce loisir diplomatique, en at- 
tendant une nouvelle destination, pour visiter l'Angleterre 
et pour faire connaissance avec la famille de ma femme. 
Ma belle-mère possédait, dans un des plus ricbes quartiers 
de Londres, une maison élégante et magnifiquement meu- 
blée, dans le voisinage de Hyde-Park. Nous nous y éta- 
blîtues pour quelques mois. Je trouvai dans la famille de 
ma femme un accueil plein de noblesse et de gr&ce, qui 
n'a pas cessé jusqu'à ce jour de me faire deux patries et 
deux centres d'affection. L'Angleterre, pays de la famille 
par excellence, est aussi le pays de l'adoption. Le cœur 
reconnaissant s'y partage entre tes sentiments innés et les 
sentiments acquis. 

Après avoir joui quelque teoaps de l'intimité de cette 
aimable partie de ma nouvelle famille, nous louâmes, au 
bord de la Tamise, & Ricbmond, une viUa recueillie et soli- 
taire, entre le parc et le fleuve, pour y passer l'été. Ces 
jours de Richmond, entre l'étude, les livres, le cheval, les 
promenades et quelques excursions dans les forêts et dans 
les ch&teaux royaux d'Angleterre, furent des plus heureux 



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CHAPITRE PREMIER. 31 

de DOtre existence. Un de mes plus intimes amis, le baron 
de Tignet, neveu des deux comtes de Maistre, venait d'être 
nommé secrétaire de l'ambassade de Sardaigne à Londres. 
11 venait souvent & Richmond passer avec moi des jours 
mélancoliques comme son caractère, à Torabre de ces ar- 
bres séculaires d'Angleterre, où nous nous enU-etenions de 
politique et de poésie, ses deux passions, comme elles 
étaient déj& les miennes. Il voyait tout en sombre et rappe- 
lait plus tes Nuits (T Young que la s^nité calme de sa 
patrie. Un autre ami très-lettré aussi, M. de Marcellus, 
était en même temps que nous à Londres, premier secré- 
taire de l'ambassade française, sous l'ambassadeur, notre 
plus grand poëte, M. de Chateaubriand. Je n'avais pas 
connu à Paris cet homme illustre autrement que par mon 
admiration à distance. Je lui fis ma visite de devoir en ar- 
rivant & Londres ; il oublia de me la rendre ; je n'insistai 
pas : ce ne fut qu'après mon séjour à. Ricbmond que, sur 
l'obsH'valion de M. de Marcellus, M. de Chateaubriand me 
fit une visite et m'envoya une invitation à un de ses dîners 
diplomatiques. Je m'y rendis par devoir plus que par em- 
pressement. Il fut froid et un peu guindé avec un jeune 
homme qui ne demandait qu'à l'adorer comme un être plus 
qu'humain. Je sortis centriste de sa table, et je ne cher- 
chai plus à le voir. 11 me parut un homme qui posait pour 
te grand homme incompris, qu'il ne fallait voir que de loin, 
en perspective. Le charme manquait à sa grandeur; le 
charme de la petitesse ou de la grandeur, c'est le naturel. 



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32 PIOR D'ALIZA. 

L'aiïectation gâte même le génie. Je Tai toujours admiré, 
surtout comme puissance politique; mais il m' éloigna tou- 
jours de lui, même quand il fut mon ministre et qu*un mot de 
lui pouvait me placer sans faveur à, un poste plus élevé dans 
ma carrière. N'aime pas qui veut; il ne m'a rendu bien plus 
que justice qu'après sa mort, dans ses Mémoires posthu- 
mes, où il me plaça comme poëte au rang de Virgile et de 
Racine, et comme homme politique plus haut que mon 
siècle ne m'a placé. J'ai souvent réfléchi par quelle bizar- 
rerie inexplicable ce grand juge m'avait témoigné tant de 
défaveur pendant qu'il vivait, en me réservant tant de par- 
tialité après sa mort. Je croid l'avoir deviné, mais je n'ose- 
rais jamais le dire. 



Un autre homme d'élite, que son indulgence tendre pour 
moi me permettait d'appeler mon ami, le duc Mathieu de 
Montmorency, devint ministre des afiaires étrangères dans 
les péripéties publiques qui précédèrent le congrès de 
Vérone. Il n'attendit pas ma demande pour me nommer à 
Florence auprès du marquis de La MaisonforI, et destiné à 
le remplacer en chef aussitôt que les convenances permet- 
traient de rappeler ce ministre. 

Je revins à Paris avant de me rendre en Toscane. Le 
(narquis de La MaisoDfort avait le genre d'esprit de Riva- 



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CHAPITRE PHEMIER. 33 

ro!; c'était un émigré comme Rivarol : il avait aut.iiit d'es- 
prit, et du meilleur, qu'il smt possible d'en concentrer dans 
une lêle humaine, même au pays de Voltaire et du cheva- 
lier de Grammont. Il avait tiré un parti très-habile du 
malheur de la monarchie et de la fréquentation des princes 
pendant leur exil. Les disgrâces mêmes du sort sont gra- 
cieuses aux hommes de cette nature, ils ne prennent rien 
trop au sérieux dans la vie. Il y a toujours de la ressource 
dans l'esprit souple et flexible d'un courtisan de rois tom- 
bés. Il s'était voué de bonne heure à ce rôle de l'espérance 
et de l'activité dans les causes en apparence perdues; il 
avait conspiré avec les flatteurs de la haute émigration en 
Suisse, en Russie, en Angleterre; il s'était lié avec M. de 
Blacas, homme plus sérieux, mais moins aimable que lui ; 
Louis XVIIl l'aimait pour sa légèreté, il tenait tête à ce 
monarque en matière classique et épigrammatique ; il avait 
écrit en 1814 des brochures royalistes qui lui avait fait un 
nom d'homme d'État de demi-jour, h. l'époque où une bro- 
chure paraissait un événement ; il n'était point un ennemi 
des transactions avec la révolution pacifiée; il savait se 
proportionner aux choses et aux hommes; il n'avait aucun 
préjugé, grande avance pour faire sa place et sa fortune ; 
mais il la mangeait à mesure qu'il la faisait. Le roi avait 
fini par le nommer ministre en Toscane. Il n'y jouissait pas 
d'une considération très-sérieuse, mais d'une réputation 
d'esprit très-mérilée. Les émigrés, ses contemporains, très- 
légers au commencement, étaient devenus moroses et pé- 



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34 FlOn D'ALIZA. 

dantesques en vioillissant; ils reprochaient à M. de La 
Maisonforl d'êlrc resté jeune malgré Ecs années. On le des- 
servait à Paris ; il voulait y rentrer malgré eux pour se dé- 
fendre et pour obtenir du roi un poste plus lucratif. En 
attendant, il n'avait plus qu'a pou près un an h passer dans 
l'Italie centrale pour me laisser, à titre de chargé d'affaires 
de France, ses trois I-^galions, Florence, Parme, Modène 
et Lncqua«, à diriger. 



Incppable de basse jalousie et très-capable d'amitié pour 
un jeune homme dont la renommée naissante le flatlailsous 
le rapport littéraire, poète lui-même, et poêle trfcs-agréable 
{la louchante et naïve romance gauloise de Gnselidis est 
de lui), il m'accueillit moins en subordonné qu'en ami plus 
jeune et en élève tout à la fois politique et poétique ; il me 
présenta comme son second et comme son successeur aux 
principales cours auprès desquelles il était accrédité. 

Celle de Florence, qui était notre principale résidence, 
se composait d'abord du grand-duc de Toscane, jeune en- 
core d'années, mais d'une maturité précoce et studieuse qui 
annonçait un digne héritier du trône et du libéralisme phi- 
losophique de Léopold. 

Léopotd, quoique frère de l'empereur d'Autriche, et em- 
pereur ensuite lui-même, avait inoculé le goût et l'habitude 



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CHAPITRE PREMIER. 35 

des gouvernements libres à l'Italie ; il y avait été le pré- 
curseur de la révolution et de la tolérance administrative 
et religieuse descendues du trfine sur lei sujets. Le jeune 
souverain actuel continuait son oncle. Ses deux ministres, 
le vieux Fossombroni et le prince Corsini, avaient conservé 
les traditions de mansuétude, d'économie et de gouverne- 
ment par le peuple lui-même, de leur maître Léopold. La 
peine de mort, supprimée par ce prince, n'avait été réta- 
blie que pour la forme par l'administration française sous 
Napoléon ; l'échafaud ne s'était jamais relevé sous le ré- 
gime grand-ducal ; la Toscane était l'oasis de l'Europe. 

Comment une dynastie qui n'était qu'une première fa- 
mille libre dans un pays libre, dont le gouvernement ser- 
vait de modèle et d'émulation au monde, comment une 
dynastie plus que constitutionnelle, qui était à elle seule la 
constitution et la nationalité dans la terre des Léopold et 
desMédicis, a-t-elle été perfidement envahie et honteuse- 
ment chassée de cette oasis, créée par elle, et chassée par 
les Piémontais du palais Pitti, où le roi Charles-Albert, ce 
roi d'ambition à tout prix, avait cherché et trouvé un asite 
chez ceux-là mêmes qu'il persécutait en reconnaissance de 
leurs bienfaits? On parle de l'ingratitude des[>cuples, mais 
de celle des rois, qu'en dites- vous ? 



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Flou D'ALIZA. 



Deux princesses charmantes, sœurs Vane de l'autre et 
presque du même âge, embellissaient celte cour et don- 
naient de la grâce h ses vertus. 

L'une était la jeune veuve du précédent grand-duc, mort 
récemment; Tautre était la grande-duchesse régnante, qui 
partageait avec sa sœur les honneurs de ce trftne à deux. 
Princesses de Saxe et sœurs, elles avaient apporté de ce pays 
lettré, dans cette terre des beaux-arts, l'instruction et le 
goût de tout ce qui est l'idéal des grands esprits et des 
cœurs enthousiastes. Elles me reçurent comme Ëléonore 
d'Esté et même comme cette Lucrezia Borgia, tant et si 
odieusement calomniée, recevaient jadis l'Arioste et le 
Tasse dans ces cours de Ferrare et de Mantoue, qui n'é- 
taient que des académies de tous les grands artistes de 
l'espriL 

Le grand-duc me témoigna une considération précoce et 
imméritée, qui ne tarda pas è. se changer, sous les rapports 
politiques, en véritable amitié. La crainte de contrister le 
marquis de La Maisonfort, qui ne jouissait pas auprès de 
lui de la même prédilection, lui fit voiler discrètement, & lui, 
ses bontés pour moi, et moi, ma respectueuse aiïection pour 
lui. J'en jouissais à ta dérobée, te matin, dans sa biblio- 



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CHAPITRE PREMIER. 37 

Ihèque du palais Pitti, où je me rendais mystérieusement, 
et oîi il venait me joindre aussitôt qu'il était averti de ma 
présence, par son bibliothécaire, pour m'emmener dans 
son appartement. Là, j'avais Thonneur d'avoir avec le 
prince des entretiens confidentiels sur la politique, qui m'ont 
laissé, pour ses principes et pour ses vertus, une éternelle 
admiration. Heureux les peuples qui ont leur sort dans des 
mains si pures et si douces ! Matbeur aux peuples qui ne 
savent pas les apprécier et qui préfèrent s'asservir à des 
rois chevelus de caserne, au lieu de chérir des princes 
philosophes qui ne leur demandent que d'être heureux ! 

La grande-duchesse, sa femme, sortait quelquefois de 
son appartement contigu, un de ses enfants dans les bras, 
pour venir, comme une simple mère de famille, s'asseoir 
gracieusement h ces entreliens. J'en sortais pénétré d'une 
vérilable estime pour le prince, d'une vénération enthou- 
siaste pour ta princesse. Le bruit de celte faveur secrète du 
grand-duc, dont j'étais honoré, ne tarda pas k se répandre 
malgré nos précautions. On crut que j'aspirais h. changer 
de patrie et h devenir ministre favori du grand-duc, au 
lieu de simple chargé d'affaires de France dans une cour 
d'Italie. Le parti autrichien affecta de s'en alarmer ; il n'en 
était rien, je n'avais, à cette époque, ni mérité, ni subi les 
rigueurs de ma patrie, et je n'aurais eu aucune excuse de 
chercher & changer de foyer et de devoir. 

Mon penchant pour la Toscane et pour les jeunes souve- 
rains était entièrement désintéressé. Je n'aimais rieo d'eux 



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38 FIOR D'ALIZA. 

qu'eux-ménies. Si ce prince, maintenant méconnu et exilé, 
lit par hasard ces lignes, il y retrouvera, après tant d'an- 
nées et de vicissitudes, les mêmes sentiments de respect et 
d'estime. J'ai été assez heureux et assez prudent, en 1848, 
pour lui en donner des preuves muettes, en résistant aux 
instauces de Charles-Albert et en opposant à ses empiéte- 
ments contre tes princes, ses anciens hôtes, ses parents et 
ses alliés, l'inflexible refus de la loyauté de la République 
française. Notre devoir, selon moi, n'était pas de fomenter 
en Italie l'agrandissement, diminutif pour la France, de 
ta maison de Savoie, mais de favoriser une confédération 
italienne qui conriitu&t la péninsule en États solidaires 
contre l'Autriche et reliés à la France par l'étemel intérêt 
d'une indépendance commune. 



J'attendais mon ami, le comte Ayniona de Yirieu, qui, 
déjà souffrant, venait avec sa famille chercher un climat 
plus salutaire en Toscane. Je m'étais logé moi-même, et je 
lui avais proposé un appartement dans une maison isolée 
et poétique, à l'extrémité de la rue di Borgo ogrù Santi, 
entourée, au prenûer étage, d'un jardin en terrasse planté 
de magnifiques caroubiers, et dominant un parc ii 
qu'on appelait la villa Toiregiani. 



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CHAPITRE PREMIER. 39 

Cette \iUa n'avait pour tout édifice qu'une tour monu- 
mentale élevée à une hauteur pyramidale au-dessus des 
sapins les plus sylvestres et les plus sombre?. La destination 
romanesque et pieuse de ce monument extraordinaire et 
mystérieux ajoutait à cette vue un intérêt qui sacrait pour 
ainsi dire le bois et la pierre. Ou disait que le marquis 
Torregiaiii, très-bel homme, au visage toscan voilé par une 
empreinte de tristesse, y venait tous les jours. 

Je le voyais souvent entrer seul dans son jardin, fermé 
aux curieux ; j'étais à portée de contempler ce pèlerinage 
d'amour et de douleur dont on chuchotait tout bas le motif. 
L'amour en Italie, comme on peut le voir par la Béatrice 
de Dante et par la Diureûss Pétrarque, est le plus avoué et 
en mémo temps le plus sérieux des sentiments de l'homme. 
La femme elle-mâme, souvent si légère ailleurs, y est dé- 
pourvue de toute coquetterie, ce vain masque d'amour, et 
de toute inconstance, cette satiété du cœur qui se lasse 
avant la mort des attachements conçus avec réflexion. Les 
liaisons sont des serments tacites que la morale peut dés- 
approuver, mais que l'usage excuse et que la fidélité jus- 
tifie. Le marquis Torregîani avait conçu et culiivé dès sa 
jeunesse une paswon de cette nature ^/raryi/f^s^pour une 
jeune et ravissante femme de race hébraïque, mariée à un 
banquier florentin. Cette passion était réciproque et ne por- 
tait aucun ombrage au mari. Ui cavalier servant et l'époux, 
selon l'ufage aussi du pays, s'entendaient pour adorer, l'un 
d'un culte conjugal, l'autre d'un culte de pure assiduité. 



zed.yGOOgle 



40 FlOft DALIZA. 

ridule commune d'attachements diCfcrents, mais aussi ar- 
dents l'un que l'autre. Le jeune et charmant objet de ce 
duuble culte fut enlevé dans sa première fleur à son époux 
et à son adorateur. Mais la mort même ne put séparer les 
pensées. La diiïérence du culte interdit au marquis de 
Torregiani d'élever, à. celle qui avait disparu de ses yeux, 
un monument dans le cimetière juif où il pût aller pleurer 
sui; sa cendre. Il s'itnngina, dans sa douleur, et inspiré par 
d'étranges imaginations, de se rapprocher au moins par le 
regard de la place oii elle à'élail évanouie de la terre. Il bâtit 
cette tour assise par assise, et l'éleva jusqu'à une telle hau- 
teur, qu'elle dominait tous les palais et tous les clochers de 
h ville qui pouvaient s'interposer à la vue entre le cimetière 
juif et la villa Torregiani ; en sorte qu'en montant au som- 
met de sa tour, il pût, à chaque retour du jour, contempler 
h place de ce campo sanlo juif, où son idole avait dépouillé 
sa forme terrestre pour habiter l'éternelle et pure demeure 
dans son souvenir et dans le ciel ! 

Il y passait chaque jour des heures de recueillement et 
de larmi-s, dont cette plate forme funèbre avait seule le 
secret. Un sonnet de Pétrarque coatenait-il plus de larmes 
que ce marbre colossal élevé dans les cieux pour entrevoir 
un souvenir ? 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE PREMIER. 



Je ne tardai pas à porter mes respects à une majesté dé- 
couronnée que j'avais visitée h. mon premier voyage. Le 
souvenir de eon second époux, te poêle A//îm, l'illustrait 
davantage encore que le premier, à mes yeux. C'était la 
comtesse d'Albani, reine légataire de l'Angleterre par son 
mariage avec le dernier des Stuarls. La comtesse d'Al- 
bani, belle autrefois, et toujours aimable, était une fille 
de la grande maison f1amand« des Stolberg, sœur de ces 
frères Stolberg, célèbres dans la philosophie et dans la 
littérature allemande du dernier siècle. Le cardinal d'York, 
frère du Prétendant, autrefois héroïque, Charles-Edouard, 
et réfugié à Rome, avait fait venir la jeune comtesse en 
Italie pour lui faire épouser son frère déjà âgé et déchu de 
son caractère par un vice excusable dans un héros décou- 
ragé : l'ivresse, mère de l'oubli. Le prince avait été séduit 
par la jeunesse, la beauté et les grâces intellectuelles de sa 
compagne ; il l'avait aimée, mais il n'avait pu conserver 
son estime, encore moins son amour. Le poète aristocrate 
piémonlais Alfîeri, présenté à Florence à la cour du prince, 
n*avait pas tardé à plaindre la jeune victime d'un époux 
suranné, et k ambitionner le rôle de favori et de consola- 
teur d'une reine. 11 était parvenu sans peine b. tourner, en 



zed.yGOOg[e 



42 FIOR D'ALIZA. 

faxeur de la comtesse d'Albani , la faveur passionnée de 
l'opinion de la société en Toscane. La religion elle-même 
avait servi de manteau à l'amour. 

Un soir que les deux époux devaient aller ensemble au 
théâtre, le prince était parti le premier et se croyait suivi 
dans une seconde voiture par sa femme, retardée sous un 
spécieux prétexte ; mais il l'attendit en vain dans sa loge ; 
il l'avait vue pour la dernière fois ; un couvent inviolable 
avait reçu la comtesse et l'avait soustraite aux droits et aux 
recherches de son royal époux. 

Peu de temps après, AIfleri, voyageant seul, suivi de 
ses quatorze chevaux anglais, sur la route de Sienne, s'a- 
cheminait mélancoliquement vent Rome, où la comtesse 
d'Albani se rendait de son côté par une autre route, allant 
chercher dans un couvent la protection de son beau-frère, 
le cardinal d'York. 

Le cardinal s« déclara le protecteur de sa belle-sœur 
auprès du Pape. Après quelques mois de séquestration 
dans le monastère de Rome, la séparation civile et reli- 
gieuse fut prononcée, et la comtesse, libre de ses engage- 
ments, se rendit à Paris et dans d'autres capitales, où elle 
fut suivie par son poète. Après la mort de son mari^roi, 
qui ne tarda pas à succomber h ses excès et b. son triste 
isolement, un mariage secret, dont on n'a eu néanmoins 
aucune preuve légale (parce que cette preuve aurait privé la 
royale comtesse de la pension que lui faisait l'Angleterre), 
unit les deux amants. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 



Ils vécurent quelques années à Paris, au commence- 
ment de la Révotulion française, jusqu'aux approches de 
17d3, dans une retraite qui ne put les dérober à la persé- 
cution commençante. Comment la Révolution, qui décapi- 
tait une reine, fille d'empereur, à cdté de son double trSne, 
avait-elte respecté une reine découronnéo et fugitive ? Le 
poëte tragique piémontais, qui avait été jusque-là le plus 
ardent et le plus inflexible des démocrates, à condition que 
la démocratie ne touch&t ni aux privilèges de la noblesse 
piémontaise, ni aux prétentions littéraires de son pâle gé- 
nie, s'indigne conire la double profanation des républi- 
cains français. Toute sa colère d'imagination contre la 
tyrannie des rois de Turin se changea en rage contre l'au- 
dace des peuples démocraiisés par la France ; il assouvit 
sa haine & huis clos, par le Misa Gallo, recueil d'invec- 
tives mal riméeset d'épigrammessans dard, contre le pays, 
les hommes, les principes qu'il avait exaltés jusque-là. Il 
fit imprimer en même temps, chez Didot, les quatorze tra- 
gédies mort-nées qu'il s'était imposé la t&clie d'écrire 
comme des exercices d'écolier classique, plus que comme 
des effusions de sa nature, et il alla se coDfiner, avec sa 
gloire inédite en poche, dans sa retraite de Florence. 



zed.yGOOg[e 



44 FIOR D'ALIZA. 

Les Italiens, qui ne possédaient aucun poète dramati- 
que, prétendirent en avoir trouvé un dans Alfieri, comme 
lui-mâme prétendit leur en donner un sans originalité et 
sans verve. On le prit au mot de ses prétentions, non-seu- 
lement en Italie, mais en France, où on le jugea sur parole. 
Il passa grand homme avant quarante ans, et s'ensevelit 
dans une gloire morose, au fond d'une élégante maison, 
sur le quai de l'Arno, qu'habitait avec lui ta comtesse 
d'Albani. 

Moi aussi je fus, pendant mes premières années poéti- 
ques, infatué siir parole du mérite de ce grand homme 
d'intention. J'achetai ses œuvres en douze volumes, et je 
voyageai par tous pays muni de ce viatique ; je fus long- 
temps avant de découvrir que le vide était plus sonore que 
le plein, et que la froide déclamation n'était pas de la poé- 
sie, encore moins du drame. Possédé alors, comme tous 
les jeunes gens, et sentant, comme les jeunes Italiens 
avec lesquels j'avais été élevé, la forte haine de la tyran- 
nie, j'adorais ce parodistc de Sénèquc le Tragique, et je 
me croyais d'autant plus initié à lavertu civique que j'avais 
plus d'enthousiasme pour lui. Ce oe fut que plus tard que 
je me rendis connpte de cette fausse grandeur guindée sur 
des cchasses, et de celte fausse poésie qui déclame et qui 
ne sent rien. Cette ti-agédie de parade ressemble à Sbak- 
speare, comme l'éloquence de club à l'éloquence de Gicé- 
ron ou de ÎUirabeau. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 



La vi^ritable maladie dont Alfien mourut k quarante ans 
était l'ennui qu'il éprouvait lui-même de ses propres 
œuvres ; aussi se réfugiait-il dans l'étude du grec et dans 
des poésies syatématiquea, épigrammatiques, civiques, dé- 
mocratiques, aristocratiques, qui fatiguaient l'esprit sans 
nourrir le cœur. Ses Mémoires seuls, cet étrange et amou- 
reux monument de son amour pour la comtesse d'Albani, 
méritent d'être recueillis et de survivre. Il y a dans ces 
Mémoires autant d'originalité que de grandeur et de pas- 
sion ; là, son caractère savait véritablement participer de la 
majesté de sa royale idole. 

Il mourut chez la comtesse d'Albani, qui fit élever par 
Canova, dans l'église de Santa Croce, un magnifique mo- 
nument avec la statue colossale de l'Italie pleurant son 
poète. Ce monument est comme l'homme, plus déclama- 
toire qu'éloquent; c'est le mausolée académique d'une 
poésie de convention. Le grand peintre français Fabre, de 
Hontpelllier, ami de la comtesse d'Albani, fut son conso- 
lateur, et. Ton croit, son troisième mari. C'était un Pous- 
sin moderne tout à fait italianisé par son talent et par sou 
culte pour Raphaël, dont il recherchait les moindres ves- 



zed.yGOOgle 



46 FIOR D'ALIZA. 

tiges, et dont il ii^gua, à sa mort, les reliques retrouvées 

au musée de sa ville natale, Montpellier. 



Les lettres de la comtesse de Virieu, veuve du membre 
de l'Assemblée nationale, intimement liée avec la comtesse 
d'Albani, m'avaient accrédité chez elle. Sa maison, mo- 
deste, élégante, lettrée, était le sanctuaire quotidien des 
personnages les plus distingués de Florence, Athènes alors 
de rjtalie. Le comte Gino Capponi, héritier du grand nom 
et de la grande influence de ses ancôtres, avec qui j'étus 
lié d'ancienne date à Paris, y venait tous les jours. C'était 
et c'est encore le génie de la Toscane historique ressuscité; 
il désirait la liberté et l'indépendance de sa patrie, restau- 
rée sous ses souverains libéralisés, mais nullement la des- 
truction du nom de la Toscane et l'usurpation de la maison 
de Savoie sous les Pïémontais, considérés alors comme de 
bons soldats des fronliferes, et nullement comme des maîtres 
dignes de l'Italie régénérée. Le comte Gino Capponi, porté 
au ministère par tes premiers (lots de la révolution ita- 
lienne, y agit dans ce sens patriotique et émancipateur de 
l'étranger, jusqu'au moment où la fausse idée d'une unité 
absorbante détruisit, sous le carbonarisme des radicaux, 
tes vraies nationalités historiques dont l'Italie se compose, 



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CHAPITRE PREMIER. 47 

pour saper Thistoire soue la. chimère et pour agir par la 
violence, à contre-eens.de la nature, en délournant les 
peuples et les princes d'une puissante et naturelle confédé- 
ration italienne. 

Le comte Capponi rentra alors dans la retraits en faisant 
des voeux pour l'Italie sous toutes ses formes. Une cécité 
précoce condamna à l'inaclion de ce grand et généreux 
citoyen, que l'estime et la reconnaissance de sa patrie ac- 
compagnent jusque dans mt invalides du patriotisme. 
Puissent ces lignes lui apprendre que l'amitié survit au delà 
du bonheur et de la popularité pour les hommes dignes 
d'vtre aimés à tous les âgesl 



l.a comtesse d'Albani m'accueillit avec une gracieuse 
bonté dans ce cercle étroit des nationaux et des étran- 
gers qui venaient honorer dans sa personne moins la reine 
d'un empire évanoui que la souveraine légitime de la 
grâce et de l'asprit dans la conversotion. On ne pouvait 
s'empêcher de chercher encore sur sa figure douce, fine, 
intelligenle et passionnée, les traces de la beauté qui 
l'avait fait adorer dans un autre âge. On ne les y retrou- 
vait que dans la physionomie, cette immobilité du visage. 
La nature flamande de sa carnation rappelait les portraits 



zed.yGOOg[e 



18 FIOR D'ALIZA. 

de Rubensplus que ceux des belles Italiennes du moyen 
&ge ; son corps s'était alourdi par la chair ; ses joue^', 
encore fraîches, donnaient trop de largeur à sa figure; 
mais réclat tempéré de ses beaux yeux lleus et le sourire 
fn^s-aF^cctueux de ses lèvres faisaient souvenir de l'attrait 
qu'ils devaient avoir à quinze ans. On ne s'étonnatt pas 
qu'elle eût été aimée pour ses charmes avant de l'être pour 
ses aventures et pour ses iiifortunes; c'était de la poésie 
encore, mais de la poésie survivant aux années, qui la sur- 
chargeaient de leur embonpoint sans l'effacer, parce qu'elle 
est de l'àme et non de la chair. Le feu doux de la passion 
mal éleinte illumine encore les traits où elle a resplendi. 
Le reflet de l'amour est l'illumination du visage jusque 
dans l'ombre des années. 



Ma renommée de poète h peine éclos, ma qualité de 
diplomate français, l'accueil dont j'étais l'objet & la cour 
du souverain, monbonheur intérieur, la présence de mes 
meilleurs amis, le loisir réservé à la poésie de ma vie 
comme & celle de mes pensées, ma reconnaissance pour 
tous ces dons de la Providence et mon penchant à la con- 
templation pieuse qui s'est toujours accru en moi dans les 
moments heureux de mon existence, comme les parfums de 



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CHAPITRE PREMIER. 49 

1& terre qui s'élèvent mieux sous les rayons du soleil que 
sous les frimas des mauvais climats, semblaiwit me pro- 
mettre une félidté ealme dont je remerciais ma destinée , 
lorsqu'on événement étrange et inattendu vint changer da 
jour au lendemain cet i^réable état de mon âme en une 
sorte de proscription sociale qui se déclara soudainement 
contre moi, et qui me fit craindre un moment de voir ma 
carrière diplomatique coupée et abrégée au moins en 
Italie, ce pays du monde dont j'aimais le plus à me Taire 
une patrie d'adoption. 

Voici cette bizarre et malheureuse péripétie de mon 
bonheur. 



Peu de temps avant mon départ de France pour mon 
poste à Florence, le plus grand, selon moi, de tous les 
poêles modernes, était mort en Grèce, tout jeune encore 
et dans le seul acte généreux, désintéressé, héroïque, qu'il 
eût tenté jusque-là pour racheta par la vertu les excentri- 
cités et les juvénilités peu sensées et peu louables de sa 
vie. Je veux parler de lord Byron, ce proscrit volontaire de 
sa famille et de sa patrie, qui avut eu le courage , comme 
le Renaud du Tasse, de quitter mieux qu'Armide, pour 
Toler aux secours d'une ombre de peuple par amour pour 
rhumanité et pour ce que nous ^pelions alors ta gloire. 

aUTB. COXHL. — ILI. 4 



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SO PIOR D'ALIZA. 

A Bon arrivée à Missolonghi avec de l'or et des a 
le ciel lui avait refmé l'occasion d'illustrer deux fois bod 
Dom de poète en y ajoutant le nom de héros* d'homme 
d'Ëtat et de libérateur de la Grèce. S'il vivait aujourd'hui, 
la Grèce, selon toute probabilité, ne chercherait pas 
d'autre roL 

Lord ByroQ avait commencé sa réputation immortelle 
par ta publication d'un poëme en quatre chants, ou ptutdt 
d'une grande excentricité poétique, aussi originale et aussi 
vagabonde que son imagination, intitulée le Pèlerinage de 
Child Harold. C'était comme un lai de sirvenies, comme 
ime légende du moyen &ge, dont les seuls événements 
étaient ses impressions et ses amours, ses songes dans les 
difTérentes terres et dans les différentes mers qu'il avait 
parcourues. 

Ce poème avait allumé Timi^nation de son temps k 
proportion du plus ou moins d'élément combustible que ces 
imaginations portaient en elles-mêmes. La mienne en avait 
été incendiée, et c'est une de ces impressions que l'^e, 
les vicissitudes prosaïques de l'existence n'ont pas affaiblies 
en moi. Les morsures du charbon sacré ne se cicatrisent 
pas dans le cœur des poètes. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 



La mort de lord Byron fut un deuil profond pour moi- 
même. Je tne souviens encore de la matinée, à M&con, oh 
ma mère, qui connaissait ma passion pour ce Tasse et 
pour ce Pétrarque des Anglais dans un seul homme, crai- 
gnant l'effet soudain et inattendu que ferait sur moi cette 
mort d'un inconnu, entr'ouvrit mes rideaux d'un main 
prévoyante et m'annonça avec précaution la catastrophe 
do poëte, comme elle m'aurait annoncé une perte de 
famille. Elle portait sur sa physionomie Tempreinte de la 
douleur qu'elle pressentait dans mon cœur. Mon deuil en 
efTet, à moi, fut immense' et ne se consola jamais de cette 
étoile éteinte dans le ciel de la poésie de notre siècle. Il 
avait beau avoir écrit cette parodie de l'amour intitulée 
Bon Juan. C'était une débauche de colère et de cynisme 
contre lui-même, un reniement de saint Pierre que le Weu 
déplore et pardonne. Sa [toésic est étemelle, parce qu'elle 
pleure mieux qu'elle ne fait semblant de rire. Sa note sen- 
able s'empare de l'âme comme un furrmonica cél^te. Les 
nerfs en souffrent, mais le cœur en saigne, et les gouttes 
de sang qui en découlent sont les délices des cœurs sen- 
fflbles. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Vivement frappé de cette perte, l'idée me vint, idée en 
général malheureuse, de payer un tribut de deuil et de 
gloire à ce roi des poêles contemporains, en continuant ce 
poëinc sous le titre de Cinquième chant de CMld Harold. 
Je l'écrivis tout d'une haleine, trop vite, comme tout ce 
que j'ai écrit ou fait dans cette improviaon perpétuelle 
qu'on appelle ma vie, excepté quand l'événement qui 
presse ne laisse pas le temps de délibérer, et où le meil- 
leur conseil, c'est l'inspiration. 

Je supposai que lord Byron vivait encore, et que le génie 
qui lui avait inspiré les quatre premiers chuits de son 
poème inspirait à son génie le récit de sa propre mort. 
Mécontent de la somnolence de l'Italie, le poëte, en la 
quittant, lui adressait des adieux pleins d'amers reproches. 
Mais, dans mon plan, ces adieux n'étaient pas dans ma 
bouche, ils étaient dans la sienne, et parfaitement con- 
formes aux sentiments exagérés qu'il avait maintes fois 
exprimés lui-même en vers et en prose, sentiments des ra> 
dicaux ou des carbonari étrangers, avec lesquels il était en 
.relation pendant qu'il habitait Venise, les bords du F6 ou 
les rives de l*Amo. 

Voici ces vers : 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE PREMIEB. 



Où va-t-il?... Il gouverne au berceau du soleil 
Hais pourquoi sur son bord ce terrible appareil 
Va-t-il, le cœur brùtaut d'une foi magnanime, 
Conquérir une tombe au désert de Solyme; 
Ou. pèlerin armé, son bourdon à la mata. 
Laver ses pieds souillés dans les flots du Jourdain? 
Non : du sceptique Harold le doute et la doctrine. 
Le croissant ni la croix ne couvrent sa poitrine ; 
Jupiter, Mahomet, béros, grands hommes, dieux, 
(0 Christ, pardonne-lui I) ne sont rien à ses yeux 
Qu'un fantôme impuissant que l'erreur fait éclore. 
Rêves pins ou moins purs qu'un vida délire adore. 
Et dont par ses clartés la superbe oraison, 
Siècle après siècle, enRn délivre l'horizon. 
Jamais, d'aocun autel ne baisant la poussière, 
Sa bouche ne murmure une courte prière ; 
Jamais, touchant du pied le parvis d'un saint lieu, 
Sous aucun nom mortel îl n'invoqua son Dieu I 
Le dieu qu'adore Harold est cet agent suprême, 
Ce pan mystérieux, insoluble problème, 
Grand, borné, bon, mauvais, que ce vaste univers 
Révèle à ses regards sons mille aspects divers : 
Être sans attributs, force sans providence. 
Exerçant au hasard une aveogle poiasaoce ; 
Vrai Satome, enfontant, dévorant tonr à tour; 
Faisant le mal sans haine et le bien sans amour ; 
N'ayant ponr tont dessein qu'un étemel caprice ; 
Ne eommandant ni foi, ni loi, ni sacrifice; 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 

LiTrant le faible au fort et le juste an trépas. 

Et dont la raison dit : ((Eet-il7 ou a'eet-il pa«T ■ 

Ses compagnons épars, groupés sur le navire, 

Ne parlent point entre eux de fol ni de martyre, 

Ni des prodiges saints par la crois opéréa, 

Ni des péchés remis dans les lieux coasacrés, 

D'un plus fier évangile apdtres plus farouclies, 

Des mots retentisesnts résonnent sur leurs boncbee : 

Gloire, honneur, liberté, grandeur, droits des bumains. 

Mort anx tyrans sacrés égorgés par leurs mains, 

Mépris des préjugés sous qui rampe la terre, 

Secours anx opprimés, vengeance, et surtout guerre ; 

Ils vont, suivant partout l'errante Liberté, 

Répondre en Orient au cri qu'elle a jetë ; 

Briser les fers usés qne la Grèce assoupie 

Agite, en s'éveillant, sur une race impie ; 

Et voir dans ses sillons, inondés de leur sang, 

Sortir d'un peuple mort nn peuple renaissant. 

Déjà, dorant les mâts, le rayon de l'anrore 

Se joue avec les flots que sa pourpre colore ; 

La vagne, qui s'éveille au souffle frais du jour, 

En sillons ëcumeux se creuse tour k tour ; 

Et le Tusseau, serrant la voile mieux remplie. 

Vole, et rase de près la cdte d'Italie. 

Harold s'éveille ; il voit grandir dans le lointain 

Les contours azurés de l'borizoo romain; 

Il voit sortir grondant, du lit fangeux du Tibre, 

Un Ilot qui semble enfin boilillonner d'être libre. 

Et Socrate, dressant son sommet dans les airs. 

Seul se montrer debout où tomtu l'univers. 

Plus loin, sur les confins de cette antique Europe 

Dans cet Éden du monde où languit Partbénope, 

Gomme un phare étemel sur les mers allumé, 

Son regard voit fumur le Vésuve enflammé : 

Semblable au feu lointain d'un mourant incendie, 

Sa llamme, dans le jour un moment assoupie. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 

Lance, au retour des nuils, des gerbee de clartés; 
La mer rougit des feux dans son sein reflétés; 
Et les vents agitant ce panache sublime. 
Comme on pilier en feu d'un temple qui s'abtme, 
Font pencher enr Pœstum, jusqu'à l'aabe des jours, 
La colonne de feu, qui s'écroule toujours. 
A la sombre laeor de cet immense phare, 
Harold longe les bords oili frémit le Ténare ; 
Où l'Elysée antique, en un désert changé, 
Étalant les débris de son sol ravagé, 
Du céleste séjour dont il ofiTmit l'image 
Semble avoir conservé les astres sans nuage. 
Mais là, près de la tombe on le grand cygne dort, 
Le vaisseau, tout à coup, tourne sa poupe au bord. 
Fuyant de vague en vague, Harold, avec Iristesse, 
Toit sous les flots brillants la rive qui s'abaisse ; 
BîentAt son œil confond l'océan et les cieuz ; 
Kt ces bords immortels, disparus h ses yeux, 
Semblant s'évanouir en de vagues nuages, 
Comme un nom qui se perd dans le lointain des âges. 



« Italie 1 Italie I adieu, bords que j'aimais ! 

Mes yeux désenchantés te perdent pour jamais [ 

terre du passé, que faire en tes collines? 

Onaod on a mesuré tes arcs et tes ruines, 

Et fouillé quelques noms dans l'urne de la mort, 

On se retourne en vain vers les vivants : tout dort. 

Tout, jusqu'aux souvenirs de ton antique histoire, 

Qui te feraient du moins rougir devant ta gloirel 

Tout dort, et cependant l'univers est debout 1 

Par le siècle emporté tout marche, ailleurs, partout t 

Le Scylhe et le Breton, de leurs climats sauvages 

Par le bruit de ton nom gnidés vers tes rivf^^. 

Jetant sur tes cités un regard de mépris, 

Ne t'aperçoivent pins dans tes propres débris. 



zed.yGOOgl( 



FIOR D'ALIZA. 

Et, mesurant de l'œil tes arches colossalee, 

Tes temples, tes palais, tes portes triomphales. 

Arec uD rire amer demandent vainement 

Pour qui l'immensité d'un pareil monument. 

Si l'un attend qu'ici quelque antre César passe. 

Ou si l'ombre d'un peuple occnpe tant d'espace? 

Et ta sooffres sans honte un affront si tanglantl 

Qne dis-jfl? ta souris au barbnre insolenl; 

Tu lui vends les rayons de ton astre qu'il aime ; 

Avec un l&che orgueil, tu lui montres loi-méme 

Ton sol partout empreint de tes nombrenx héros. 

Ces vieux murs où leurs noms roulent en vains échos. 

Ces marbre» mutilés par le fer du haiitare. 

Ces bustes avec qui son oi^ueil te compare. 

Et de ces champs féconds les trésors superflus, 

Et ce ciel qui t'éclaire et ne te connaît plus ! 

Rougis!... Mais non : briguant une gloire Frivole, 

Triomphe I On chante encore au pied du Capitole. 

A la place du fer, ce sceptre des Romains, 

La Ijre et le pinceau chargent tes faibles mains ; 

Tu saie assaisonner des voluptés perfides. 

Donner des chants plus doux aux voix de tes Armides, 

Animer les couleurs sous un pinceau vivant. 

Ou, sous l'adroit burin de ton ciseau vivant , 

Prêter avec mollesse au marbre de Blanduse 

Les traits de ces héros dont l'image t'accuse. 

Ta langue, modulant des sons mélodieux, 

A perdu t'ftprelé de tes rudes ateux ; 

Douce comme an flatteur, fausse comme un esclave. 

Tes fers «d ont usé l'accent nerveux et grave ; 

Et, semblable au serpent, dont les nœuds assoni^is 

Du sol fangeux qn'il couvre imitent tous les plis. 

Façonnée à ramper par un long esclavage, 

Elle se prostitue au plus servile usage, 

Et, s'exhalent sans force en stériles accents, 

Ne fait qu'amoUir l'Ame et caresser les sens. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 

a Honument écroulé, que l'écbo seul habite 

Ponssiëre du passé qu'un vent stérile agite ; 

Terre, ou les flls n'ont plus le sang de leurs aleui. 

Où 8or au sol vieilli les hommes naisseot TÎeuz, 

Où le fer avili ne frappe que dans l'onabre, 

Où sur les fronts voilés plane un nuage M>mbre, 

Où l'amour n'est qu'un piège et la pudeur qu'un fard, 

Où la ruse s faussé le rayon do regard, 

Où les mots énerrés ne sont qu'un bruit sonore. 

Un onage éclaté qui retentit encore : 

Adieu ! Pleure ta cbute en vantant tes héros I ' 

Sur des bords où la gloirft a ranimé leurs os, 

Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine 1} 

Des hommes, et uon pas de la poussière humaine!... 



n Le ciel avec amour tourne snr toi les yeus ; 

Quelque chose de saint sur les tombeaux respire, 

La Poi sur tes débris a fondé son empire I 

La Nature^ immuable en sa fécondité. 

T'a laissé deux présents, ton soleil, ta beauté ; 

Et, noble dans ton deuil, sous tes pleurs rajeunie. 

Gomme un fruit du climat enfante le génie. 

Ton nom résonne encore & l'homme qui l'entend. 

Comme an glaive tombé des mains du combattant; 

A ce bruit impuissant, la terre tremble encore. 

Et tout cœnr généreux te regrette et l'adore. 



■ Et toi qui m'as vu naître, Albion, cher pays 
Qni ne recueilleras que les os de ton fils. 
Adieu I tu m'as proscrit de ton libre rivage; 
Mais dans mon cœur brisé j'emporte ton image. 
Et, fier do noble sang qni parle encore eu moi. 
De tes propres vertus t'honorant malgré loi, 



zed.yGOOg[e 



PIOR DALIZA. 

Comme ce flU de Sparte allaDt à la victoire, 
Je consacre à ton nom ou ma mort ou ma gloire. 
Adien donci Je t'oublie, et tu peux m'oablier: 
Tu ne me reverraa que sur mon bouclier. 



a Souvent, le hrae posé sur l'urne d'un grand homme, 

Soit aux bords dépeuplés des longs chemins de Rome, 

Sois sous la Toùle auguste où, de ses noirs arceaux. 

L'ombre de Westminster consacre ses tomb.eaux, 

En contemplant ces arcs, ces bronzes, ces statues, 

Du long respect des temps par l'&ge revêtues, 

Ëq voyant l'étranger d'un pied silencieux. 

Ne toucher qn'en tremblant le pavé de ces lienx, 

Et des inscriptions sur la poudre tracées 

Chercher pieusement les* lettres effacées, 

J'ai senti qu'à l'abri d'un pareil monament 

Lear grande ombre devait donnir plus mollemenl; 

Qne le bruit de ces pas, ce culte, ces images, 

Ces regrets renaissants et ces larmes des âges. 

Flattaient sans doute encore, au fond de leur cercueil, 

De ces morts immortels l'impérissable orgueil; 

Qu'un cercueil, dernier terme où tend hi gloire humaine, 

De tant de vanités est encor la moins vaine ; 

Et que pour on mortel peut être il était beau 

De conquérir du moins, ici-bas, un tombeau?... 

Je l'aurai I... Cependant mon cœur souhaite encore 

Quelque chose de plue, mais quoi doncI il ignore. 

Quelque chose au delà du tombeau I Que veux-tn î 

Et que te reste-Wl à tenter?... La vertul 

Et bien 1 pressons ce mot jusqu'à ce qu'il se brise I 

S'immoler sans espoir pour l'homme qu'on méprise, 

Sacrifier son or, ses voluptés, ses jours, 

A ce rêve trompeur... maïs qui trompe toujours ; 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 

A cette liberté que l'homme qui l'adore 

Ne rachète on moment que poar la veadre encore ; 

Venger le nom chrétien àa long oubli des rois ; 

Mourir en combattant pour l'ombre d'une croix, 

Et n'attendre pour prix, ponr couronne et pour gloire 

Qu'un regard de ce Juge en qui l'on Tondrait croire : 

tist-ce assez de vertu pour mériter ce nom ? 

Eb bien ! sachons enfin si c'est un rêve on non ! u 



Voici comment je rends compte dans mes commentaires 
de cet événement. 

J'étais secrétaire d'ambassade à Naples. Je quittai 
Naples et Rome en 1822. Je vins passer un long congé à 
Paris. J'y fis paraître la Mort de Socrate, les Secondes 
Méditaiions. J'y composai, après la mort de lord Byron, 
le cinquième chant du poème de Child Harold. 

Dans ce dernier poëme, je supposais que le poêle an- 
glais, en partant pour aller combattre et mourir en Grèce, 
adressait une invective terrible à l'Italie pourlui reprocher 
sa mollesse, son sommeil, voluptueuse servitude. Cette 
apostrophe finissait par ces deux vers : 



Je vais chercher ailleurs (pardonne, ombre romaine !} 
Des hommes, et non pas de la poussière humaine I... 



zed.yGOOg[e 



60 FIOR D'ALIZA. 

Les poëtea italiens eux-mêmea, Dante, A/^eri, avaient 
dit des choses aussi dures à leur patrie. Ces reproches, 
d'ailleurs, n'étai«it pas daos ma bouche, mais dans la 
bouche de lord Byron : ils n'égalaient pas l'âpreté de ses 
interpellations à Tllalie. Ce poëme fit grand bruit : ce 
bruit alla jusqu'à Florence. J'y arrivai deux mois après en 
qualité de premier secrétaire de légation. 

A peine y fus-je arrivé qu'une vive émotion patriotique 
s'éleva contre moi. On traduisit mes vers séparésdu cadre, 
on les fit répandre à, profusion dans les salons, au théâtre, 
dans le peuple ; on s'indigna, dans des articles de journaux 
et dans des brochures, de l'insolence du gouvernement 
français, qui envoyait, pour représenter la France dans le 
centre de l'Italie littéraire et libérale, un homme dont les 
vers étaient un outrage à l'Italie. La rumeur fut grande, 
et je fus quelque temps proscrit par toutes les opinions. Il 
y avait alors i. Florence des exilés de Rome, de Turin, de 
Naples, réfugiés sur le sol toscan, à la suite des trois révo- 
lutions qui venaient de s'allumer et de s'éteindre dans leur 
patrie. Au nombre de ces proscrits se trouvait le colonel 
Pepe. Le colonel Pepe était un des ofBciers les plus dis- 
tingués de l'armée ; il avait suivi Napoléon en Russie ; il 
était, de plus, écrivain de talent. Il prit en main la cause 
de sa patrie ; il fit imprimer contre moi une brochure dont 
l'honneur de mon pays et l'honneur de mon poste ne me 
permettaient pas d'accepter les termes. J'en demandai sa- 
tisfaction. Nous nous battîmes dans une prairie au bord de 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 61 

l'Arno, à une demi-lieue de Florence. Nous étions tous les 
deux de première force en escrime. Le colonel avait plus 
de fougue, moi plus de sang-froid. Le combat dura plus de 
dix minutes. J'eus cinq ou six fois la poitrine découverte 
du colonel sous le pointe de mon épée : j'évitai de l'at- 
teindre. J'étais résolu de me laisser tuer, pluUJt que d'dter 
la vie à un brave soldat criblé de blessures, pour une caose 
qui n'était point personnelle, et qui, au fond* honorait son 
patriotisme. Je sentais aussi que si j'avais le malheur de le 
tuer, je serais forcé de quitter l'Italie à jamais. Après deux 
reprise, le colonel me perça le bras droit d'un coup d'épée. 
On me rapporta à Florence. Ma blessure fut guérie en un 



Les duels sont punis de mort en Toscane. Le nfitre avait 
eu trop d'éclat pour que le gouvernement pût feindre de 
l'ignorer. Ha qualité de représentant d'une puissance 
étrangère me couvrait ; la qualité de réfugié politique 
aggravait celle du colonel Pepe. On le recherchait. J'é- 
crivis au grand-duc, prince d'une âme grande et noble, qui 
m'honorait de son amitié, pour obtenir de lui que te colonel 
Pepe ne fût ni proscrit de ses États, ni inquiété pour un fait 
dont j'avais été deux Ibis le provocateur. Le grand-duc 
ferma les yeux. Le public, touché de mon procédé et atlen- 



zed.yGOOg[e 



62 FIOIl D'AUZA. 

dri par ma blessure, m'applaudit la première fois que je 
reparus au théâtre.. Tout fut effacé par un peu de sang 
entre l'Italie et moi. Je restai l'ami de mon adversaire, qui 
rentra plus tard dans sa patrie et deviht général. 

Un de mes amis avait relevé ma cause dès la première 
émotion de cette querelle, et il avait écrit, en quelques 
pages de sang-froid et d'analyse, une défense presque ju- 
diciaire de mes vers calomniés. Hais je ne voulus plaider 
de la plume qu'après le jugement de l'épée, et je ne con- 
sentis h publier cetle défense que lorsque je pus la signer 
de la goutte de sang de ce duel d'honneur non person- 
nel, mais national. 

J'en donne ici quelques extraits, comme pièces justifica- 
tives de cet étrange procès littéraire. 



« On a donné, dans quelques écrits récemment publiés 
en Italie, de fausses interprétations d'un passage du cin- 
quième chant du poëme de Child Harold, interprétations 
dont l'auteur a été profondément affligé, et auxquelles on 
croit convenable de répondre. Les esprits impartiaux appré- 
cieront sans doute les motifs du silence que M. de Lamar- 
tine a gardé jusqu'ici, et la justesse de ces observations. 

■ Un auteur ne doit jamais défendre ses propres ou- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 63 

vrages, mais un hotnme qui se respecte doit venger ae» 
seotiments mécooDUS. Fidèle à ce principe, M. de Lamar- 
tine n'a jamais répondu aux critiques littéraires que par le 
silence ; mais il repousse avec raison des opinions et des 
sentiments que l'erreur seule peut lui imputer. 

« Le passage inculpé est une imprécation poétique 
contre Fltalie en général ; imprécation que prononce Child 
Harold au moment où, quittant ptiur jamais les contrées de 
l'Europe, contre lesquelles sa misanthropie s'exhalait sou- 
vent avec toutes les expressions de la haine, il s'élançait 
vers un pays où son imagination désenchantée lui promet- 
tait des émotions nouvelles. Cette imprécation renferme ce 
que renferme toute imprécation, c'est-à-dire tout ce que 
l'imagination d'un poëte, quand il rencontre un pareil su- 
jet, peut lui fournir de plus fort, de plus général, de plus 
exagéré, de plus vague, contre la chose ou le pays sur les- 
quels s'exerce la fureur poétique de son héros. Si l'on veut 
une idée juste d'une pareille figure, qu'on lise les diatribes 
d'Alfïeri contre la France, son langage, ses mœurs, ses 
habitants ; les imprécations de Corneille contre Rome, 
celles de Dante, de Pétrarque, et de presque tous les 
poètes italiens contre leur propre patrie, celles même de 
lord Byron contre quelques-uns de ses compatriotes ; qu'on 
lise enfin tous les satiriques de tous les siècles, depuis Ju- 
vénal jusqu'à Gilbert. De pareils morceaux n'ont jamais 
rien prouvé, que leplusoumoinsdetalentde leurs auteurs 
à se pénétrer des couleurs de leur sujet, ou & exercer leur 



zed.yGOOg[e 



6i FIOR D"ALIZA. 

verve satirique sur des nations ou des époques, c'est-à- 
dire sur des abstractions inolTensives. . 



■ Voilà cependant de quel fondement des critiques ita- 
liens et quelques personnes mal informées ont voulu con- 
clure les opinions et les sentiments de M. de Lamartine 
sur l'Italie. Hàtons-nous d'ajouter cependant que la plu* 
part des personnes qui sont tombées dans cette erreur ne 
connaisBweot de l'ouvrage que ce seul passage, et que, le 
lisant séparé de l'ensemble qui l'explique, et le croyant 
placé dans la bouche du poète lui-même, l'accusation pou- 
vait leur paraître plus plausible. 

< Rétablissons les faits : l'imprécation an cinquième 
chant de Child Harold n'a jamais été l'expression des 
sentiments de M. de Lamartine sur l'Italie. Ces vers ne 
sont nullement dans sa bouche, ils sont dans la bouche de 
son héros; et si jamais il a été possible de confondre le 
héros et l'auteur, et de rendre l'un solidaire des opinions 
de l'autre, à coup eûr ce n'était pas ici lecas. Child Uarold,' 
ou lord ByroB, que ce nom désigne toujours, est non-seu- 
lement un personnage très-distinct de M. de Lamartine, il 
en est encore en toute chose l'opposé le plus absolu. Irré- 
ligieux jusqu'au scepticisme, fanatique de révolutions, mi- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITBE PREMIER. 69 

santhrope jusqu'au mépris te moÏDS déguisé pour l'espèce 
humsine, paradox&L jusqu'à l'absurde, Child Uuvid ast 
partout et toujours, dans ce cinquième chant, le contraste 
le plus prononcé avec les idées, les opinions, les affections, 
les sentiments de l'autmif français ; et peut-être M. de La- 
martine pourrait-il aiBrraer avec vérité qu'il n'y a pas 
dans tout ce poëme quatre vers qui soient pour lui l'expres- 
sion d'un sentiment personnel. Le genre même de l'ou- 
vrage peut rendre raison d'une pareille dissemblance : ce 
cinquième chant est, en elîet, une continuation de l'œuvre 
d'un autre poète, œuvre où cet autre poète célébrait son 
propre caractère et ses impressions les plus intimes ; sorte 
de composition où l'auteur doit, plus que tout autre, se 
dépouiller de lui-même et se perdre dans sa fiction. Ajou- 
tons que ce cinquième chant était même destiné à paraître 
sous le no[S de lord Byron, et comme la traduction d'un 
fragment posthume de cet illustre écrivain. 

I Mais depuis quand un auteur serait-il solidaire des 
paroles de son héros? Quand lord Byron faisait parler 
Manfred, le Corsaire ou Lara ; quant il mettait dans leur 
bouche les imprécations les plus affreuses contre l'homme, 
contre tes institutions sociales, contre la Divinité ; quand 
ils riaient de la vertu et divinisaient le crime, a-t-on jamais 
confondu la pensée du poète et celle du brigand 7 et un 
tribunal anglais s* est-il avisé de venir demander compte k 
l'illustre barde des opinions du corsaire ou des sentiments 
de Lara? Milton, le Dante, le Tasse, sont dans le même 



ŒDVR. cou PL. - 



zed.yGOOg[e 



66 FIOR D'ALIZA. 

cas : toute fiction a été de tout temps permise aux poètes, 
et aucun siècle, aucune nation ne leur a imputé & crime 
un langage conforme à leur fiction, 



Picloribus atçtiepoetit 
Quid libet ttudenti semper fuit œqva poiettas 



« Mais El l'usage de tous les temps et le bon sens de tous 
les peuples ne suffisaient pas pour établir ici cette distinc- 
tion entre le poëte et le héros, M. de Lamartine avait pris 
soin de rétablir d'avance dans la préface même de son 
ouvrage. » 11 est inutile, dit-il, de faire remarquer que la 

■ plupart des morceaux de ce dernier chant de CM'ld Ba- 
« rold se trouvent uniquement dans ta bouche du héros 

■ que, d'après ses opinions connues, l'auteur français ne 
« pouvait fùre parler contre la vnûsemblance de son ca- 

• ractère. Satan, dans Milton, ne parle point comme les 
« anges. L'auteur et le héros ont deux langages trfes-oppo- 

• ses, etc.. » {Pré/ace de la première édition (THarold.) 



■ Ce serait en dire assez; mais on dira plus. Lors 
même que M. de Lamartine aurait écrit en son propre 
nom, et comme l'expression de ses propres impressions» 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER. 6T 

ce qu'il n'a écrit que sous le nom d'Harold ; lors même 
qu'il penserait de l'Italie et de ses peuples autant de mat 
que le supposent gratuitement ses adversaires, le fragment 
cité ne mériterait aucune des épithètes qu'on se plati à lui 
donner. En effet, une chose qui, par sa nature, n'offense 
ni un individu ni une nation, n'est point une injure; jamais 
une vague déclamation contre les vices d'un siècle ou d'u» 
peuple n'a oiïensé réellement une nation ou une époque;, 
et jamais ces déclamations, quelque violentes, quelque in- 
justes qu'on les suppose, n'ont été sérieusement reprochée» 
à leurs auteurs ; l'opinion, juste en ce point, a senti que ce 
qui frappait dans le vague était innocent, par là même 
que cela ne nuisait & personne. 

■ Plaçons ici une observation plus personnelle. Sî le 
chant de Child Harold était le début d'un auteur complè- 
tement inconnu, si la vie et les ouvrages de M, de Lamar- 
tine étaient totalement ignorés, on comprendrait plus aisé- 
ment peut-être l'erreur qui lui fait attribuer aujourd'hui le» 
sentiments qu'il désavoue. Mais .s'il perce dans tous ses 
écrits précédents un goût de prédilection pour une contrée 
de l'Europe, à coup sCtr c'est pour l'Italie : dans vingt 
passages de ses ouvrages, il témoigne pour elle le plus vif 
enthousiasme; il ne cesse d'y exalter celte terre do soleil*. . 
du génie et de la beauté : 

Délicieux valloDs, où passa tour à tour 
Tout ce qui fut grand dans le monde I 

{Méditation VIII, 1» édiL) 



zed.yGOOg[e 



6S PIOK D'ALIZA. 

d'en appeler à ses immortels souvenirs : 

Oui, dans ton seia l'âme agrandie, 
Croit sur tea monuments respirer ton génie I 
(MédiUtioD VllI, 1'* édit.) 

de célébrer sa gloire et même ses riÙDes : voyez le morceau 
intitulé Borne, dédié à la duchesse de Devonshire. Si du 
poëte nous passons à l'homme, nous vuyons que M. de La- 
martine a passé eu Italie, et par choix, les premières années 
de sa jeunesse ; qu'il y est revenu sans cesse à différentes 
époques, qu'il y revient encore aujourd'hui. Qu'on rs^aisse 
son talent poétique tant qu'on voudra, il n'y attache pas 
lui-même plus de prix qu'il n'en mérite ; mais si on veut 
bien lui accorder au moins te bon sens le plus vulgaire et 
le plus usuel, comment supposera-t-on que si la hune 
qu'on lui impute était dans son cœur, que s'il avait pré- 
tendu exhaler ses propres sentiments en écrivant les im- 
précations d'Harold, il eût au même moment demandé à 
être renvoyé dans ce pays qu'il abhorrait, et qu'enfin il fût 
venu se jeter seul au milieu des ennemis de tout genre que 
la manifestation de ces sentiments aurait dû lui faire? Qui 
ne sent l'absurdité d'une pareille supposition, et quel 
homme de bonne foi, en comparant les paroles du poète et 
ses actions, en opposant tous les vers ou il exprime sous 
son propre nom ses propres impressions & ceux où il ex- 
prime les sentiments présumés de son personnage, quel 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE PREMIER, 
homme de bonne foi, disons^DOus, pourra suspendre i 
JQgement 7 



< Quelle que soit, au reste, la peine que puisse éprouver 
H. de Lamartine de voir ses intentions si amèrement in- 
culpées, il doit peut-être de la reconnaissance aux auteurs 
des différents articles où on l'accuse, puisqu'ils le mettent 
dans la nécessité d'expliquer sa pensée méconnue, et de 
désavouer hautement les sentiments aussi absurdes qu'in- 
jurieux qu'on s'est plu à lui prêter. De ce qu'il y a quelques 
traits de vérité dans le fragment d'Barold, on veut con- 
clure que ce ne sont point des sentiments feints, et qu'ils 
expriment la pensée de l'auteur plus que la passion du 
héros. Oui, sans doute, il y a quelques traits de vérité : et 
quel peuple n'a pas ses vices? quelle époque n'a pas ses 
misères? L'Italie seule voudrait-elle n'être peinte que des 
traits de l'adulation? Il y a quelques traits de vérité; mais 
l'ensemble du tableau est faux, outré, comme tout tableau 
qui n'est vu que sous un seul jour, comme toute peinture 
où l'imagination n'emploie que les couleurs de la préven- 
tion et de la haine. Oui, le t^leau est faux pour M. de 
Lamartine. Dans sa fiction , son héros et lui partent de 
principes trop opiiosés pour se rencontrer Jamais dans un 
jugement semblable. 



zed.yGOOg[e 



^0 FIOR D'ALIZA. 

■ Mais peut-on admettre, d'ailleurs, que le poète qui a 
pu faire les vers de Ckild Harold soit en même temps as- 
sez absurde et assez aveugle & toute évidence pour ne pas 
rendre une éminente justice & ce que tout le monde entier 
reconnait et admire? pour maudire une terre & laquelle la 
nature et le ciel ont prodigué tous leurs dons, dont l'his- 
toire est encore un des trophées du genre humain ? pour 
■dédaigner une langue qu'ont chantée le Dante, Pétrarque 
■et le Tasse ; une terre où, dans les temps modernes, toute 
-civilisation et toute littérature ont pris naissance et ont 
produit la splendeur de Rome sous les Léon X, la culture 
«t l'éclat de Florence sous les Médicis, la puissance mer- 
■veilleuse de Venise et les plus imposants chefs-d'œuvre 
que nos âges puissent opposer au siècle de Périclès? com- 
prendre enfin, dans une exécration universelle, le climat, 
4e génie, la langue, le caractère de dix nations des plus 
heureusement douées par le ciel, et chez lesquelles tant de 
grands écrivains, tant de nobles caractères semblent renou- 
■ velés de siècle en siècle pour protester contre la décadence 
même de cet empire du monde qu'aucun peuple n'a pu 
conserver 7 

* Mais c'est assez. Quelle que soit l'estime que l'on porte 
& un bomme ou ^ un peuple, le moment dâ le louer n'est 
pas celui où l'on est injustement accusé par lui : la justice 
même en pareil cas ressemblerait à de la crainte. Quoique 
M. de Lamartine rejette & bon droit ce rôle d'insultcur 
public qu'on a voulu lui faire jouer malgré lui, il ne veut 



D,B,t,zed.yGOO^Ie 



CHAPITRE PREMIER. 7t 

pour personne, pas mSme pour une nation, sVbaisser au 
rôle de suppliant ou & celui d'adulateur : l'un lui mcssied 
autant que l'autre. Satisfait d'avoir répondu aux injustes 
inculpations qu'un de ses écrits a pu malheureusement au- 
toriser jusqu'à ce qu'il se fût expliqué lui-même, il se taira 
maintenant. Les esprits impartiaux rendront justice aux 
sentiments de convenances personnelles et politiques qiû 
lui imposent désormais le devoir de ne répondre aux fausses 
interprétations que par le silence, aux injures littéraires 
que par l'oubli, aux insultes personnelles que par la mesure 
et la fermeté que tout homme doit retrouver en soi, quand 
on en appelle de son talent k son caractère. 

« Floreoce, le 12 janvier 1826. • 



zed.yGOOgle 



..d, Google 



CHAPITRE II 



Pendant le mois que je passai dans naon lit à me guérir 
de ma blessure, les personnes les plus distinguées de Flo- 
rence se firent écrire h ma porte, et je compris, par cet 
empressement, que le pays était satisfait et que la récon- 
ciliation était complète. Après ma convalescence, je rendis 
ces visites ; M. DemidofT, le père, qui vivait alors à Flo- 
rence dans une opulence sans limites, entretenait dans son 
palais une troupe de comédiens français très-distingués et 
un orchestre italien, réunissait, une fois par semaine, chez 
lui, tout ce que la cour, la ville et le corps diplomatique 
renfermaient de spectateurs. J'y fus particulièrement bien 
reçu, et son fils, Anatole Demidoff, enfant alors, m'a con- 
servé et témoigné depuis des sentiments survivants k toutes 
les drcoDstances heureuses ou malheureuses de ma vie. 



zed.yGOOg[e 



74 FIOR D'ALIZA. 

L'ancien ombassadeur de Prusse, Luchesim\ homme 
d'une finesse et d'une grâce qui voilaient son habileté con- 
sommée, me rappelait au delà des Alpes et des Appenins la 
figure et la sagacité du prince de Talleyrand. Le marquis 
de Bombelles était l'ambassadeur d'Autriche. Fils de M. de 
Bombelles, émigré français rentré avec le roi et devenu, 
depuis la mort de sa femme, évêque d'Amiens, il était resté 
au service de l'empereur François. C'était un homme d'un 
esprit très-expert et d'un caractère très-agréable, mais 
d'autant plus hosUle à la France que, étant lui-même 
Français d'origine, il avait plus à cœur de paraître servir 
son souverain allemand par une opposition innée à tout ce 
qui pouvait rappeler la constitution semi-révolutionnaire 
dans le gouvernement de Louis XVIIL II avait épousé et 
amené à Florence une jeune et belle Danoise, la fameuse 
Ida Brown, devenue comtesse de Bombelles, aussi bonne 
que belle, douée d'une voix et d'un talent musical égaux 
peut-être aux charmes de madame de Malibran, rassem- 
blant presque tous les jours dans son salon les admirateurs 
passionnés de sa personne et de son art. On en sortait 
enivré. Sa simplicité candide la défendait contre l'enthou- 
siasme qu'inspiraient sa jeunesse, sa beauté et sa voix. Elle 
n'éprouvait et n'inspirait que l'amitié. Elle en conçut une 
très-vive pour ma femme et pour moi. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. 



Nous dûmes k cette prédilection de la comtesse de Bom- 
belles de la voir quelqueFois dans le merveilleux exercice 
du talent, ou plut6tde l'inspiration qui lui avait valu l'en- 
thousiasme de noadame de Staèl dans son dernier voyage à 
Hambourg : ies Altitudes. Elle était née grande tragé- 
dienne par le geste. Des l'âge de dix à douze ans, elle avait 
compris d'elle-même qu'il y avait un langage Souveraine- 
ment expressif dans les poses et dans les attitudes du corps, 
comme il y en a un dans les sons. La contemplation des 
tableaux des grands peintres ou des statues des grands 
sculpteurs, qui gravent, en immortelles attitudes, leur 
pensée dans l'œil de leurs admirateurs, avaient convaincu 
la jeune fille que l'effet de la beauté vivante ne serait pas 
moins impressionnant que celui de la beauté morte, et que 
ta chair était au moins l'égale de la pierre, ou du bronze, 
ou du marbre. 

Une révélation de son génie inné lui avait fait imiter 
sans effort l'expression des fortes sensations ; effroi, amour, 
contemplation, tristesse, deuil, désespoir, sur le visage et 
dans la pose du corps, pour produire sur l'œil ce que la 
poésie dramatique ou épique la plus éloquente produit sur 
l'imaginatioB la plus sensible. 



zed.yGOOgle 



16 FIOR D'ALIZA. 

Pour rendre cet effet ausei agréable qu'il était puissant, 
il fallait que l'artiste ajout&t & l'intelligence la suprême 
beauté, afin que l'imagination ravie ne put pas rêver plus 
beau que l'image reproduite à ses yeux. La nature en cela 
n'arait rien laissé à désirer dans les yeux, dans la cheve- 
lure, dans les traits, dans les bras, dans tout le galbe enAn 
de madame de Bombelles. L'inspiration même, qui man- 
quait quelquefois à ta figure au repos, reparaissait en elle 
aussitôt qu'elle oubliait le monde pour s'abandonner à son 
génie plastique. Ce n'était plus une femme, c'était une pas- 
sion sous l'idéale beauté ; elle ne se livrait à cette inspira- 
tion des attitudes que dans l'intimité la plus confidentielle. 
Le prestige d'une telle exhibition de soi-même eût été 
trop expressif en public. Le génie lui-même a sa pudeur, 
surtout quand il a pour organe une femme. Je n'ai jamais 
vu ailleurs que devant ces statues animées de madame de 
Bombelles le prodige des attitudes, et je ne l'ai jamais ou- 
blié. Son mari est mort, et' elle vit maintenant retirée du 
monde dans quelque asile reli^eux d'Allemagne. Si elle y 
pense à ses amis des jours heureux, que mon nom lui re- 
vienne et qu'elle se souvienne & son tour de ceux qui l'ont 
le plus aimée. Le souvenir est la résurrection des jours 
évanouis. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. 



J^en trouvai en ce temps^là uae aulre à Florence dans la 
présence inattendue de la comtesse Lena, qui était venue 
passer quelques mots chez son frère, en Toscane, et visiter 
ses anciens amis. Un long' silence l'avait éloignée de moi 
depuis mon mariage. Elle pensait pouvoir renouer un at- 
tachement, passionné d'une part, mais combattu de l'autre. 
C'était ta plus belle et la plus gracieuse des Femmes qui 
m'eût jamais apparu dans ma vie. (Voir sous le nom de 
Régina le deuxième volume des Confidences. ) Telle elle 
était encore ; telle elle fut jusqu'au dernier jour de sa vie, 
k l'heure où le choléra l'emporta, en 1851, dans sa retraite 
des environs de Venise où elle s'était réfugiée. Connaissant 
mes revers après la révolution de 1 848, elle m'écrivit pour 
m'offrir un asile dans le séjour solitaire que sa fidèle amitié 
me gardait J'avais des devoirs rigoureux à remplir avant 
de penser à un repos délicieux, mais coupable. J'étais parti 
pourConstantinople et Smyrne quand cette invitation m'ar- 
riva. Je lui répondis pour la remercier et pour ajoumm* 
l'acceptation de son offre. Elle était morte quand ma ré- 
ponse parvint à son sépulcre. 

Elle prit un appartement à Florence, où nous passâmes 
quelques mois ensemble dans une intimité douce, mais 



zed.yGOOg[e 



78 FIOR D'ALIZA. 

irréprochable, au milieu du petit cercle d'amis et d'admis 
rateurs de sa merveilleuse beauté. Nous nous séparâmes 
douloureusement quand elle repartit pour Rome. 11 y a ainsi 
dans la vie des apparitions qui auraient pu enchanter 
l'existence, mais qu'on ne rencontre que trop lui ou trop 
tard. La comtesse Lena ne se retrouvera que dans le ciel ; 
elle était trop belle pour celte terre. 



Le marquis de La Maisonfort quitta Florence au prin- 
temps, au moment où la cour de Toscane allait habiter, 
suivant son usage, LivourneetPise, où elle avait ses palais. 
J'y allai mci-même, el je pris h Livoume, non loin du bord 
de la mer, une belle villa dans un faubourg, entourée de 
vastes jardins plantés de citronniers et de figuiers. La 
grande-duchease allait tous les soirs se promener en voi- 
ture k VArdenza ; cette promenade, la seule qu'il y eât à 
Livoume, était alors sans ombre, et on ne pouvait y aller 
qu'au Boleil couchant, à l'heure où la brise de mer soufflait 
I* fraîcheur humide des Ilots sur la plage. 

J'y montais moi-même & cheval à celte heure, et je ga- 
lopais sur la route solitaire de la maison isolée qu'avait ha- 
bitée longtemps lord Byron. Je croyais y revoir son ombre 
et celle de son amie, la comtesse Guicioli. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. 79 

Quelquefois je partais le matin avant l'ardeur du jour, 
et j'allais jusqu'au monastère célèbre de Montenero, lieu de 
pèlerinage, chez un matelot de la Méditerranée ; je laissais 
mes chevaux de selle dans quelque auberge du Cap, et je 
me perdais, un album sous le bras, dans les bois de carou- 
biers et de chênes verts qui en couvraient les pentes. C'est 
là que j'écrivis en grande partie les Harmories poétiques et 
religieuses, qui ne furent imprimées que huit ans après. Le 
soir, quand je remontais & cheval pour regagner ma villa 
de Livourne, au soleil baissant, je trouvais quelquefois les 
deux grandes-duchesses assises, avec leurs enfants, dans le 
jardin de ma femme, et passant familièrement les heares 
intimes de la soirée avec nous en causant de poésie et de 
littérature, comme elles avaient fait avec Schiller et Gœthe, 
& Weymar. 



Après tout un été passé ainsi dans l'intimité de ces prin* 
cesses et du prince, on conçoit aisément que je ne puisse 
être impartial sur le sort de ces souverains, qui descen- 
daient du Irâne pour s'entretenir avec un poëte, et pour 
méditer tout bas le bonheur des peuples qui leur étaient 
confiés. Cette vie cessa pour reprendre & Florence, l'hiver 
suivant, après leur séjour & Pise et dans leur villa impériale 
de Poggio Caiano, aux environs de Florence. J'y fus sou- 



zed.yGOOg[e 



80 FIOR D'ALIZA. 

vent invité plus ti^d et j'y diaai dans la salle magnifique 
où la célèbre Vénitienne Bianca CapeUo, devenue grande- 
duchesse par l'amour, expia par le p<Hson son bonheur et 
celui de son époux. 



Le marquis de La Maisonfort m'avait invité & venir & 
Lucques, où il voulait me présenter au duc de Lucques, fils 
de la reine d'Ëtrurie, que Napoléon avait mise sur le trdne 
de Toscane, puis détrônée et reléguée à Lucques. La Res- 
tauration y avait rétabli son fils, en attendant le duché de 
Parme, après Marie-Louise, veuve de Napoléon vivant re- 
légué à Sainte- Hélène. 

La duchesse de Parme, Marie-Louise, que j'avais vue 
en passant à Parme, m'avait paru charmante et bien éloi- 
gnée de l'affreuse image que les libéraux et les bonapar- 
tistes français avaient fait d'elle à Paris. Sa figure aussi 
douce qu'intelligente, ses yeux bleus, ses cheveux blonds, 
sa taille souple, sa physionomie heureuse sous un voile de 
mélancolie paisible, plaisaient aux regards impartiaux. Le 
comte de Neiperg, grand-maître de sa maison et son pre- 
mier ministre, qu'elle passait pour aimer en secret depuis 
son retour à Vienne (1814), avait vis-à-vis d'elle la dé- 
férence respectueuse qui convenait & sa situation ofGcielle. 

Après avoir dtné deux jours à sa table, dans son palais 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. 81 

de Parme, elle reconnut en moi un ami de la maison des 
Bourbons, et elle nie conduisit elle-même dans les cham- 
bres hautes de son palais pour m'y faire Toir, avec une 
visible iodifféreuce, les reliques de sa grandeur impériale 
données par la ville de Paris h. l'époque de son mariage et 
de ses couches. Ces monuments de sa dignité forcée, cou- 
verts de la poussière du temps, lui rappelaient évidemment 
des années de splendeur qu'elle eût voulu effacer de sa vie. 
Je la quittai pour la revoir depuis, tous les ans, avec une 
impression trfes-douce et trës-admirative qui ne pouvait 
que s'accrottre en la voyant familièrement. C'était une 
femme pleine de gr&ce , de simplicité et d'agréments. 
Parme était heureuse sous cette princesse qui cherchait à 
consoler ce petit peuple, par son gouvernement, des 
splendeurs dont elle avait joui et dont elle était déchue en 
trois ans, d'un règne qui n'avait été qu'un grand orage. 



Je m'arrétu à Pise pendant quelques jours pour y admirer 
les beautés de la cathédrale et du Catt^o Sortie, ce rao* 
nument de marbre du xin* siècle, et les quais magnifiques 
et solitaires, témoins aujourd'hui muets d'une grandeur 
évanouie. J'y fis connaissance avec un ami de madame de 
Staël, l'aimable professeur Roaùnï, auteur de la Monaca 

ODTS. COBPL. — ZU. V 



zed.yGOOg[e 



«s FIOR D'ALIZA. 

4e Monza, avec lequel j'entretins depuis une amitié qui ne 

s'éteignit qu'à sa mort. 

De là, je me rendis à Lucqueci par une route entre- 
'Coupée de riants villages où les pampres déjà jaunissants, 
suspendus en guirlandes, semaient les bords des fossés de 
feuilles de vigne et d'oliviers. 

Je ne fis que traverser la ville, et je descendis à Sd- 
iochio, superbe villa antique qu'habitait le marquis de La 
Maisonfort, de l'autre côté de la plaine, sur la route des 
bains. J'y pris possession d'un appartement que voulut 
bien m'olTrir le ministre de Fraoce. Nous y fîmes ensemble 
plus de poésie que de diplomatie. La sérénité de ce beau 
«iel au commencement de l'automne m'inspira ces mélan- 
colies qui se répandent sur le bonheur même, comme le 
clair de lune de ces climats sur la nuit d'un beau jour. 

En voici une que j'écrivis dès les premiers jours de mon 
arrivée à Saltochio; je la donne ici avec le commentaire 
qu'on retrouve dans mes œuvres complètes : 



PENSÉE DES MORTS 



Voilà lea feuilles sans sève 
Qui tombent sur le gazon : 
Voilà le vent qui s'élève 
Et gémit dans le vallon ; 
Voilà l'errante hirondelle 
Qui rase du bout de l'aile 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIEME 

L'e&a âormaate des marais ; 
Voilà l'enfant des chaumières 
Qui glane sur les bruyères 
Le bois tombé des forâts. . 



L'onde n'a plus le murmure 
Dont elle enchautait les bois; 
Sous des rameaux sans verdare 
Les oiseaux n'ont plus de voix; 
Le soir est près de l'aurore ; 
L'astre k peine vient d'ëclore, 
Qu'il va terminer son tour; 
It jette par intervalle 
Une Ineur, clarté pAle 
Qu'on appelle encore un jour. 

L'aube n'a plus de zéphire 
Sous ses nuages dorés ; 
La pourpre du soir expire 
SouB les Qots décolores ; 
La mer solitaire et vide 
N'est plus qu'un désert aride 
Où l'œil cherche en vain l'esquif; 
Et sur la grève plus sourde 
La vague orageuse et lourde 
N'a qu'un murmure plaintif. 

La brebis sur les collines 
' Ne trouve plus, le gazon, 
Son agneau laisse aux épines 
Les débris de sa toison. 
La flûte aux accords cbampâtres 
Ne réjouit plus les hêtres 



zed.yGOOg[C 



PIOR D'ALIZA. 

Des airs ûe joie ou d'amours, 
Toute herbe aux champs est glanée : 
Ainsi finit une année, 
Ainsi flnisssent dos jours I 



C'est la saison où toat tombe 
Aux coups redoublés des vents ; 
Un vent qui vient de la tombe 
Moissonne aussi les vivants : 
Ils tombent alors par mille, 
Comme la plume inutile 
Que l'aigle abandonne aux airsî 
Lorsque des plumes nouvelles 
Viennent réchauffer ses ailes 
A l'approche des hivers. 



C'est alors que ma paupière 
Vous vit pftiir et mourir, 
Tendres fruits qu'à la lumière 
Dieu n'a pas laissés mûrir ! 
Quoique jeune sur la terre. 
Je suis déji solitaire 
Parmi ceux de ma saison ; 
Et quand je dis en moi-même : 
Où. sont ceux que ton cœur aime T 
Je regarde le jjazoo. 



Leur tombe est sur ta colline, 

Mon pied le sait : la-voilà ! 

Mais leur essence divine. 

Mais eux, Seigneur, sont-ils t& ? 

Jusqu'à l'indien rivage 

Le ramier porte ob message 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE DEUXIÈME. 

Qa^ rapporte à nos climats; 
La Toite passe et repasse : 
Maie de son étroit espace 
Leur âme ne revient pas. 



Ah! qnand les vents de l'automoe 
Sifflent dans les rameaux morts, 
Qnand le brio d'herbe frissonne, 
Quand le pin rend ses accords, 
Quand la cloche des ténèbres 
Balance ses glas funèbres, 
La nuit, à travers lus bois, 
A chaque vent qui s'élève, 
A chaque flot sur la grève, 
Je dis : N'es-tu pas leur voix 7 



Dq moins, si leur voix si pure, 
Est trop vague pour nos sens. 
Leur ftme en secret mormore 
De plus intimes accents ; 
Aa fond des cœurs qui sommeillent, 
Leurs soaveairB qui s'éveillent 
Se pressent de toas cAtés, 
Comme d'arides feuillages 
Qae rapportent les orages 
Au tronc qui les a portés. 



C'est une mère ravie 
A ses enfants dispersés, 
Qdî leur tend, de l'antre vie, 
Ces bras qui les ont bercés; 
Des baisers sont sur sa bouche ; 
Sur ce sein qui fat leur couche 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 

San cœur les rappelle à soi; 
Dea pleurs voilent son sourire. 
£t son regard semble dire : 
ti Vous atme-t-on comme moi y » 



C'est aoe jeune fiancée . 

Qui, le front ceiu du bandeau, 

N'emporta qu'une pensée 

De sa jeunesse au tombeau : 

Tritite, hélas I dans )e ciel même. 

Pour revoir celui qu'elle aime 

Elle revient sur ses pas, 

Et lui dit : « Ma tombe est verte. 

Sur cette terre déserte 

Qa 'attends-tu! Je n'y suis pasl u 



C'est uo ami de l'enfance - 
Qu'aux jours sombres du malheur 
Nous prêta la Providence 
Pour appuyer notre cœur. 
H n'est plus; notre âme est veuve. 
Il nous suit dans notre épreuve, 
Et nous dit avec pitié : 
«Ami, si ton ftme est pleine. 
De ta joie ou de ta peine 
Qui portera la moitié T 



C'est l'ombre p&le d'un père 
Qui mourut en -nous nommant; 
C'est une sœor, c'est un frère 
Qui nous devance an moment. 
Sous notre heureuse demeure, 
Avec celai qui l«s pleure, 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIEME. 

Hélas I ils dormaient bier I 
Et notre cœur doute encore, 
Que le ver déjà dévore 
Celte cbair de qotre chair ! 



L'enfant dont la mort cruelle 
Vient de vider le berceau, 
Qui tomba de la mamelle 
Au lit glacé du tombeau ; 
Tous ceux enfin dont la vie, 
Un jour ou l'autre ravie. 
Emporte uoe part de nonn, 
Murmurent sous la poussière : 
Il Vous qui voyez la lumière, 
De nous vous souvenez-vous ? > 



Ab ! vous pleurer est le bonheur suprême, 
AlÂnes chéris de quiconque a des pleurs l 
Vous oublier, c'est s'oublier soi-même : 
K'étes-vous pas un débris de nos cœurs? 



En avançant dans notre obscur voyage, 
Du doux passé Tborizon est plus beau : 
Ed deux moitiés notre flme se partage, 
Et lu meilleure appartient au tombeau 1 



Dieu de pardon I leur Dieu ! Dieu de leurs pères I 
Toi que leur bouche a si souvent nommé, 
Entends pour eux les larmes de leurs frères! 
Pnons pour eus, nous qu'ils ont tant aimé E 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 

Ils t'ont prié pendant leur courte vie, 
Ils ont souri qoKnd ta les as frappés I 
Ils ont crié : « Qne (a main soit bénie ! • 
Dieu, tout espoir, les aurais-tu trompés? 



Et cependant pourquoi ce long silence? 
Nous auraient-ils oubliés sans retour? 
N'aiment-ils plus T Ah ! ce doute t'offense ! 
Et toi, moD Dieu, n'es-ta pas tout amourT 



Mais s'ils parlaient 6 l'ami qui les pleure, 
S'ils nous disaient comment ils sont heureux. 
De tes desseins nous devancerions l'heure ; 
Avant ton jour nous volerions vers eux. 



Oii vivent-ilsî Quel astre & leur paupière 
Répand un jour plus durable et plus doux? 
Vont-ils peupler ces lies de lumière f 
Ou planent-ils entre le ciel et nous? 



Sont-ils noyés dans l'étemelle flamme? 
Ont-ils perdu ces doux noms d'ici-bas. 
Ces noms de sœur, et d'amante, et de fei 
A ces appels ne répondront-ils pas? 



Non, non, mon Dieu! si la céleste gloire 
Leur eftt ravi tout souvenir humain, 
Tu nous aurais enlevé leur mémoire : 
Nos plenrs sur eux couleraieul-ils en vain? 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIEME. 

Ab I dans ton seio que leur âme se noie ! 
Mais garde-DOus nos places dans leur cœur. 
Eux qui jadis ont goûté notre joie, 
Pouvons-nous être heureux sans leur bonheur? 



Étends sur eux la main de ta clémence I 
Ils ont péché : mais le ciel est un don I 
Ils ont souffert : c'est une autre înnocencel 
Ils ont aimé : c'est le scean du pardon. 



Ils furent ce que nous sommes, 

Poussière, jouet du vent ; 

Fragiles comme des hommes. 

Faibles comme le néant I 

Si leurs pieds BOuvent glissèrent, 

Si leurs lèvres trangressèrent 

Quelque lettre de ta loi, 

Père, ô Juge suprême, 

Ah I ne les vois pas eux-mSmes ; 

Ne regarde en eux que toi I 



Si tu scrutes la poussière, ' 

Elle s'enfuit à ta voix ; 

Si tu touches la lamière, 

Elle ternira tes doigts ; 

Si ton œil divin les sonde. 

Les colonnes de ce monde 

Et des cîeux chancelleront; 

Si tu dis à l'innocence, 

« Honte et plaide en ma présence I » 

Tes vertus se voileront. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 

Mais, toi, Seigneur, tu possèdes 
Ta propre immoi-talitë; 
Tout le bonheur que lu cèdes 
Accroît ta félicité. 
Tu dis au soloil d'éclore, 
Et le jour ruisselle encore ! 
Tu dis an temps d'enfanter, 
EL l'éternité docile, 
Jelant les siècles par mille, 
Les répand sans les compter ! 



Les mondes que tu répares 
Devant toi vont rajeunir. 
Et jamais tu ne sépares 
Le passé de l'aveuir. 
Tu vis I et tu vis I Les âges. 
Inégaux pour tes ouvrages. 
Sont tous égaux sous ta main ; 
El jamais ta vois ne nomme, 
Hélas! CCS trois mots de l'homme : 
Hier, aujourd'liui, demain 1 



Père de la nature. 
Source, abîme de tout bien, 
Rien à toi ne se mesure : 
Ah ! ne te mesure à rien ! 
Mets, û divine clémence, 
Mets ton poids dans la balance. 
Si tu pèses le néant 1 
Triomplie, 6 vertu suprême, 
En te comtemplant toi-même 1 
Triomphe en nous pardonnant. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. 



COMMENTAIRE 

DE LA PREMIÈRE QABUO.ME 



Cela fut écrit à la villa Ludovisi, dans la campagne de 
Lucques, pendant l'automne de 1825. La campagne de 
Lucques est l'Arcadie de l'Italie. En quittant Pise et ses 
monumeats de marbre blanc élincelant sous son ciel bleu, 
qui Tont de cette ville un musée en plein soleil, on s'enfonce 
dans des gorges fertiles, où l'olivier, le figuier, le grena- 
dier, le mais oriental, le peuplier, l'If poudreux, la vigne 
grimpante, inondent la campagne de végétation. Bientôt 
ces vallées s'élargissent, et deviennent un bassin de quel- 
ques lieues de circonférence, dont la ville de Lucques oc- 
cupe le centre. Ses remparts, ses clochers, ses tours, les 
toits crénelés de ses palais jaillissent du sein des arbres, 
c'est une Florence en miniature. Mais aussitôt qu'on a tra- 
versé la capitale, on découvre, sur le penchant des monta- 
gnes, une nature infiniment plus accidentée, plus ombra- 
gée, plus arrosée, plus creusée, plus étagée, plus alpestre, 
plusapennine, que la nature en Toscane : les cimes, voilées 
de châtaigniers et dentelées de roches , se perdent en une 



zed.yGOOgle 



93 FIOR D'AUZA. 

hauteur immense dans le ciel. Des ermitages, des cou*- 
vents, des'hameaux, des maisons de chevriers isolées, 
éclatent de blancheur, au milieu des figuiers et des carou- 
biers presque noirs, sur chaque piédestal de rocher, au 
bord écumant de chaque cascade. Au-dessous, cinq ou six 
vil/as majestueuses sont assises sur des pelouses entourées 
de cyprès, précédées de colonnes de marbre entrevues 
derrière la fumée des jets d'eau ; elles dominent la plaine 
de Lucques d'un côté, et de l'autre elles s^adoasent aux 
flancs ombragés des montagnes. Des chemins étroits, en- 
caissés par les murs des podere et par le lit des torrents, 
mènent en serpentant à ces villas, où les grands seigneurs 
de Florence, de Pise, de Lucques, et les ambassadeurs 
étrangers passent dans les plaisirs les mois d'automne. 

J'habit&is un de ces magnifiques séjours; je gravissais 
souvent, le matin, les sentiers rocailleux qui mènent au 
sommet de ces montagnes, d'où l'on aperçoit les ma- 
remmes de Toscane et la mer de Pise. Rien n'était triste 
alors dans ma vie, rien vide dans mon cœur; uti soleil ré- 
percuté par les cimes dorées des rochers m'enveloppait ; 
les ombres des cyprès et des vignes me rafraîchissaient ; 
l'écume des eaux courantes et leurs murmures m'entrete- 
naient ; l'horizon des mers m'élargissait le ciel, et ajoutait 
le sentiment de l'infmi à la voluptueuse sensation des 
scènes rapprochées que j'avais sous les pieds; l'amitié, 
l'amour, le loisir, le bonheur, m'attendaient au retour à la 
villa Ludovisi. Je ne rencontrais sur les borda des sen- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITBE DEUXIEME. 93 

tiers que des spectacles de vie pastorale , de félicité rus- 
tique, de sécurité et de paix. Des paysages de Léopoid 
Robert, des moissonneurs, des vendangeurs, des bœufs 
accouplés ruminant à l'ombre, pendant que les enfants 
chassaient les moucties de leurs flancs avec des rameaux 
de myrte; des muletiers ramenant aux villages lointains 
leurs femmes qui allaitaient leurs enfants, assises dans un 
des paniers ; de jeunes filles dignes de servir de type à 
Raphaël , s'il eût voulu diviniser la vie et l'amour, au lieu 
de diviniser te mystère et la virginité ; des fiancés, précé- 
dés despifferari (joueurs de cornemuse), allant à l'église 
pour faire bénir leur félicité ; des moines , leur rosaire à la 
main, bourdonnant leurs psaumes comme l'abeille bour- 
donne en rentrant à. la ruche avec son butin; des frères 
quêteurs, te visage coloré de soleil et de santé, le dos plié 
sous le fardeau de pain, de fruits, d'œufs, de fiasques 
d*buile et de vin , qu'ils rapportaient au couvent ; des er- 
mites assis sur leurs nattes au seuil de leur ermitage ou de 
leur grotte de rocher au soleil, et souriant aux jeunes 
femmes et aux enfants qui leur demandaient de les bénir : 
voilà les spectacles de cette nature; il n'y avait là rien 
pour la tristesse et la mort. Qu'est-ce qui me ramena donc 
à cette pensée? Je n'en sais rien ; j'imagine que ce fut 
précisément le contraste, l'étreinte de la volupté sur le 
cœur qui le presse trop fort, et qui en exprime trop com- 
ptétement la puissance de jouir et d'aimer, et qui lui fait 
sentir que tout va finir promptement, et que la deraicre 



zed.yGOOgle 



94 FIOR D'ALIZA. 

goutte de cette éponge qui boit et qui rend la vie , est uDe 
larme. Peut-être cela Tut-il simplement la vue d'un de ces 
beaux cyprès immobiles se détachant en noir sur le lapis 
éclatant du ciel, et rappelant le tombeau. 



Quoi qu'il en soit, j'écrivis les premières strophes de 
cette harmonie au son de la cornemuse d'un pifferaro 
aveugle, qui faisait danser une noce de paysans de la plus 
haute montagne sur un rocher aplati pour battre le blé, 
derrière la chaumière isolée qu'habitait la fiancée; elle 
épousait un cordonnier d'un hameau voisin, dont on aper- 
cevait le clocher un peu plus bas, derrière une colline de 
châtaigniers. C'était une des plus belles jeunes filles des 
Alpes du raidi qui eût jamais ravi mes yeux ; je n'ai re* 
trouvé cette beauté accomplie, à la fois idéale et incarnée, 
que dans la race grecque ionienne, sur la côte de Syrie. 
Elle m'apporta des raisins , des châtaignes et de l'eau gla- 
cée pour ma part de son bonheur ; je remportai , moi, scHt 
image. Encore une fois, qu'y avait-il là de triste et de 
funèbre? Eh bien I la pensée des morts sortit de là. N'est- 
ce pas parce que la mort est au fond de tout tableau ter- 
restre , et que la couronne blanche sur ces cheveux noirs 
me rappela la couronne blanche sur un linceul 1 J'espère 



ze^.yGoog[e 



CHAPITRE DEUXIÈME. TO 

qu'elle vit toujours dans son chalel adossé à son rocher, et 
qu'elle tresse encore les nattes de paille dorée en regardant 
jouer ses enfants sous le caroubier, pendant que son mari 
chante, en cousant le cuir à sa fenêtre, la chanson du cor- 
donnier des Abruzies : 

• Pour qui fais-tu cette chaussure? Est-ce une sandale 
pour le moine? est-ce une guêtre pour le bandit? eet-ce 
un soulier pour le chasseur? 

> C'est une semelle pour ma fiancée , qui dansera la ta- 
rentelle sous la treille , au son du tambour orné de gre- 
lots. Mais avant de la lui porter chez son père, j'y mettrai 
un clou plus fort que les autres, un baiser sous la semelle 
de ma fiancée! 

< J'y mettrai une paillette plus brillante que toutes les 
autres, un baiser sous le soulier de mon amour ! 

• Travaille, travaille, caizolaïo I » 



zed.yGOOg[e 



„Google 



CHAPITRE III 



Ce n'est pas un poëme, ce n'est pas non plus un roman, 
c'est le récit d'une promenade que je fis, cette année, dans 
les montagnes de Lucques. Je l'écrivis alors en note dans 
mes souvenirs de poète pour faire peut-être un jour un su- 
jet vrai de poeine d'une aventure réelle, telle que Graziella, 
qu'on a tant aimée, ou de Geneviève, qui a fait verser tant 
de larmes aux cœurs simples. 

Je dois avouer aussi que la beauté candide et cepen- 
dant incomparable de la jeune fille ou femme qui fut, bien 
à son insu, l'héroïne de cette histoire, me resta profondé- 
meot gravée dans les yeux, que mes yeux ne purent jamais 
l'oublier, et que toutes les fois qu'une apparition céleste de 
jeune fille ici-bas me frappa depuis, soit en Italie, soit en 
Grèce, soit en Syrie, je me suis demandé toujours : ■ Mais 



<ZDVI. courL. ■ 



zed.yGOOgle 



*« FIOR D'ALIZA. 

est-elle aussi délicate, aussi virginale, aussi impalpable que 
Fior d'Aliza, de Saltochio? > Voil^ pourquoi, les temps et 
les événements m' ayant enlevé le loisir d'écrire en vers, 
comme Jocelyn, cette simple et touchante aventure, je 
l'écris en prose, et je demande pardon à mes lecteurs de 
ne pas en avoir fait un poëme ; mais, vers ou prose, tout 
s'oublie et tout s'anéantit en peu d'années ici-bas, il suffît 
d'avoir noté, à quoi bon écrire? On voit bien, du reste, que 
rien ici ne sentreiïet ou la prétenlion de l'invention, et que 
cela est vrai comme la nature. Laissez-moi donc l'insérer 
tel quel dans mes conûdences de cette année. Ce qui nous 
émeut fortement, ce qui revient perpétuellement dans notre 
mémoire, fait partie de notre vie. Voici la chose. 



Cm 



En *•*, je passai l'été à Saltochio, délicieuse et pom- 
peuse villa des environs de Lucques, qu'on avait louée à 
l'ambassadeur de France, à """. J'en sortais souvent seul, 
le matin, pour aller, dans les hautes montagnes de ce pays 
enchanté, chercher des points de vue et des paysages; je 
ne m'attendais certainement pas à rencontrer de point de 
vue sur le coeur humain, ni des poèmes en nature ou en ac- 
tion qui me feraient penser toute ma vie, comme à un 
songe, à la plus divine Jigure et & la plus mélancolique 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE TROISIÈME. 99 

Aventure qu'un poème eût jamais fait lever devant moi. 
C'est pourtant ce qui m' arriva. 

Un jour d'été, de très-grand matin, je sortis du parc, 
des lits d'eau, des grands bois de lauriers de Saltochio, et 
je gravis les collines opulentes qui portent les gros et riches 
villages du pays de Lucques; mon chien me suivait par 
amitié, et je portais mon fusil par contenance, car dès ce 
lemps-U je ne tuais pas ce qui jouit de la vie. La beauté 
sereine du temps m'engagea à monter beaucoup plus haut, 
jusque dans la montagne. J'abandonnai les villages, les 
maisons, les champs cultivés, et je m'égarai pendant trois 
heures dans les ravins pierreux, dans le lit sec des torrents, 
puis j'en sortis pour monter encore. J'apercevais loin de 
toute route, en apparence, une cahute entièrement solitaire 
sur le penchant d'un étroit vallon vert, sous d'énormes châ- 
taigniers. J'avais besoin de me reposer un moment, et de 
m'abreuver aune source. J'entendais un léger suintement 
d'eau filtrer dans les rochers au bas de la cabane. Je voyais 
les grandes ombres noires des châtaigniers velouter un peu 
le rocher, derrière la maison ; j'y montai pour jouir de 
deux bienfaits inespérés de la saison : de l'eau et du frais. 



zed.yGOOg[e 



PIOB D'ALIZA. 



En touroant sans bruit le site de la maison, bâtie à moi- 
tié dans le rocher, je m'arrêtai comme frappé d'une appa- 
rition soudaine : c'était une figure de jeune femme, bien 
plus semblable du moins à une jeune fille, qui donnait & 
teter à un bel enfant de cinq ou [six mois. Non, je n'es- 
sayerai pas de vous la décrire ; il n'y a pas de pinceaux, 
même ceux du divin Raphaël, pour une pareille tête. Elle 
était debout, les pieds nus, plus blancs et plus délicats que 
les cailloux qui sortent de la source ; sa robe, & gro3 plis 
noirs perpendiculaires, tombait avec majesté sur ses che- 
villes ; son corset rouge à demi délacé laissait Teofaot su- 
cer le lait et le répandre de sa bouche rieuse, comme un 
agneau désaltéré qui joue avec le pis de la brebis, ou 
comme un enfant qui trouble la source avec ses petites 
mains après avoir bu. Elle ne me voyait pas, caché à demi 
que j'étais par l'angle du rocher sur lequel était bâtie la mai- 
son. Je retenais ma respiration pour mieux contempler 
cette divine figure; elle ressemblait & une belle villageoise 
te matin du dimanche, qui va faire sa toilette à la source, 
au lever du jour, derrière le jardin. Elle fusait semblant 
d'allaiter l'enfant d'une sœur plus âgée qu'elle [je le sup- 
posais du moins). Puis elle peignait négligemment les lon- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME lOi 

gués tresses blondes de ses cheveux, tantôt recouvrant 
fenfant et elle comme d'un voite, tantôt relevée et ratta- 
chés & son front, avec des bouquets d'œilletf) rouges et de 
giroflées autour de sa tempe. 

Quand cette première toilette, qui annonçait un jour de 
fête, fut finie, elle s'assit à terre, sous le grand châtaignier, 
et roulant avec des éclats de rire mutuels son bel enfant nu 
sur le lit de feuilles, elle jouait avec lui comme une biche 
avec son faon nouveau-né. Toute la voûte des feuilles ré- 
sonnait de leurs cris, car ils se croyaient seuls dans la na- 
ture : 

Mi rivedrai 
Ti revedro 
Diluobelrai, 
Ui pascero I 

chantait-elle en entrecoupant son air de baisers et d'éclats 
de rire, comme quelqu'un qui pense & revoir et à être re- 
vue avec une égale ivresse, le soir de ce beau jour qui com- 
meoce si bien. 



A ce moment où je me noyais en silence dans l'admira- 
tion de cette jeune fille, la plus séduisante que j'eusse en- 
core vue, déjà semblable à une mère, à un &ge où elle 



zed.yGOOg[e 



*(« FIOR D'ALIZA. 

devait grandir encore, et réunissant sur sa figure l'amour 

badin de la sœur à la tendre sollicitude de la mère, mon 

chien, qui revenait d'un arrêt, se précipita avec fougue 

vers moi et me fit apercevoir de la jeune fille. Elle jeta un 

cri, se leva d'un bond en emportant son enfant, et voulut 

s'enfuir. 

— Ne fuyez pas, lui dis-je avec respect, c'est à. moi de 
m'éloigner, puisque ma présence inattendue dans ce lieu 
trouble vos yeux et aussi ceux de ce bel enfant à qui ma 
vue fait détourner la tête vers votre épaule. 

— Non, seigneur, me répondit-elle en rajustant son 
corset rouge sur sa poitrine ; pardonnez, je me croyais seule 
et je faisais participer mon nourrison au bonheur qui nous 
attend ce soir. Je passais le temps qui sera si long au- 
jourd'hui ! 



Elle me pria d'entrer pour me rafraîchir un moment, 
m'assurant que son père aveugle et sa tante seraient heu- 
reux dans un tel jour de pouvoir m'offrir Thospitalité. 

— Car les hôles de ces solitudes' sont bien rares, et il faut 
bien s'en défier, ajouta-t-elle avec grâce; mais il y en a 
dont l'arrivée porte bonheur à une maison. 

En parlant ainsi, elle tourna l'angle du petit jardin, et, 
m'annonçant à son père, elle me Qt entrer dans la masure. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE THOISIÈME. 



Après les premiers complimenta et les premières excuses, 
ces braves gens, chez qui tout respirait un air d'indigence, 
mais un air de fêle, m'oiïrirent, sur une table de bois très- 
propre, un repas champêtre ; de belles châtaignes conser- 
vées en automne dans leur seconde écorce et bouillies dans 
du lait de chèvre, (Ju fromage, du pain de couvent très- 
blanc et trés-savoureux, de l'eau de la source. J'avais une 
gourde dans mon havre sac, j'en voulus faire goûter à la 
jeune mère ; elle y trempa ses lèvres avec complaisance, et, 
les détournaot bientôt avec répugnance : 

— Je n'ai jamais bu que de l'eau, dit-elle, cela aigrirait 
le lait de mon enfant. 

Je n'osai pas l'interroger sur sa maternité précoce ; mais 
on voyait qu'elle n'avait pas à rougir. Le vieillard but & sa 
place. 

— Il y a longtemps que j'en ai perdu le goût, dit-il. 

— Vous n'êtes donc pas riches? lui dis-je. 

— Oh 1 non, dit-il, mais nous ne sommes pas pauvres. 

— Oh 1 nous l'avons été, s'écria la mère. 

— Oh I oui, reprit la jeune femme, nous t'avons été ; 
tenez, regardez ce champ de mats, ce petit enclos où les 
vignes et les figuiers rampent contre les pierres grises, qui 



zed.yGOOg[e 



104 FIOR D'ALIZA. 

Éwrtent de terre comme pour les supporter ; ce petit pré, au 
fond du ravin à gauche, qui nourrit deui vaches, et ce 
bois de jeunes ch&taigniers et de lauriers sauvages, qui 
descend d'en haut vers le pré : tout cela a été à nous. Mais 
le rocher, le ch&taignier, la pelouse, aussi lai^ que ses 
racines s'étendent et que son ombre porte, et ce verger 
entre ces pierres grises avec ces vingt pas d'herbe autour 
de la maison, et les trois figuiers, tout cela est à nous; et 
cela nous suffît bien pour nous cinq, tant que le bon Dieu 
et la Madone ne nous auront pas envoyé d'autres petites 
bouches de plus pour sucer le rocher qui nous nourrit tous. 



— Cinq? dis-je à la jeune femme, mais je n'en \(Ab que 
quatre en comptant le petit enfant que vous allaitez. 

— Oh [ oui, dit la vieille mère, mais il y en a un que 
vous ne voyez pas et que nous voyons, nous, tout comme 
s'il élût là, et à qui nous laissons sa place vide autour de 
ta table. 

A ces mots, la jeune mère se leva, pressa son enfant 
contre son cœur d'un mouvement sensible et presque con- 
vulsîf, tourna ses yeux humides du côté de la mer et les 
essuya avec la manche de sa veste verte. 

— C'est Hyeronimo qu'elles veulent dire, monàeur. 



D,B,t,zed.y»^OO^Ie 



CHAPITRE TROISIÈME. 108 

dit le vieillard ; c'est mon fils et mon apprenti. Il est en 
mer. 

— Est-il donc matelot? demandai-je. 

— Oh t non, monsieur ; il Test et il ne l'est pas. Mais ce 
serait trop long h vous raconter; vous devez avoir' besoin 
de dormir. Ahllepauvregarçon, il aime trop le ch&taignier 
pour cela. 

— Mais, à propos de châtaignier, dis-je, comment se 
fait-il que, si vous aimez tant de père en Tils cet arbre 
nourricier de la famille, vous ayez creusé à coups de hache 
dans son tronc ce grand creux où Ton voit encore l'empreinte 
du fer dont vous l'avez si cruellement frapp«î, au risque de 
le faire écrouler avec son dôme immense et ses branches 
étendues sur votre chaumière? 

— Ah I c'est une longue et triste histoire, monsieur, me 
dirent-ils tous à la fois ; le bon Dieu et la Madone l'ont 
sauvé par miracle, et il nous a sauvés avec lui, mais cela 
n'importe pasplusquelenid de corneilles quia été sauvé, 
ce soir-U, avec l'arbre, et dont les petits seraient tombés 
à ter^e avec lui. N'en parlons plus ; cela nous ferait trop 
serrer le cœur. 



— Non, non! dis-je avec une curiomté qui venait de 
bonne intention, parions-en, à moins que cela ne vous fasse 



zed.yGOOg[e 



106 FIOR D'ALIZA. 

trop d'angoisse. Je suis jeune encore, mais j'ai toujours 
aimé, dès mon enfance, & pleurer avec ceux qui pleurent, 
plus qu'à rire avec ceux qui rient ; si voua ne voulez pas 
me dire toute l'histoire aujourd'hui, vous me la direz de- 
main, car je n'ai rien qui me presse, et si j'étais pressé, 
quelque chose encore me retiendrait ici que je ne puis pas 
définir. 

En parlanlainsi, je jetai involontairement un coupd'ceil 
à la dérobée sur l'angélique figure de la jeune mère, qui 
était allée donner le sein à son enfant sur le seuil de la 
cabane. Jamais beauté si pure et si rayonnante n'avait 
fasciné mes yeux : une apparition du ciel à travers le cristal 
de Tair des montagnes, la fraîcheur du matin, un fruit 
d'été sur une branche, une joie céleste h. travers une 
larme, une larme d'enfant devenue perie en tombant des 
cils ; puis ces quatre âges de la vie sous un même arf>rB : 
l'aïeule, le père, la jeune épouse, t'cnfanl à ta mamelle; 
ces pauvres animaui domestiqueti' : le chien, les chèvres, 
les colombes, les poussins sous l'aile de la poule, les lézards 
courant avec un léger bruit sous les feuilles sèches du toit. 
Cette scène me fascinait. 

Nous sou pâmes. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TilOISIÈME. 



Après lesouper, je demandai timidement, en regardant 
tour à tour l'aïeule, le père, la fille, le récit qui m'avait 
été promis pour m' expliquer la profonde blessure du châ- 
taignier. 

— Âli ! moi, je ne saurais pas dire, je pleurerais trop, 
dit la vieille Femme, 

— Ah ! moi, je n'oserais pas, je suis trop jeune pour 
tout savoir et trop innocente pour savoir bien raconter, dit 
la spom. 

— Parlez donc, vous, p&re, dirent-elles toutes deux. 



— Ah bien! non, dit le père; mais parlons chacun à 
notre tour, et disons chacun ce dont cous nous souvenoos ; 
ainsi le voyageur saura tout par la bouche même de celui 
qui aura vu, connu et senti la chose. 

— Bien ! di&-je. C'est donc & la vieille mère de parler 
la première, car elle a vu passer bien des ombres du châ- 



zed.yGOOg[e 



108 FIOR D'ALIZA. 

laignier sur la bruyère de la montagne, el tomber bien des 

lits de feuilles mortes sur les racines el sur voire toit. 



— Ah 1 c'est bien vrai, que j'en ai bien vu tomber et 
renalire de cee chères feuilles de notre gros arbre, dit-elle 
en écartant de sa main amaigrie les mèches de ses cheveux 
blancs, qui lui tombaient de Bon front sur les yeux. Que 
voulez-vous, mon jeune monsieur, je Tai entendu dire à 
mon père et au père de mon père : notre famille est aussi 
vieille sur la montagne quels rocher fendii qui pleure de vieil- 
tesse, comme mes yeux, et que les racines de Tsrbre qui 
ont fendu la roche en se grossissant sous terre. Ces deux 
braves hommes ne savaient pas quand nous y étions venus 
pour la première fois. Ils disaient qu'ils avaient entendu 
dire, par le plus vieux moine du couvent de là-liaut, que 
les Zampognari, c'est notre nom de famille, étaient des- 
cendus, dans le temps des guerres des Pisans contre les 
Florentins, d'un jeune oflicier toscan prisonnier des Pisans, 
qui s'était sauvé de la tour de Pise, où H attendait la mort, 
avec la jeune fille du capitaine geôlier de sa tour, et qu'il 
s'était bâti, au plus haut de la montagne, alors déserte, 
une cabane sous les ch&taigniers pour y vivre de peu avec 
sa maîtresse. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIEME. '109 

Comme elle ne pouvait pas revenir k Pise chez son 
père, qu'elle avait trahi par amour pour le beau prisonnier, 
lui, ne voulant pas non plus abandonner celle à qui il de- 
vait la vie, avait oublié ici, père, mère et patrie ; il avait dé- 
friché peu à peu quelque petits arpents de terre autour des 
rochers, il avait été faire bénir son mariage à un ermite de 
l'Ermitage, qui est aujourd'hui le couvent de San Slefano, 
là-haut, là-haut ; il avait fondé la famille dont les fils et les 
filles étaient descendus les uns ici, les autres I&, dans les 
villages de la plaine, puis il était mort après sa femme. 
- Leur fils leur avait creusé une fosse en terre sainte, W 
où vous avez vu le terrain bossue sous une croix de pierre 
taillée dans les blocs et rougle par les mousses, où les hi- 
rondelles se rassemblent, la veille de leur départ, avant le 
coup de vent de mer de septembre, quand les châtaignes 
tombent d'elles-mêmes au pied du châtaignier. 

Les garçons d'en bas venaient aussi de temps en temps 
courtiser lesfillesde l'ainé des Zampognari, réputées pour 
leur beauté et pour leur bonne renommée dans les collines^ 
de Lacques, et c'est ainsi que nous avons bien des parents 
sans les connaître, & présent, parmi les Lucquois, qui nous 
méprisent pour noire pauvreté aujourd'hui. Est-ce que 
l'eau du Cerchio, qui brille là-bas sous l'arche du pont de 
marbre de Lucques, se souvient des gouttes d'eau de notre 
source, où boivent nos chèvres et nos brebis? Ce monde, 
monsieur, n'est qu'un grand oubli pour ta plupart ; je ne 
dis pas cela pour toi, notre Fior d'Aliza, qui ne nous as 



zed.yGOOg[e 



110 FIOR D'ALIZA. 

jamais oubliés dans notre misère et qui as préféré la veste 
brune et le bonnet de laine de ton cousin aux plus riches 
habits et aux chapeaux galonnés des villes. 



Fior d'Aliza rougit, détourna la tôte et regarda, ap- 
pendue à la muraille, le. zampogna do son cousin absent. 
L'enfant, en remuant ses petites mains du fond de son 
berceau, toucha par hasard l'outre dégonflée dela^ffm- 
pogna, où dormait un reste de vent de l'haleine de son 
père ; la musette rendit un petit son, comme la touche d'un 
clavier sur lequel un oiseau familier se perche par hasard 
en voltigeant libre dans la chambre d'une jeune filte. L'en- 
fant effrayé retira sa main. 

— On dirait que c'est Hyeronimo qui enfle son outre en 
montant la montagne pour nous avertir de son approche, 
dit l'ateule. 

Le père soupira ; ta jeune sposa ne dit rien, mais elle se 
leva de table et inclina involontairement la tête hors de la 
porte, comme si elle avait pu reconnaître, de l'oreille, les 
pas de son amant dans la nuit; puis elle rentra tristement, 
sourit à son enfant, lui Ht couler deux ou trois gouttes do 
lait sur les lèvres, et revint s'asseoir à. côlé de la vieille 
aïeule. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME 



— Je ne sais pas autre chose de la famille, conlinua la 
tante. Que voulez-vous, monsieur ? personne de nous ne 
sait ni lire ni écrire; qui est-ce quinous l'apprendrait? Il n'y 
a ni maître ni école, à cette distance des villages, sous les 
châtaigniers; les oiseaux ne le savent pas non plus, et ce- 
pendant voyez comme ils s^aiment, comme ils font leur nid, 
comme ils couvent leurs œufs, comme ils nourrissent leurs 
petits. 

— Et comme ils chantent donc I ajouta Fier d'Aliza en 
entendant deux rossignols qui luttaient de musique noc- 
turne au fond du ravin, près de l'eau. 

— Mon père, reprit l'aïeule, fit ce que faisait son père ; 
il cultiva un peu plus large de terre noire entre ces rochers. 
C'est son père qui avait planté quelques ceps de vigne sur 
la pente en pierres au midi, et qui avait enlacé les sarments 
aux treize mûriers qui nourrissaient ses vers à. soie de leurs 
feuilles ; c'est son fils, mon frère et son fils que voilà, 
dit-elle en montrant du geste le vieil infirme, qui défricha 
en vingt ans et qui sema le champ de maïs dont les grappes 
d'or, comme des oranges sur le quai de Pise, brillent main- 
tenant pour d'autres que pour nous sous les vertes lisières 
du bois de lauriers. 



zed.yGOOg[e 



112 FIOR D'ALÎZA. 

Lui et son Trère, qui est mort jeune, et qiii était mon 
mari, s'occupuent l'hiver, comme avaient fait leurs pères 
et leurs oncles, k façonner des zampoffnes, que les bergers 
de ia campagne de Sienne, des Maremmes, et des Abruzzes, 
leur achetaient dans la saison des moissons, quand ils al- 
laient se louer, pour les récoltes, aux riches propriétaires 
de ces pays, pour rapporter de quoi vivre Thiver à la ca- 
bane. 

On dit que les Calabrais eux-mêmes n'en fabriquent pas 
de plus sonores et de plus savantes que nous. 

Mon mari taillait les chalumeaux, creusés et percés de dix 
trous, autant que de doigts dans les mains, avec une em- 
bouchure pour le souille; il choississait, pour ces hautbois 
attachés à. l'outre de peau de chevreau, des racines de buis 
bien saines et bien séchées pendant Irois étés au soleil. 

Son frère Antonio coupait et cousait les outres et le souf- 
flet qui donne le vent k la zampogne. Il laissait le poil du 
chevreau en dehors sur la peau, afin qu'elle gard&t mieux 
le son et que la pluie glissât dessus, comme sur la petite 
béte, sans l'amollir, et de plus c'était lui qui en jouait le 
mieux et qui essayait l'instrument en le corrigeant jusqu'à 
ce que l'air sortit aussi juste que la voix sort des ténèbres. 

— Tiens, ma fille, dit-elle k sa nièce en s' interrompant, 
ouvre donc le coffre de bois, et montre à l'étranger les trois 
dernières zampognes qu'ils ont fabriquées ainsi avant la 
mort de mon pauvre mari. 

Ah I monsieur, ajouta la vieille femme pcndaut que Fior 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. 113 

d*Aliza. tenait le Ctifrre ouvert pour me laisser voir ces trois 
chefa-d' oeuvre, quels instruments! et comme Antonio en 
jouait alors qu'il avait les doigt agiles et le souffle fort I 
Non, jamais aucune Madone des coins de rues, à Lucques, 
à Pise, à Sienne, peut-être à Rome, n'a entendu des séré- 
nades pareilles pendant les nuits de la semaine de la Pas- 
sion ; on priait rien qu'à les entendre, les anges souriaient 
en pleurant et les soirs d'été, après la moisson, quand elles 
jouaient des airs de danse, les chênes mêmes auraient 
bondi en cadence en les écoutant. 

Le couvercle du coffre échappa k ces mots de la main de 
la pauvre nourrice, et retomba avec un bruit sépulcral 
sur les zampognes désormais muettes. Elle avait pensé à 
son amant 

— C'est vrai, dit l'aïeule, que le pauvre Hyeronimo en 
jouait encore mieux que mon mari et que son père ! Et 
celle-ci. ajouta-t-elle en montrant Fior d'Aliza, monsieur, 
elle en jouerait encore mieux que son mari si elle voulait ; 
mats depub nos malheurs, elle n'a plus le cœur & rien qu'à 
penser à lui, h l'attendre, à le pleurer et à regarder son 
petit enfant pour retrouver Hyeronimo dans son visage. 



. COHPL. — Xl.l. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Nous vivions ainsi, monsieur, dans le travail, en santé, 
en bon accord et en joie, dans notre petit domaine indivis 
entre nous. La maison se composait de mon mari, de moi, 
d'UyeronImo, qui grandissait pour nous remplacer, d'An- 
tonio, mon beau-frère, sain et valide alors, qui avait épousé 
ma sœur, mère de Fior d'Aliza. Ah ! c'est celle-là qui élait 
belle, voyez-vous I On venait jusque de Pise pour la voir, 
quand elle descendait à la foire de Lucques avec son mari. 
Pauvre sœur I Qui aurait dit qu'elle mourrait avant d'avoir 
fini d'allaiter son enfant, Fior d'Aliza, que vous voyez de- 
vant vous. 

LXVI 



Antonio, à ce souvenir, passa sa manche sur ses yeux, 
et Fior d'Aliza regarda son enfant comme si elle eût trem- 
blé de ne pas le nourrir non pVjts jusqu'au sevrage. 

— Avant cette mort et avant celle de mon mari, pour- 
suivit-elle d'une voix affaissée par de tristes souvenirs, nous 
étions trop heureux ici, mon mari, moi, Hyeronimo, mon 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. U5 

fils, que je portais encore à la mamelle, Antonio, ma sœur 
et la petite Fior d'Aliza, qui venait de naître. 

Un jour, mon mari remonta de la plaine, après la mois- 
son, dans les Maremmes de Toscane. Il avait fait bien 
chaud cette année-1^ ; nous l'attendions tous les soirs du 
jour où les moissonneurs et les Zampognari rentrent dans 
les villages de la montagne avec leur bourse de cuir, 
pleine de leur salaire, à leur ceinture; un moine quêteur, 
qui avait passé te matin en remontant au couvent de San 
Stefano, nous avait dit qu'il l'avait rencontré et reconnu 
de loin, assis au bord d'une fontaine, sur la route de Lucques 
à Bel Sguardo. Cela m'avait étonnée, car ordinairement, 
quand il revenait au grand châtaignier, il ne s'amusait pas 
k s'asseoir sur la route; il était trop pressé de me revoir et 
d'embrasser son petit sur les lèvres de sa mère. Le soir, 
Dous n'entendîmes pas, comme 6. l'ordinaire, sa zampogne 
à travers les lauriers de la montée; nous n'entendîmes que 
le pas lent et lourd de ses souliers ferrés sur les cailloux et 
le soufOe d'une haleine haletante. 

— Serait-ce bien lui? me dis-je. 

£t je m'élançai pour m'en assurer. Hélas! c'était bien 
lui, mais ce n'était plus lui ; il me tendit les bras, laissant 
tomber sa zampogne, et il s'évanouit sur mes genoux. 

Quand il fut revenu à lui : 

— Couche-moi, me dit-il, je n'ai plus qu'à mourir; la 
fièvre de Terracine m'a tué. 

Le bon air fin des collines rie fît que donner plus de force 



ze:d.yGoog[e 



116 PIOR D'ALIZA. 

fiu poison qui était entré dans ses veines avec les rayons da 
soleil des Haremmes. Nous renseveltmes le troisième jour 
après son retour ; il ne nae resta de lui que Hyeronimo, que 
je nourris plus de larmes que de lait. 

C'est ainsi que nous ne restâmes plus que six à la cabane: 
notre vieille mère, qui ne comptait pluslesannéesdesa vie 
que par les pertes de son mari, de ses frères, de ses sœurs, de 
ses filles mariées bien loin dans la plaine ; Antonio, que vous 
voyez déjà aveugle et ne pouvant plus sortir qu'avec son 
chien de la cabane, pour aller à la messe au monastère de 
San Slefano deux fois par an; Hyeronimo, mon fils uni- 
que, et Fior d'Aliza, dont la mère était morte la semaine 
ou elle était née ; c'était la chèvre blanche qui l'avait nour- 
rie. Aussi voyez comme elle l'aime et comnae elle a l'air 
jalouse quand Fior d'Atiza caresse son nourrisson, et 
comme elle frotte ses cornes contre son tablier. On dirait 
qu'elle est jalouse de Tamour de la mère pour l'enfant, et 
qu'elle regarde Fior d'Aliza comme son enfant à elle-même. 
Pauvres bétes, allez ! vous êtes bien de la famille. Les pa- 
rentés sont dans le cœur, monsieur ; il y a bien de» chré- 
tiens qui ne s'aiment pas tant que nous nous aimons, nous, 
le chien, la chèvre et les moutons, sans compter le Ciaca'o, 
r&ne qui broute là, devant les chardons aux fleurs bleues 
du ravin. 

Les deux enfants, dont je devins la seule mère, puisque 
Fior d'Aliza n'en avait plus, furent nourris du même lait 
par moi et par la chèvre, et bercés dans le même berceau. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. «7 

De peur que les renards ou les écureuils ne leur fissent 
mal k terre, pendant que j'allais sarcler le maïs ou retour- 
ner les meules de foin dans le petit pré, je suspendais leur 
berceau sur la grosse branche basse et souple du châtai- 
gnier, et je m'en rapportais au vent pour les balancer dou- 
ceoaent dans leur nid; n'est-ce pas ainsi que font les 
oiseaux? Moi, mes deux oiseaux n'avaient pas d'ailes; je 
ne craignais pas qu'ils s'envolassent pendant l'ouvrage. Ils 
se ressemblaient tellement, qu*on ne connaissait pas la pe- 
tite du pelit autrement qu'à la couleur de leur cheveux, 
quand ils me tendaient les bras pour que je leur donnasse 
le sein. II n'y avait pas six hiois d'âge entre eux deux, Hie- 
ronimo étant né la mâme année que Fior d'Aliza avait vu te 
jour. 

Je disais souvent à mon bean-frère Antonio : • Remarie- 
toi donc pour donner une autre mère à ta fille ; ■ mais il me 
disait toujours non. ■ Je lui donnerais bien, àelle une autre 
mère, mais qui est-ce qui me donnerait, à moi, une autre 
femme? 

Sa consolation était de ne jamais vouloir se consoler. Le 
chagrin qu'il nourrissait et les larmes qu'il ne cessait pas de 
répandre en pensant & sa pauvre belle femme morte, 
finirent par lui rétrécir le cœur et par le rendre aveugle, 
comme le voilà ; il ne pouvait presque plus travailler aux 
zampognes; d'ailleurs, on n'en commandait guère depuis 
que les Français dominaient à Rome et à Lucques ; \Gspif- 
ferari, joueurs de musette, ne sortaient plus des Abruzzes, 



zed.yGOOg[e 



H8 non D'aliza. 

et les Madones, aux coins des rues, n'entendaient plus de 
sérénades ni de litanies ta nuit, aux pieds de leurs niches 
abandonnées. On n'entendait que la musique de cuivre des - 
régiments, les tambours et le bruit de l'exercice k feu sur 
les remparts de Lucques et dans les plaines. Nous avions 
perdu notre gagne-pain en hiver, et mes faibles bras et les 
bras aiïaibtis du pauvre Antonio ne suffisaient qu'à peine à 
cultiver un peu de maïs et de millet, assaisonné de lait de 
chèvre pour les petits... Qu'aurions- nous fait sans les châ- 
taignes pour vivre, le pauvre infirme et moi ? Mais les char 
taigniers nous nourrissaient tout l'hiver, les figuiers tout 
l'été; nous faisions sécher les châtaignes au four et nous, les 
conservions saines dans leur seconde écorce; nous faisions 
cuire les figues au soleil, sur le toit de la cabane, et, saupou- 
drées d'un peu de farine de millet que je broyais moi-même 
dans le mortier, sous le pilon de pierre dure, elles se con- 
servaient, comme les voilà encore, d'un automne à l'autre. 
Voyez, monsieur, quel bon goût elles ont; on dirait du 
sucre ou des morceaux de miel de nos trois ruches, durcis 
dans leur cire. 



Les deux enfants, quand ils furent sevrés, grandirent 
bien et se fortifièrent à vue d'œil à ce régime. 

Fior d'Aliza commençait déjà à aller ramasser le bois 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIEME. 119 

mort, dans le petit bois de lauriers, pour cuire les cb&- 
laigDes dans la marmite de terre, et Hyeronimo commen- 
çait aussi à remuer la terre pour y semer le maïs et le 
millet. Quant aux chèvres, aux moulons et à l'âne, ils se 
gardaient eux-mêmes dans ]a bruyère, et quand ils tardaient 
h se rapprocher, le soir, le chien que j'envoyais dans la 
montagne me comprenait; il les ramenait tout seul h. la 
cabane ; ce bon chien était le père de celui que vous voyei 
couché aux pieds de son maître; il l'a si bien instruit qu'il 
nous sert comme son père ; c'est un serviteur sans gages, 
pour l'amour de Dieu. 

LXVill 



On pouvait encore mener doucement sa pauvre vie et 
bénir Dieu et la Madone dans cette condition ; je devenais 
vieille, Antonio était infirme, mais patient ; le temps cou- 
lait, comme l'eau de la source, entraînant sans bruit les 
feuilles mortes comme les années comptées dans sa course; 
les enfants s'aimaient, ils étaient gais ; un frère quêteur du 
couvent de San Stefano leur avait appris, en passant, leur 
religion; ils étaient aussi obéissants à moi qu'au vieil Anto- 
nio, et nous confondaient tellement dans leur tendresse, que 
la nile ne savait pas si elle était ma fille ou celle d'Antonio, 
et que le garçon ne savait pas dire s'il était mon fils ou 
celui du vieillard. C'étaient comme des enfants jumeaux, 



zed.yGOOg[e 



120 FIOR D'ALIZA. 

comme une soeur et ud frère. Sans rien nous dire, nous nous 
proposions de les marier quand ils auraient l'âge et l'envie 
' de s*aimer autrement. 

Comment ne se Beraient-iis pas aimés? ils ne voyaient 
jamais d'autres enfants de leur âge ; ils n'avaient qu'un 
même nid dans ta montagne, et un même sang dans le 
cœur,, un même soufiDe dans la poitrine, un même air sur 
le visage I Leurs jeux et leurs rires sur le seuil de la ca- 
bane, les jours de fête, en revenant de la messe des Ermites 
aux Gamaldules du couvent, faisaient la gaieté de la se- 
maine ; les feuilles des bois en tremblaient d'aise, et le so- 
leil en luisait et en chauffait mieux sur l'herbe au pied du 
châtaignier. 

Hyeronimo me rappelait tant mon mari par ses boucles 
noires, sous son bonnet de laine brune ! Antonio ne pouvait 
pas aussi bion voir sa fille & cause du voile qu'il a sur ses 
pauvres yeux ; mais quand il entendait l'éclat de sa voix, à 
la fois tendre, joyeuse et argentine, comme les gouttes de 
notre source, quand elles résonnent en tombant des tiges 
d'herbes dans le basdn, il croyait entendre sa pauvre dé- 
funte, ma sœur. 

— Comment est-elle? me demandait-il quelquefois. Â< 
t-elle un petit front lisse comme une coupe do lait bordée 
de mouches ? 

— Oui, lui répondais-je, avec des sourcils de duvet noir 
qui commencent à lui masquer un peu les yeux. 

^A-t*elle des -cheveux comme la peau de cbàtaigne 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. ^U 

sortant de la coque, avant que le soleil l'ait brunie sur le 
toit? 

— Oui, lui disais-je, avec le bout des mèches lui- 
sant comme Ter du cadre des Madones, sur l'autel des 
Camaldules , quand les cierges allumés les fbnt reluire de 
feu. 

— A-t-elle des yeux longs et fendus, qui s'ouvrent tout 
humides comme une large gouUe de pluie d'été sur une 
fleur bleue dans l'ombre ? 

— Justement , répondais-je , avec de longs cils qui 
tremblent dessus comme l'ombre des feuilles du coudrier 
sur l'eau courante. 

— Et ses joues? 

— . Comme du velours de soie rose sur les devantures de 
boutiques d'étodes à la foire de Lucques. 

— Et sa bouche? 

— Comme ces coquilles que tu rapportais autrefois des 
maremmes de Serra Vezza, qui s' entr' ouvrent pour laisser 
voir du rose et du blanc, dentelées sur leurs lèvres, demi- 
feimées, demi-ouvertes, pour boire la mer. 

— Et son cou ? 

— Mince, lisse, blancet rond comme les petites colonnes 
de marbre couronoées par des têtes d'ange, en chapiteau, 
sur la porte de la cathédrale de Pise. 

— Et sa taille? 

— Grande, élancée, souple et arquée, avec deux légers 
renflements sur la poitrine, sous son corset enrore vide. 



zed.yGOOg[e 



422 FIOR D'ALI Z A. 

— Ah ! Dieu ! s'écria-t-il, c'est tout comme sa mère k 
son âge, quand je la vis pour la première fois à la noce avec 
mon frère, trois ans avant de la demander è. votre mère. 
Et ses pieds ? 

— Ah 1 il faut les voir quand elle les essuie tous mouillés 
sur l'herbe, après avoir lavé les agneaux dans le bassin de 
la ravine : on dirait les pieds de cire de l'enfant Jésus, avec 
SCS petits doigts, sur la paille de l'étable de Bethléem, que 
tu voyais, quand lu" avais les yeui, dans la crèche de Noël, 
au couvent dus Camaidules. 

— C'est encore comme sa mère, redisait-il en admirant 
et en pleurant, et cela continuait comme cela tous les soirs 
des dimanches. 



— Ah ! c'étaient de bons moments, monsieur, et puis 
je lui répondais ensuite sur tout ce qu'il me demandait de 
mm pauvre et beau Hyeronimo, le vrai portrait en force 
de sa cousine en grâxie : comme quoi sa taille dépassait de 
la main la tête de la jeune fille, comme quoi ses cheveux 
moins bouclés étaient noirs comme les ailes de nos corneilles 
sur la première neige ; comme quoi son front était plus 
large et plus haut, ses joues plus pâles et plus bronzées par 
le soleil ; ses yeux aussi fendus, mais plus pensifs sous ses 
sourcils; sa bouche plus grave, quoique aussi douce ; son 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. 123 

menton plus carré et plus garni de duvet; son cou, ses 
épaules, sa taille plus formés. 

— As-tu vu saint Sébastien tout nu, attaché à son tronc 
d'arbre, percé de flèches, avec des filets de sang qui coulent 
sur sa peau lisse et brune? 

— Oui. 

— Eh bien ! on dirait mon fils quand sa chemise ouverte 
laisse voir ses côtes et qu'il s'appuie au châtaignier, en 
s'essuyant le front, au retour de l'ouvrage. J'ai bien vu des 
hommes, à la foire de Lucques et sur le quai de Livourne, 
déchargeant des felouques, mais je n'en ai point vu d'aussi 
beau, d'aussi fort, quoique aussi délicat ; c'est tout mon 
pauvre mari quand il partit, si peu de jours après m'avoir 
courtisée, pour ces fatales moissons des Maremmes I 

Et voilà comme nous abrégions les dimanches k nous ré- 
jouir dans nos deux enfants, et tous les pèlerins qui pas- 
saient en montant aux Camaldules s'arrêtaient pour respi- 
rer sous le châtaignier de la montagne et disaient : • Le 
ciel vous a bien bénis ! il n'y a rien de si beau qu'eux à la 
ville. » 



Mais nous eûmes bien du malheur une fois, pour la trop 
grande beauté de Fïor d'Aliza. 11 arriva une bande déjeu- 
nes messieurs de Lucques qui allaient par curiosité, car 



z'ed.yGOOgle 



124 FIOR D'ALIZA. 

VOUS allez voir que ce n'était pas par dévotion, au pèleri- 
nage des Camaldules. Le. malheur voulut que, dans ce mo- 
ment-là, la petite sortait de laver les agneaux dans le 
bassin d'eau sombre, où vous voyez reluire te ciel bleu au 
milieu des joncs fleuris, au fond du pré, sous les lauriers ; 
elle s'essuyait les pieds, debout, avec une brassée de feuil- 
les de noisetier, avant de remonter vers la cabane; sa 
chemise, toute mouillée aux bras et collant sur ses mem- 
bres, n'était retenue que par la ceinture de son court ju- 
pon de drap rouge, qui ne lui tombait qu'à mi-jambes ; ses 
épaules nues, partageant en deux ses tresses déjà longues 
et épaisses de cheveux, qui reluisaient comme de l'or au 
soleil du matin ; elle tournait çà et là son gracieux visage 
et Hait à son image tremblante dans l'eau, à c&té des 
fleurs, ne sachant pas seulement qu'un oiseau des bois la 
regardait. 



Les pèlerins, surpris, s'arrêtèrent à sa vue et flrent si- 
lence pour ne pas l'elTaroucher, comme quand un chasseur 
voit un chevreuil confiant, seul au bord du torrent, à tra- 
vers les feuilles. Ils se faisaient entre eux des gestes d'ad- 
miration en regardant la belle enfant. 

— En voilà une de Madone ! s'écria un des plus jeunes 
de la bande. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIÈME. 125 

— C*P3t la Madoae avant la visite de l'ange, dit le plus 

vieux. Ah I Dieu I que sera-ce quand elle aura quinze ans I 



— Elle n'eu a que douze, messieurs, leur dis-je, pour 
les détourner de regarder plus longtemps la petite, crai- 
gnant qu'ils ne lui fissent honte, en s' arrêtant plus curieu- 
sement 8008 l'arbre ; mids ils s'assirent au contraire, à la 
prière du plus vieux. 

La petite, qui remontait, les yeux à terre, sans dériance, 
ne les ayant ni vus ni entendus, rougit tout à. coup jus- 
qu'au blanc des yeux, en se voyant toute nue et toute 
mouillée devant des étrangers; elle se sauva, comme un 
faon surpris, dans la cabane, et rien ne put l'en Faire sor- 
tir, bien qu'elle se fât habillée derrière la porte. 



Les étrangers se parlèrent longtemps à voix basse entre 
eux, et me demandèrent ceci et cela sur notre famille. Je 
les satisfis honnêtement. 

— Nous reviendrons, jeune mère, me dirent-ils en me 



zed.yGOOg[e 



126 PIOIl D'ALiZ;A. 

saluant poliment, et si vous voulez marier votre fille dans 

un an ou deux, nous ta retenons pour mon fils, que voilà, 

et qui en est déjà aussi fou que s'il la connaissait depuis 

sept ans, comme Jacob. (C'était le chef des sbires de Luc- 

ques.) 

— Ah 1 que non, seigneur capitaine des sbires, lui ré- 
pondis-je en riant, ma fille est verte, elle n'est pas mûre 
de longtemps pour un mari ; de plus, elle n'est pas faite 
pour un capitaine des sbires de la ville qui mépriserait no- 
tre humble famille, et puis elle est déjà fiancée en esprit 
avec son cousin, le fils de l'aveugle que voilà. Les deux 
enfants s'accordent bien ; il ne faut pas séparer deux 
agneaux qui ont été attachés par le bon Dieu h la même 
crèche. 

Le capitaine fit un signe de l'œil à ses compagnons, 
et se retourna deux ou trois fois, en me disant adieu avec 
un air de dire au revoir. 

Voilà tout ce qui fut dit ce jour-là. 



Je n'y pensais plus deux jours après, et je n'en parlais 
déjà plus à la maison, quand le jeune capitaine des sbires 
redescendit avec ses amis de l'ermitage. - 

Cette fois, Fior d'Aliza, c'était un dimanche, revenait 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE TROISIEME. 127 

de la messe des Camaldules avec son cousin Hyeronimo, 
revêtu de ses plus beaux habits. Les derniers sons de la 
cloche d'argent des ermites résonnaient encore, comme 
une gaieté des anges, à travers ies branches du châtai- 
gnier; le soleil d'automne éblouissait dans les feuilles jau- 
nes ; les châtaignes, presque mûres, tombaient une h. une, 
avec les feuilles d'or, sur l'herbe courte tondue par les 
brebis; on entendait la cascade pleuvoir allègrement dans 
le bassin, et les merles siffler de joie en se frôlant les ailes 
et en se rappelant dans les lauriers. 11 semblait qu'une joie 
Bottait du ciel, de l'eau, de l'arbre, de la terre, avec les 
rayons, et disait, dans le cœur, aux oiseaux, aux animaux, 
aux jeunes gens et aux jeunes filles : ■ Enivrez-vous, voilà 
la coupe de la vie toute pleine. • Dans ces moments-là, 
monsieur, on se sentait, de mon temps, soulevé pour ainsi 
dire de terre, comme par un ressort élastique sous les 
pieds. 

LXXV 



Les enfants le ressentirent et se mirent & danser, l'un 
devant Tautre, comme deux chevreaux, au pied du châ- 
taignier, moitié dans l'ombre, moitié sous les rayons. 
Hyeronimo avait ses guêtres de cuir serrées au-dessus du 
genou par ses jarretières rouges, son gilet h. trois rangs de 
boutons de laiton, sa veste brune aux manches vides, pen- 



zed.yGOOg[e 



128 FIOR DALIZA. 

dante sur une épaule; son chapeau de feulre pointu, bordé 
d'un ruban noir, qui tombait sur son cou bron et qui s'y 
confondait avec ses tresses de cheveux; sa cravate lâche, 
bouclée sur sa poitrine par un aoneau de cuivre, sa zam- 
pogne sous te bras gauche qui semblait jouer d'elle-même, 
comme si elle avait eu l'âme des deux beaux enfants dans 
son outre de peau. 



Fiord'Aliza avait son riche habillement des dimanches, 
ses épingles de fer & bouts d'or traversant ses cheveux, son 
collier â trois rangs de saintes médailles, avec des reli- 
ques, dansant sur son cou ; son corset de velours noir sur 
sa goi^ëre rouge et évasée, que son jeune sein ne remplis- 
sait pas encore; son jupon court, de laine brune* ses 
pieds nus, ses sandales à la main, comme deux tambours 
de basque, avec leur courroie. Ils dansaient ainsi de joie, 
pour danser, sans se douter seulement que le malheur les 
épiait sous la figure de ce capitune des sbires et de ses . 
amis, en habits noirs, derrière les arbres. 



zed.yGOOg[e 



GBAPITRE TROISIÈME. 



— Allons, mon garçon , viens avec noua pour nous mon- 
trer les sentiers qui raccourcissent la descente vers Luc- 
ques, ciîa tout à coup h. Hyeronimo le chef des sbires. 
Nous te donnerons une poignée de baïoques pour la ré- 
compense. 

— Volontiers, mesâcurs, répondit gracieusement Hye- 
ronimo en reprenant ees sandales ferrées et en jetant à 
terre sa sampogne, mais je n'ai pas besoin de baïoques 
pour rendre service ; nous sommes assez riches & la ca> 
bane, avec nos cb&taigniers et notre mats, pour donner 
aux pauvres pèlerins sans rien demander aux ridies 
comme vous. 

Il se mit à marcher gaiement devant eux en laissant la 
pauvre Fior d'Aliza, un pied levé, tout étonnée et tonte 
triste de ne plus pouvoir continuer la danse, par un si 
beau matin d'automne. 

LXXVIII 



Do ce jouplà, monsieur, il n'y a plus eu une belle mati- 
née pour nous. 

(KDVII, COMPL. — XLl. 9 



zed.yGOOg[e 



!30 FIOR D'ALIZA. 

Hais, excusez-moi, le reste est si triste, qu'une pauvre 
femme comme moi ne pourrait plus vous le raconter sans 
pleurer. Si vous eu voulez savoir plus long, il faut que l'a- 
veugle vous le raconte à son tour, ou bien Pior d'Aliza 
elle-même, car, pour ce cpii concerne la justice qui vint 
se mêler de nos affaires et nous ruiner, Antonio comprend 
cela mieux que moi ; et, pour ce qui concerne l'amour 
avec son cousin tlyeronimo, rapportez-vous-en à la jeune 
sposa; c'est son affaire à elle, et je ne crois pas que, de 
notre temps, on s'um&t comme ils se sont aimés... 

— Et comme ils s'aiment, dit, en reprenaat sa belle- 
sœur, l'aveugle... 

— Et comme ils s'aimeront, murmura tout bas entre ses 
dents la fiancée. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE IV 



L'aveugle, après avoir bu une goutte de mon rosogtm 
dans ma gourde, reprit le récit juste où la veuve l'avait 
interrompu 

— Quand Hyeronimo remonta de Lucques le soir, bien 
avant dans la nuit, à la cabane, il nous raconta que les 
messieurs de Lucques avaient été pleins d'honnêteté et de 
caresses pour lui pendant tout le chemin, qu'ils s'étaient 
arrêtés dans toutes les oaterie des gros villages qu'ils 
avaient rencontrés pour s'y rafraîchir d'un verre de vin, 
d'une grappe de raisin, d'un morceau de caccia-caval/o, 
sorte de fromage dur et brillant, comme un caillou du 
Cerchto, et que partout on l'avait forcé de se mettre à 
table avec eux et de boire comme un homme, jusquà ce 



zed.yGOOg[e 



132 FIOR D'ALIZA. 

que les yeux lui tournassent dans la tête et la langue dans 
la bouche, comme pour le faire babiller & plaisir sur Fior 
d'Aliza, sa cousine; sur Lena, sa tante; sur l'aveugle et 
sur sa famille. 

Le capitaine des sbires lui-même, un peu aviné, ne taris- 
sait pas, nous dit-il, sur la beauté de Fior d'Aliza sortant 
tout échevelée de la grotte aux chèvres, s'essuyant les 
pieds à rherbe, et les bras k la laine des petits agneaux 
qu'elle venait de laver. ■ Encore un ou deux printemps, * 
disait-il tout bas. 



Dn vieux petit pèlerin tout mince et tout vêtu de noir, 
d'un habit rApé avec un rabat mal blanchi autour du cou 
et une plume h écrire derrière son oreille, l'écoutait en 
l'approuvant finement du sourire. 

— Signer Barlholomeo del Calamayo, lui disait & l'oreille 
le capitaine à moitié gris, vous êtes mon ami ou vous ne 
l'êtes pas. 

— Votre ami k tout faire, lui répondit le scribe. Com- 
mandez-moi, il n'y a rien à quoi je ne puissa réussir avec 
ma plume, comme voua avec votre espingole. 

— Ceci ne sera pas œuvre d' espingole, mais de plumi- 
tif, reprenait le sbire, en lui passant le bras autour du cou 
et le pressant sur sa poitrine. Jurez que vous me servirez 



zed.yGOOg[e 



<:hapitre quatrième. iss 

pour découdre d'un coup de canif cette fîançaille entre 
ces enfants, qui ne savent pas même ce que fîançaille veut 
dire. 

Jusqu'ici j'ai méprisé le mariage, je suis arrivé & qua- 
rante ans sans que mon cœur ait battu plus vite d'une pul- 
sation à la vue d'une femme, veuve ou fïl!e, conladinede 
village ou dame de la ville ; mais T&ge vient, je suis libre, 
je suis rjche. Chacun à son heure, il faut faire une un. Une 
belle fille à la maison, c'est une fin de Thomme; la voilà 
fflûre bientôt, et moi encore assez vert. C'est à San Stefano 
que je dois d'avoir changé dMdée. J'allais y chercher te bon 
Dieu et j'y ai trouvé le diable sous la figure d'un ange. Al- 
lons, Bartholomeo del Calaroayo, arrangez-moi cela avec 
votre bec de plume ; je vois bien que ce sera difficile, si ces 
enfants savent déjà, s'aimer; mais vous en savez plus que 
l'amour, astucieux paglietta (chicaneur) que vous êtes; 
imaginez-moi quelque bon filet de votre métier pour faire 
tomtwr cette chevrette des bois dans ma carnassière. 
N'ayez pas peur, Bartholomeo, mon' compère; Targent, 
s'il en faut, ne vous manquera pas, le crédit non plus ; je 
suis l'ami du camérier du duc ; les juges de Lucques ne 
peuvent pas exécuter un de leurs arrêts sans mot; le chef 
de la police du duché a épousé la fille de ma sœur; tous 
les sbires de la campagne sont sous mes ordres; c'est moi 
qui préserve contre les braconniers les chasses du souve- 
rain; on m'aime et l'on me craint partout, là-haut et là- 
bas, comme un grand inquisiteur des forêts du duché. A 



zed.yGOOg[e 



134 PIOR D'ALIZA. 

nous deux, vous le chien quêteur, nioi le tireur, ne rap- 
porterons-nous pas au logis cette colombe aux pieds 
roses? 

Bartholomeo riait bêtement des joyeusetés dites à demi- 
voix par son ami le sbire; les autres remplissaient et vi- 
daient leurs verres avec moi. A la porte de Lucques, je 
leur ai souhaité felidsshna nolte, et je tes ai laissés rega- 
gner, tout trébuchant de fatigue et de vin, chacun leur 
porte. 



Nous ne fîmes pas beaucoup d'attention, les uns et les 
autres, & ces propos de buveurs ni à ces projets du dimanche 
que le lundi dissipe, et nous continuâmes & vivre en paix 
et en gaieté jusque après l'hiver. 

Au printemps, ta petite, qui touchait h. ses treize ans, et 
qu)^ avait grandi jusqu'à la taille de sa tante, commença 
à craindre de s'éloigner seule de la maison pour aller sar- 
cler le maïs ou cueillir les feuilles de minier, fille rencon- 
trait souvent des inconnus dans le sentier du couvent, ou 
auprès de la grotte, eu sur le bord du bois de laoriers, ou 
mêmejusquesousie ch&taignier, qui faisaient sembliuit de 
se reposer à l'ombre, en mmtant aax Camaldules ou en 
chassant dans la montagne. 

Le capitaine des sbires cfaerduût, de temps «d temps, à 



zëd.yGoog[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 135 

l'aborder sur te seuil de la luaieon, et il lui adressait des 
compliments qui la faisaient rougir et fuir. Elle avait peur 
sans savoir de quoi; les yeux de cet homme ne lui plsii- 
saient pas; plus ils étaient tendres, plus ils Teffrayaient ; 
elle priait sa tante ou son cousin de ne jamais la laisser 
seule avec lui. 

Quand il vit cela, il cessa, un certain temps, de rôder 
dans la montagne ; mais un jour que ma sœur était seule à 
la maison, parce que j'avais suivi Hyeronimo et Fior d'A- 
liza au ruisseau pour tondre les brebis et pour laver avec 
eux les toisons, un petit monsieur sec, mince et noir comme 
un homme de loi ou comme un huissier, entra dans la ca- 
bane en saluant bien bas et en présentant un papier & ma 
belle-sœur. 

Elle ne savait pas lire; elle pria l'étranger de mettre le 
papier timbré sur la hucbe, en lui disant que nous le ferions 
lire le lendemain par le frère camaldule qui passait deux 
fois par semaine pour porter les vivres au couvent. 

— 11 n'y a pas besoin, dit l'homme de loi ; appelez votre 
. fils, votre frère et votre nièce, qui ne sont pas loin ; je vais 
vous tire la citation moi-même. 

Nous remontâmes tout surpris. Hyeronimo reconnut ta 
ressemblance de ce messager avec Bartholomeo del Cala- 
mayo, l'ami du capitaine des sbires, "de l'année précédente, 
mais il ne fit pas semblant, et l'enfant garda sa pensée en 
lui-même. 



zed.yGOOgle 



FIOR D'ALIZA. 



— Vous êtes bien, dit l'homme de loi à mon frère, An- 
tonio Zampognari, fils de Nicolas Zampognari et d'Àanun- 
ziMa Garofola, vos père et mère? 

— Oui, dit mon frère. 

— Et vous, me dit-il, vous êtes bien Magdalena Zampo- 
gnari, fille de Francesca Bardi et de Domenico Cortaido, 
vos père et mère, du village de Bel-Sguardo. en plaine? 

— Oui, répondis-je. 

£h bien 1 poursuivit-il d'une voix tranquille comme s'il 
nous avait dit bonjour, voici une citation des enfants et hé- 
ritiers de Francesco Bardi et Domenico Cortaldo, rq)ré- 
sentants légitimes de la branctie aînée desZampognari, qui 
réclament, en vertu d'un jugement en bonne forme, le 
partage de la maison, domaine, eaux, bols et champs du 
domaine des Zampognari, leurs ancêtres, dont il ne vous 
revient que le quart, puisque vous, Antonio Zampognari, 
et vous, Magdalena Bardi, épouse de Felice Zampognari, 
vous ne représentez que le quart de la succesaon totale 
consistant dans le domaine habité et cultivé par vous. 
Ordre donc, ci-dessous, du tribunal souverain de Lucques 
de procéder au partage du domaine et du podere (métairie) , 
et d'en remettre les trois quarts aux héritiers Bardi di 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE QUATRIÈME. 137 

Bonvisi, légitimes propri^aires du reste, se réservant, 
lesdits bériliers, de reveodiquer contre vous, quand ils te 
jageront opportun, leur part arriérée de jouissance des 
fruits dudit domaine, injustement retenus par vous et vos 
ascendants depuis l'année 1 694. 



Si les murs de la maison et le cbfttaignier qui la couvre 
s'étaient tout k coup écroulés sur nos têtes, nous n'aurions 
pas été plus atterrés que nous ne fûmes à la lecture de cette 
sommation, de rendre les trois quarts de notre domaine; 
c'est comme si on nous avait demandé les trois quarts de 
notre vie à tous les quatre. 

— ' Qu'avez-vous à dire? nous demanda froidement, la 
plume en main et le papier sur le genou, l'homme de 
loi. 

Nous nous regardâmes tous les quatre sans rien répon- 
dre; que pouvions-nous répondre, monsieur? noua étions 
nés Ik comme le figuier, la vigne et les chèvres, sans savoir 
qui nous avait semés. Il n'y avait jamais eu, de père en 
fils, d'oncle en neveu, dans la famille, ni titre de pro- 
priété, ni division, ni partage ; nous croyions que le do- 
maine était k nous comme la terre est aux racines du ch&- 
talgnier qui nous avait vus naître , ombragés et nourris 



zed.yGOOg[e 



138 PIOR D'ALIZA. 

depni." le premier jour ; l'habitude de vivre et de mourir là 

était notre seul acte de propriété. 

Notis baissâmes la tête et nous dîmes & l'homme de loi 
qui venait nous tetraucher tes trois quarts du bien : 

— Puisque les juges de Lucques, qui sont si savants, le 
disent, il faut bien que cela soit vrai. Nous ne voulons pas 
garder le bien d' autrui, n'est-ce pas ? Faites donc de nous 
ce que vous voudrez ; partagez le bien et les bêtes, pourvu 
qu'on nous laisse la cabane et le châtaignier, dont les ra- 
cines sont dessous et dont tes branches tombent sur le toit, 
et un chevreau sur trois, et mon pauvre chien qui les garde 
et qui me conduit quand je monte h la messe les diman- 
ches ; et nus deux enfants, qui sont bien à nous, puisque 
c'est nous qui les avons nourris et élevés, et qu'ils s'aiment 
bien et qu'ils nous aident comme nous les avons aidés dans 
leur enfance. Nous vivrons de peu, mais nous vivrons en- 
core. Qu'il soit fait selon ce papier, et le bon Dieu pour 
tous! 

LXXXIV 



— Eh bien I dit l'homme de loi, puisque vous n'en ap- 
pelez qu'au bon Dieu, on vous enverra demain deux com- 
missaires au partage qui limiteront votre quart d'avec les 
trois quarts revenant par le jugement aux Bardide Bd- 
Sguardo; j'oubliais dé vous dire que, par un autre papier 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. !39 

qae voici, les Bardi, vos parents, ont vendu leurs droits 
sur l'héritage Sl GugHamo Frederici, capitaine des sbires 
de la ville et du duché de Lucques ; c'est un brave homme 
avec qui vous pourriez vous accommoder et qui pourra, 
par charité, vous laisser te choix du quart du domaine qu'il 
vous conviendra de garder & vous, en réservant de faire va> 
loir ses droits sur les intérêts accumulés, depuis que vous 
jouissez indûment de la totalité des revenus. Qui sait même 
si tout ne pourra pas s'arranger, entre lui et vous, de bonne 
amttié? l'homme est puissant et riche, et si vous y mettez de 
la complaisance, il n'y mettra peut-être pas de rigueur. » 
Là-dessus il nous remit les deux papiers, nous salua 
poliment et redescendit & Lucques. 



Nous restâmes muets et pétrifiés sur le seuil, comme les 
roches qui pleurent au bord de la caverne. 

— Pourvu qu'ils nous laissent le châtaignier, les sept 
figuiers et les ceps de v^ne dont nous faisons sécher les 
grappes, les figu«s et tes châtaignes pour l'hiver 1 dis-je à . 
ma belle-sœur. 

— Pourvu qu'ils nous laissent les chevreaux et leur mère 
que j'ai élevés, et dont te lait et les fromages nous nourris- 
sent \ leur tour! dit-elle. 



zed.yGOOg[e 



140 PIOR D'A LIZA. 

— Pourvu qu'ils nous laissent la Tontaine, avec le bassio 
à l'ombre de la grotte, où je me vois dans l'eau en me bai- 
gnant les pieds et en filant ma quenouille, comme une 
sainte Catherine dans un ciel d'église, quand je garde les 
brebis paissant sur le bord ! 

— Pourvu qu'ils nous laissent le chien de mou père 
pour me remplacer auprès de lui quand il sort en lâlant le 
terrain avec son bâlon autour de la maison, je suis COD- 
tent, dit Hyeronimo. J'irai m' engager tous les étés dans 
les bandes de moissonneurs de la campagne de Sienne, et 
peut-être de Rome ; je travaillerai pour nous quatre, comme 
quatre ; le soir, pendant que les autres se reposeront, je 
jouerai de la zampogna pour les pèlerins ou les pèlerines 
des saintes du pays ; ou bien je ferai danser dans les noces des 
riches métairies de la plaine de Terracine, et je rapporterai 
bien assez de froment ou assez de baloques (monnaie du 
pays] pour vous nourrir et vous chauffer le reste de 
l'année. 

— Est-ce que nous avons, besoin de nous quitter pour 
bien vivre? reprit Fior d'Aliza toute pâle ( à ce que dit sa 
mère), comme si son cœur s'était arrêté de battre dans sa 
poitrine. Est-ce que la farine de châtaignes, quand je l'ai 
bio) passée au (amis, bien séchée, bien pétrie avec de la 
crème de clièvre et bien cuite en galette dans la cendre 
entre deux feuilles de ch&taigniert n'est pas aussi bonne que 
le pain ou la polenta (galette de mids dont se nourrissent 
les paysans d'Italie)? Est-ce que le bols mort dans les bois 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. Ul 

de lauriers n'appartient pas h celle qui le ramasse, comme 
l'épi oublié à la glaneuse? Nous n'aurons pas besoin 
qu'Hyeronimo aille gagner la maCaria dans les eaux dor- 
mantes de la Maremme, dont on voit d'ici les brouillards 
traîner au bord de la mer comme des fumées d'enfer, n'est- 
ce pas? 

LXXXVI 



— Ah I que tu as raison, dit ma belie-sœur & ma fille ; 
si mon pauvre mari avait pensé comme toi, je ne serais 
pas sans appui sur cette terre. 

Je dis la même chose à Hyeronimo, et nous noua recon- 
sol&mes comœe nous pûmes le soir, en allant visiter, l'un 
sa fontaine, l'autre ses plants de maïs déj& en fuseaux et 
commençant & jaunir ; l'autre ses ceps de vigne en fleur 
qui embaumaient jusqu'à la maison ; l'autre en comptant 
ses brebis et ses chèvres; moi, en touchant le poil et les 
oreilles dressées de mon chien qui me léchait le visage et 
tes mains, comme s'il avait compris à je ne sais quoi que 
nous avions besoin d'être consolés. 

L'uD disait : Ils nous laisseront ceci ; l'autre disait :*lls 
ne nous prendront pas cela. Fior d'Aliza prenait de la ■ 
belle eau du bassin dans sa main, s'en lavait le visage et 
embrassait l'eau qui fuyait entre ses doigts roses, comme 
si elle avait dit adieu à la source. 



zed.yGOOg[e 



142 FtOft D'ALIZA- 

Hyeronimo, en regardant ses belles tiges de maïs etea 
mesurant sa taille à leur auteur, disait : S'ils nous les 
prennent, me rendront-ils les gouttes de sueur que j'ai 
versées sur leurs racines en les plantant dans ce sol sî dur 
et si épierré? 

— Et nos écureuils de printemps, et nos corneilles d'hi- 
ver, et nos hirondelles d'été, et nos colombes et nos rossi- 
gnols dans te bois de lauriers ou sur le châtaignier, nous 
les prendront-ils aussi, et se laisscront-ils partager, comme 
le reste, entre le sbire et nous? disait ma belle-sœur. A ces 
mots, elle voulait bien rire, mais elle avait comme une 
larme dans la voii, comme une goutte d'eau dans le gou- 
lot d'une gourde qui ne peut ni rester ni couler par le cou 
de la courge. 

Moi, j'étais bien triste aussi, mais je me raisonnais en 
me disant, h part moi : Ils ne partageront du moins ni ma 
sœur, ni sa fille, ni mon enfant, ni mon pauvre chien. Si 
tout cela me reste, qu'importe un peu plus ou un peu moins 
de mesures de terre sur une montagne ! Il y en aura tou- 
jours assez long et assez large pour recouvrir mes pauvres 
os quand j'irai rejoindre au ciel la céleste mère de Fior 
d'Aliza, à qui je pense toujours quand j'entends sa voix si 
claire dans les lèvres de l'enfaot I 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE QUATRIÈME. 



Le surlendemain, les commissaires arbitres montèrent 
avec leur écritoire, leurs piquets et leurs compas, à la ca- 
bane; nous ne voulûmes seulement pas voir ce qu'ils fai- 
saient, tout cela nous fendait le cœur. L'avocat noir, mince 
et r&pé, avec sa plume au chapeau, que mon fils Hyero- 
nimo avait vu et entendu en guidant les pèlerins, l'année 
précédente, avec le capitaine des sbires, était auprès d'eux. 
Ma belle-sceur et les enfants me dirent qu'il avait l'air de 
compatir à notre chagrin et de s'excuser de représenter, 
dans l'opération, son ami le capitaine des sbires, mais qu'en 
dessous il avait plutôt l'air triomphant comme un homme 
qui a trouvé une bonne idée et qui s'en réjouit avec lui- 
même. 

— Ne vous attristez pas, disait-il à ma belle-sœur, & sa 
fille et à Byeronimo, le capitaine est de bon cœur ; il ne 
* veut que ce qui lui revient, il ne poussera pas les choses & 
l'extrême ; il m'a chargé de vous ménager. Qui sait même 
si tout ce que nous allons déchirer ne pourra pas se recou- 
dre, si vous êtes des gens accommodants et de bonne 
oreille ? Il est garçon, il est riche» il voudra se marier un 
Jour; vous avez une belle enfant qui pourra lui plaire. Eh, 
eh, eh! ajouta-t-il en passant sa main noire d'encre sous 



zed.yGOOg[e 



U4 PIOR D'ALIZA. 

]e menton de Fior d'Aliza toute en larmes, comme elle a 
grandi, mûri et embelli, la petite chevrette du châtaignier 1 
C'est un bel avocat que vous avez là ea herbe ; cet avocal- 
I& pourra bien vous rendre plus qu'où ne vous enlève. Le 
capitaine n'a que d'honnêtes intentions; n'aimeriez-vous 
pas bien, ma belle enfant, à changer cette robe de bure 
brune et ces sandales sur vos jambas nues contre de riches 
robes de soie, de fins souliers & boucles luisantes coname 
l'eau de cette cascatetle, et à devenir une des dames les 
plus regardées du duché de Lucques, où il y en a tant de 
pareilles à des duchesses? 

Il voulut l'embrasser sur le front. Fior d'Aliza se recula 
comme si elle avait vu le dard d'un serpent sous le bois 
mort. 

— Je ne serai jamais que la fille de ma mère, la sœur ou 
la femme d'Hyeronimo, dit-elle entre ses dents; et elle se 
sauva vers son cousin, qui n'avait rien entendu. 

Il portait les paquets et les chaînettes des commissaires, 
comme saint Laurent quand il portait l'instrument de son 
supplice. 

Ma belle-sœur rentra triste et pensive à la maison; elle 
me raconta Tair et le propos de l'avocat. Nous commençâ- 
mes à nous méfier de quelque chose. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 



Deux heures après, tout était lîni; les commisstûres re- 
vinrent avec Hyeronimo, plus p&Ie, dit-on, qu'un mort ; 
ils nous lurent un acte de partage et de délimitation par 
lequel on nous retranchait de toute possession et jouissance 
les trois quarts du bien paternel. Dans ce retranchement 
étaient compris d^abord le champ défriché de mais d'où 
nous tirions le meilleur et le plus sûr de notre nourriture, 
le bois de lauriers qui chaufTait le Tour, la plantation de mû- 
riers qui nous donnait la feuille pour les vers à soie (une 
once de soie avec quoi nous achetions le sel et l'huile pour 
toute l'année] , enfin le petit pré avec la grotte, la source 
et le bassin où Fior d'Aliza lavait tes agneaux et où pâtu- 
raient les brebis et les chevreaux. Hélas ! que nous restait- 
il, excepté la roche et les broussailles autour de la maison, 
et la vigne rampante sur la pente de grès qui descend de la 
terrasse au midi vers le pré de la grotte I 

— Encore la vigne? 

— Non, monsieur. Le terrain sur lequel dos pères l'a- 
vaient plantée et les vieitt ceps tortus et moussus comme ta 
barbe des vieillards ne nous restaient pas en propriété ; seu- 
lement les vieux pampres qui sortaient du.terrain enclos de 
pierres grises, qui avaient grimpé de roc en roc jusqu'à ia 

(BUTR. COUPL. — XLI. 10 



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146 FIOR D'ALIZA. 

maison, et qui ronnaicnt une treille devant la fenclre et un 
réseau contre les murs de la cabane et jusque sur le toit, 
nous restaient ainsi que les grappes que ces branches pou* 
valent porter en automne ; c'était assez pour noire boisson, 
car les enfants et ma bellc-sceur ne buvaient que de Teati, 
et je ne buvais du vin moi-même que quelques petits coups 
les jours de fêtes. 

Mais qu'est-ce qui vous restait donc? demandais-je au 
vieillard aveugle. 

— Ah ! monsieur, il nous restait le ch&laignier, notre 
père nourricier d'âge en âge, et le vaste espace d'herbe fine 
et de mousse broutées qui s'étend sous son ombre et sur ses 
racines... C'esl-à-dire, continua-t-il en se reprenant, que 
le châtaignier, principale source du revenu du domaine des 
Zampognari, avait été partagé en quatre parties par les 
arpenteurs arbitres : le tronc de l'arbre avec toutes les 
branches qui regardent le nord, le couchant, le malin, ap- 
partenaient au sbire, représentant de nos anciens parents; 
ils pouvaient en faire ce qui leur conviendrait, même l'é- 
troncher en partie s'il leur paraissait nuisible ; mais tous les 
fruits qui tomberaient ou que nous abattrions des vastes 
branches qui regardent le midi et qui s'étendent comme des 
bras sur la pelouse, sur la cour et sur le toit de la maison, 
étaient à nous. 11 y en avait encore bien assez, tant il est 
gros et fertile, pour noue nourrir presque toute l'année, 
pourvu que le caprice ne prît pas aux propriétaires du fonds 
et du tronc de l'arbre de le couper. Mais il n'y avait pas de 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE QUATRIÈME. 147 

crainte ; car les trois quarts des fruits rapportent bien, bon 
ou mal an, pour eux soixante sacs de belles ch&taignes : ils 
auraient ruiné leur propre domaine en l'abattant. 



Nous nous contentâmes donc de ce partage ; que pou- 
vions-nous dire? Dieu est le maîlre d'ouvrir ou de rétrécir 
sa main & ses créatures ! On nous laissait encore le trou- 
peau composé de cinq brebis, de trois chèvres avec leurs 
chevreaux el du chien que vous voyez là sur ses trois pattes 
et qui a l'air d'écouter sa propre histoire dans la nôtre. 
Hyeronimo enfant l'avait appelé Zampognat parce qu'il 
aimait la musique comme un pifferaro, et que toutes les 
fois que nous voulions le faire revenir avec les chevreaux 
du p&turage ofi il gardait tes moutons, nous n'avions qu'à 
sonner un air de musette sur la porte. 

Nous avions de plus le droit de faire pâturer les cinq 
moutons et les trois chèvres dans tous les steppes en friche, 
dans les bruyères incultes et dans les bois de lauriers, 
pourvu que les bétes ne touchassent ni aux mûriers, ni au 
champ de mais, ni à la vigne, ni à l'herbe du pré dans le 
ravin de la source ; nous pouvions aussi faire un sentier à 
travers le pré et aller puiser de l'eau, pour nous et pour 
les bétes, à la source sous la grotte ; mais il nous était dé- 



zed.yGOOg[è 



148 FIOR D'ALIZA. 

fendu de troubler l'eau du bassin en y lavant les toisons; 
le beau bassin d'eau claire, où Fior d'Aliza se plaisait tant 
à se mirer & travers les branches de saule, ne devait plus 
réfléchir que les étoiles de là haut. C'était pourtant notre 
étoile, èi nous, et la source parut devenir sombre depuis que 
l'enfant ne se mirait plus à côté de son cousin. 



Voilà, monsieur, comme tout fut fait par la volonté des 
juges de Lucques. Ces hommes s'en allèrent gaiement le 
soir, après leur opération finie, et nous restâmes tous les 
cinq sans nous dire un mot, jusqu'à la nuit noire, sur le 
seuil de notre porte, (chacun pensait, A part soi : * Qu'al- 
lons-nous faire? > Fior d'Aiiza pensait à son pré tout fleuri 
d'étoiles, de clochettes, de toutes sortes de âeurs dont elle 
ne ferait plus de couronnes pour la Madone, et dont elle ne 
rapporterait plus les brassées en)baumées à t'étable des 
bètes; Antonio, à ses belles quenouilles de maïs barbues 
et dorées qui allaient être moissonnées par d'autres et pour 
d'autres que nous ; Hagdalena, à ses vers k soie qui allaient 
mourir faute de feuilles de mûrier, et dont les cocons blancs 
et jaunes ne se dévideraient plus sur son rouet pendant les 
soirs d'biver pour remplir de sel le bahut de bois de noyer 
au coin de l'âtre. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 149 

Moi, je pensais aux sacs de châtaignes que lescueilleurs 
de la plaine viendraient ramasser sous mes yeux au mois 
de septembre, et qu'ils emporteraient h. Lucques, sans 
s'inquiéter s'il nous en resterait pour vivre sur les cinq 
branches réservées aux habitants de la maison. 

Je pensais aussi à cette pauvre vieille vigne qui avait 
coûté tant de peine & cultiver, à nos pères et à nos mères, 
à ces ceps reconnaissants, comme s'ils avaient des cœurs 
humains, qui montaient de si loin pour embrasser la 
porte, la fenêtre, le toit, de leurs pampres les plus lourds 
de grappes. Pauvres ceps! dont les racines ne seront plus à 
nous pendant que leurs feuilles, leur ombre et leurs grappes 
nous serviraient encore de si bas 1 

Quant aux sept figuiers, ils nous restaient tous les sept 
comme des arbres domestiques ; on n'avait pas pu nous en 
déposséder, parce que leurs racines étaient sous les murs 
de la maison ; c'était une bonne récolte qui n'était pas à 
dédaigner dans les années où la 0eur des châtaigniers au- 
nii gelé sous le givre ; les flgues, aéchées sur le toit dans 
les saisons chaudes, pouvaient biai rempUr quatre sacs 
bien tassés ; c'était quasi de quoi nous empêcher de mou- 
rir de faim, en les faisant gonfler et cuire dans le lait des 
chèvres. 

Nous nous couch&mes sans nous parler, de peur que le 
son de la voix de l'un ne ftt pleurer l'autre, mais nous ne 
dormîmes pas, bien que nous en fissions le semblant J'en- 
tendis toute la nuit chacun de nous se retourner dans sa 



zed.yGOOgle 



150 FIOR D'ALIZA. 

couche et soupirer 'le plus bas qu'il pouvait, pour cacher 
son insomnie K la famille ; jusqu'au chien qui ne dormit 
pas cette nuit-là, et qui ne cessa pas de gronder ou de 
hurler du c£té de Lucques, comme s'il avait compris que 
tes hommes qui étaient partis par ce sentier n'étaient pas 
nos amis. Ah ! les bétes, monsieur, cela en sait plus long 
que nous, allez; celui-là vous le fera bien voir tout à 
rbeure. 



Dès qu'il fit jour, nous sortîmes tous ensemble, y com- 
pris les bâtes et le chien ; nous allâmes reconnaître de l'œil, 
aux beaux premiers rayons du soleil d'été rasant les mon- 
tagnes, dont il semblait balayer les. longues ombres et 
sécher la rosée, le dommage que la journée de la veille 
nous avait fait. 

Hélas I qu'on nous en avait pris long, et qu'il nous en 
restait peu ! Comme Jephté, dans la Bible, monsieur, qu'on 
dit qui alla se pleurer elle-même sur les collines, nous ne 
pûmes nous empêcher de nous pleurer nous tous : Fior 
d'Aliza, sur son beau pré vert et sur les bords fleuris de 
son bassin au bord de la grotte, dont elle aimait tant la 
chute de la source, gaie et triste, dans le bassia ; Hyero- 
nimo, sur ses tiges presque mûres de mais, dootil ombras* 
sait des lèvres les plus belles quenouilles en leur disant 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 151 

adieu dans sa. pensée ; Magdalena, dans la plantation des 
mûriers dont les feuilles ne gonfleraient plus son tablier 
pour les rapporter èi ses petites bêles fileuses comme elle ; 
moi, sous le châtaignier qu'on nous avait coupé en quatre 
sur le papier, dont nous n'aurions plus que l'ombre d'un 
côté, et ce que l'automne fait tomber par charité sur notre 
herbe, et dont je n'aurais pas même une branche en toute 
propriété, à moi, pour m'y tailler une bière ! 



I..es bêtes ne comprenaient pas pourquoi nous les rete- 
nions & côté de nous par les cornes ou par la laine, et pour- 
quoi nous les empêchions de s'aller repaître, comme & 
l'ordinaire, dans le bois, dans l'herbe, sous les mûriers, 
dans les allées gftzonnées de la vigne. 

Après avoir bien regardé, bien soupiré et bien sangloté 
devant chacun de ces morceaux du domaine, qui étaient 
aussi des morceaux de notre pauvre vie, nous rentrâmes en 
silence dans le petit espace presque inculte qui nous était 
réservé, nous attachâmes les bétes dans la cour herbeuse, 
à la porte de t'étable. Fior d' Aliza alla ramasser des herbes 
le long des sentiers qui n'appartiennent h personne; Hyero- 
ninao alla ramasser des branches et des fagots de feuilles 



zed.yGOOg[e 



1S3 FIOR D'ALIZA. 

dans les rejets de ch&taigniera, sur les hautes montagnes 

du couvent, abandonnées aux daims et aux chevreuils. 

Les deux enfants revinrent bientôt, chargés de plus 
d'herbes et de feuilles qu'il n'en fallait pourlescinq brebis 
et les trois chèvres ; mais la liberté manquait aux pauvres 
bêtes : elles nous regardaient et semblaient nous demander 
de l'œil pourquoi nous ne les laissions plus brouter et 
bondir à leur fantaisie dans le ravin et sur le rocher. Il 
fallut même aller leur chercher h boire comme & des per- 
sonnes. Fior d'Aliza et Hyeronimo commencèrent è. tracer, 
en descendant et en remontant, leur sentier étroit vers la 
source, dont le pré, la grotte et le bassin leur appartenaient 
tout entiers la veille. 



Ce fut ainsi, monsieur, que notre vie se replia tout à 
coup comme un mouchoir qu'on aurait déchiré dans une 
pièce de toile. Nous eûmes bien de là peine & nous y faire 
les premiers temps, et nos pauvres bêtes bien plus encore ; 
elles s'échappaient bien souvent de l'étable, de la cour, 
de la corde, des mains même de Fior d'Aliza, pour courir 
dans le ravin, dans les mûriers, même dans la vigne. 

Quand le fattore (le chef des métayers du capitaine des 
sbires) montait h la montagne, il y avait toujours quelques 
pampres traînant rongés par les chèvres dans les ceps, ou 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE QUATRIÈME. 153 

quelques maïs égrenés sur le champ, ou quelques branches 
pendantes des mûriers, efleuillés par les cabris. 

n nous injuriait quelquefois et nous menaçait toujours de 
faire tuer les bêles si Ton venait à les surprendre hors de 
nos limites. Que pouvions-nous faire, que demander excuse 
et qu'offrir de réparer le dommage b, nos dépens? Nous 
recommandions bien à Fior d'Aliza de tenir de près ses 
chevreaux et de ne pas quitter de l'œil les animaux. Hais 
comme elle avait rencontré deux ou trois fois le capitaine 
des sbires qui cherchait à l'approcher, qui lui avait pris le 
menton et qui avait voulu l'embrasser sur ses cheveux, en 
lui demandant si elle voudrait bien devenirsa femme quand 
elle aurait ses seize ans; et comme, malgré les honnêtetés 
de cet homme, elle en avait peur et répugnance, & cause 
de Hyeronimo et de nous, qu'elle ne voulait jamais quitter 
des yeux ou du cœur, la petite n'aimait pas à rester toute 
seule loin de Hyeronimo et de nous ; c'est ce qui fait que 
les bétes étaient bien moins gardées. 

Quant à Hyeronimo, quand on lui parlait seulement du 
capitaine des sbires, il devenait pftle de colère comme le 
papier, et sa voix grondait en prononçant son nom, comme 
une eau qui bout dans la marmite de fer sur notre foyer ; 
pourtant, il ne lui souhaitait point de mat ; il était trop 
doux pour en faire à un enfant ; mais il voyait bien, sans 
que rien fût dit sur ce sujet entre nous, que cet homme 
puissant voulait nous enlever par caresse, par astuce ou 
par violence plus que le pré, la vigne, les mûriers ou notre 



zed.yGOOg[e 



151 FIOR D'ALIZA. 

part du châtaignier : c'est peut-être cela, monsieur, qui 

lui fit comprendre qu'il aimait plus que d'amitié sa cou- 

une, et c'est peut-être aussi la peur du sbire qui apprit 

après h Fiord'Aliza combien Hyeronimo lui était plus qu'un 

frère. 

Que voulez-vous, monsieur ? le chagrin mûrit le cœur 
avant la saison ; quand le ver pique te fruit et que le vent 
. secoue la branche, le fruit véreux tombe de lui-même ; ils 
ne savaient pas ce que c'était que de s'aimer, mais la peur 
de se perdre faisait qu'ils ne pouvaient pas plus se séparer 
en idée que deux agneaux nés de la même mère et qui ont 
sucé leur vie au même pis et à la même crèche. 

Ce fut bien le. le malheur ; cea enfants s'aimaient trop 
pour que la lîlle devint une grande dame de Lucques, et 
pour que le garçon fit une autre fortune que dans le cœur 
d'une fille des châtaigniers. 

XCIV 

— Notre malheur I s'écria la belle sposa, en se jetant 
d'un bond sur le berceau de son enfant, en l'élevant dans 
ses deux beaux bras nus jusqu'au-dessus de sa tête, et en 
collant ensuite son charmant visage sur la bouche sou- 
riante de son nourrisson ; notre malheur I Ah I si Hyeronimo 
vous entendait comme je vous entends, père!.... Et elle 
lui fit une délicieuse moue avec les lèvres. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 155 

Elle se rassit et se remit à remuer du pied le berceau du 
petit, toute rêveuse et toute rouge d'avoir laissé échapper 
ce cri de deux amours dans une seule voix. 



— Eh bien 1 vous allez voir ce que nous eûmes h souf- 
frir, ces pauvres innocents et nous, continua l'aveugle. 

L'automne approchait, les grappes de la treille devant 
la porte et celles des pampres qui enlaçaient la maison et 
le toit comme le filet du pécheur enlace l'eau dans ses 
mailles, commençaient h. rougir et à sucrer les doigts de 
Fior d'Aliza. Elle en cueillait çà et \k une graine en pas- 
sant sous les feuilles; nous nous promettions une riche 
vendange pour la fin de l'automne, des raisins à sécher sur 
la paille et uue petite jarre de vin sucré pour les fêtes de 
Noël et du jour de l'an dans le cellier. 

Tout à coup Hyeronimo s'aperçut que les feuilles de la 
vigne jaunissaient et rougissaient comme des joues de 
rosJade, avant que les raisins eussent achevé de rougir ; 
que les branches se détachaient des murs comme des moins 
qui ne se retienn^t plus par les ongles à la corniche, et 
que les grappes, elles-mêmes mortes, commençaient h. se 
rider avant d'être pleines, et ne prenaient plus ni suc ni 
couleur dans les sarments détendus. 



zed.yGOOg[e 



156 FIOR DALIZA. 

— Ociell dit-il, la vigne e§t malade; les passereaux 
eux-mêmes ne becquètent plus les grappes, tant elles sont 
àprcs; une /un? a passé parla. 

— Allons voir, dirent ensemble les enrants, si la vigne, 
dans le champ, a pâli et séché sous la même lune. 

Ils y coururent et ils revinrent en pleurant, comme Adam 
et Eve qui sont en peinture I^-haut aux Camaldules, quand 
ils virent pour la première fois mourir quoi? un homme? 
un animal? un insecte? non, une Teuilte!... quelque chose 
qui frémissait, mon bon Seigneur!.., 

La vigne, notre vigne à nous, n'était pas malade, elle 
étajt morte, morte pour toujours; morte comme si elle 
n'avait jamais vécu. Ces belles larges feuilles qui étaient 
bien à nous, puisque leurs pampres nous avaient chercbés 
de si loin pour s'accrocher à nos tuiles sur le toit et h nos 
piliers de pierre devant la porte, et jusqu'aux lucarnes de 
la chambre haute de Fior d'Aliza, où elles se glissaient par 
les fentes du volet; ces beaux sarments serpentant qui fai- 
saient notre ombre l'été, notre gaieté l'automne, notre joie 
sur la table l'hiver, nous caressaient pour la dernière fois 
comme un chien qui meurt en vous léchant les piads; 
morts non pas pour tout le monde, monsieur, mais morts 
pour nous. 

Une belle nuit, sans que nous nous en fussions doutés, 
le fattore (le métayer) du sbire propriétaire, prétendant 
que la sève, en montant jusqu'à notre cat}ane, appauvris- 
sait la vigne-mère et stérilisait les ceps d'en bas, avait 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 157 

coupé à coups de serpe les vieux gros pampres serpentant 
quinourrissaient nos sarments contre nos murailles, de sorte 
que te cep, lui, restait vivant dans la vigne basse, mais les 
rejets étaient morts désormais pour nous !... 



Jamais je ne vous dirai le chagrin de la cabane à ces 
cris des deux enfants qui pleuraient ces berceaux de leur 
enfance, ces feuilles de leur ombre, ces grappes de leur 
soif, ce crépissage vivant et aimant de leur pauvre toit; 
et les lézards qui couraient si joyeux parmi leurs feuilles; 
et les merles qui picotaient si criards, comme des oiseaux 
ivres, les grains premiers mûrs ; et les abeilles qui bour- 
donnaient si allègrement dans les rayons du soleil entre les 
grappes plus miellées que le miel de leurs ruches; et le 
soleil couchant te soir sur la haute mer, et !a lune trem- 
blante à terre, quand les pampres à travers lesquels elle 
passait, (remblaient eux-mêmes au vent de la nuitl Enfin 
tout ! tout ce qu'il y avait pour nous et pour eux de parenté, 
de souvenirs, d'amitié, de plaisir, d'intelligence entre ce 
treillage plus vieux que nous tous devant la maison. 

— Oh I les méchants ! s'écria tout le monde en sangio • 
tant et en regardant mourir à petit feu nos ch&res tapis- 
sedes {sparlerias) de vigne. Mais que pouvions-nous dire 



zed.yGOOg[e 



158 FIOR D'ALIZA. 

et que pouvions-nous faire? Tous nos regrets ne ressoude- 
ront.pas ta branche au cep. Toutes nos larmes ne lui ser- 
viront pas d'autre sève! Elle est morte, et nous mourrons, 
il n'y a que cela pour nous consoler. Livrons les dernières 
grappes aux oiseaux, ces dernières feuillesaux chèvres, ces 
derniers sarmenLs à notre foyer d'hiver; morte, elle nous 
servira encore tant qu'elle pourra, et nous bénirons encore 
ses dernières pousses. Et puis après? Eh bien ! après, nos 
murs seront nus contre le soleil et la pluie, il n'y aura pas 
d'ombre sur la porte, les oiseaux et les lézarda s'en iront 
chercher leur plaisir ailleurs. Le padre Hilario ne s'assoira 
plus, en s'essuyant le front, sous la treille, et en suspendant 
ses deux besaces aux nœuds entrelacés du gros pampre ; 
qu'y pouvons-nous? Le papier est le papier; il ne parle pas 
pour s'expliquer; d'ailleurs, il aurait beau s'expliquer, le 
mal est fait ; il ne ferait pas reverdir eu une parole des 
pampres de trois cents ans. 11 a dit : *Ia vigne est au 
sbire, la treille est à vous; ■ mais il n'a pas dit que le pro- 
priétaire de la vigne n'aurait pas le droit de couper son 
pampre I 

Un frisson nous prit à ces mots, nous pensâmes tous, et 
tous à. la fois au châtaignier, notre seul nourricier sur la 
terre. 

Dieu 1 nous écri&mes-nous, le papier dit bien que les 
châtaignes tombant sur nous sont & nous, mais il ne dit 
pas que le propriétaire du tronc, des racines et des branches 
D'aura pas le droit de couper son arbre. Oh I malheureux 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 159 

que nous sommes, si cela devait arriver jamais, que devien- 
drions- nous? 



A ces mots, nous entendîmes monter par le sentier de 
rochers polis, du côté de Lucques, le padre Hilario; il 
suait et il soufflait comme une mule trop chargée qui a be- 
soin qu'on le soulage, au sommet de la montée, de sa 
charge. 

Le padre Hilario était le frère commissionnaire du cou- 
vent des Camaldules de San Stefano ; c'était un beau vieil- 
lard h. grande barbe blanche ; une couronne de cheveux 
fins comme des fils de la Vierge, autour de sa td^isure, le 
rendait tout à fait semblable aux statues de san Francisco 
d'Assise, sur les murs du chœur des Franciscains de Luc- 
ques ; il était si vieux, qu'il nous avait tous vus naître ; 
mais il n'était point cassé pour son âge, il était seulement un 
peu voûlé par l'habitude de porter les besaces gonflées des 
cruches d'huile et des outres de vin du couvent, et de 
monter à pas mesurés les sentiers h, pic de la montagne. 

Notre cabane était à peu près h. moitié chemin de la 
plaine aux Camaldules; il avait l'habitude, depuis plus de 
quarante ans, de s'y arrêter un bon moment pour respirer 
et pour converser un instant avec les Zampognari ; il avait 
caressé les enfants, marié les jeunes fîlles, consolé et vu 



zed.yGOOg[e 



160 FIOH D'ALIZA. 

mourir les vieillards de cette cabane. Il n'était pas de dos 
parents, on ne savait pas même où il était né ; il y en a qui 
disaient qu'il avait été soldat sur les galères de Pise, pri- 
sonnier des corsaires à Tanger, échappé d'esclavage avec 
une Mauresque convertie sur une barque dérobée à son 
père; qu'ils avaient été assaillis par une tempête, poursuivis 
par les pirates sur la Méditerranée, et que, dans le dou- 
ble danger de périr par la mer ou par la vengeance des 
Turcs qui allaient les engloutir ou les atteindre, ils avaient 
fait vœu à saint François, quoique amants, de se faire lui 
ermite, elle nonne, si saint François les sauvait miracu- 
leusement du danger. Saint François avait apparu entre 
deux nuées sur le màt de leur frêle barque; les pirates 
avaient sombré, te vent s'était calmé, la mer, aplanie 
comme un miroir, et un courant invisible les av»t portés 
sur te sable près de l'écueil de la Meloria , sur la côte 
toscane. Ils s'étaient embrassés pour la première et la 
dernière fois en ce monde, et ils étaient allés pieds nus, 
chacun de son cAté, elle à Lorette, lui à San Stefano de 
Lucques, se présenter & la porte des deux couvents. 



XCVIII 



Saint François, content de leur fidélité è. accomplir leur 
vœu, les avait fait accueillir comme si on les attendait, elle 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 16* 

comme sœur converse, lui comme frère servant, à la porte 
des Carmélites de Lorette et des Camaldales de Lucques. 
Ils ne devaient se rencontrer que dans le paradis. 

Voilà, ce que l'on disait dans les montagnes du père Hi- 
lario; mais lui, il n'en disait jamais un mot dans ses entre- 
liens avec nous; on eût dit que san Francisco lui avait ôlé 
la mémoire de ses amours ou qu'il lui avait mis le doigt du 
àlence sur les lèvres ; il ne parlait jamais que de nous, des 
anciens de la cabane qu'il avait connus, des mariages, des 
naissances, des morts de la famille, de l'abondance ou de 
la rareté des châtaignes, du prix de l'huile pour les lampes 
du sanctuaire, et quelquefois des révolutions qui se pas- 
saient là-bas dans les plaines, à Florence, à Sienne, à 
Rome ou à Lucques. 

■ Mais cela ne nous regarde ni vous ni moi, disait -il 
toujours en finissant ses entretiens et en reprenant ses be- 
saces sur l'épaule, son rosiiire à la main; le flot des 
hommes ne montera pas si haut qu'où nous sommes ; il y 
aura toujours des neuvaines à l'autel des Camaldules et 
toujours àespifferari qui viendront acheter des zampognes 
pour prier devant les Madones ou pour faire dan^^er aur 
noces des Maremmes. Allons notre chemin au ciel et sur 
ces montagnes, et que san Francisco bénisse la cabane 
comme le couvent. ■ 

Puis il se remettait en route comme un Juif- Errant, et nous 
entendions son pas au bruit de ses sandales sur ta rochet 
longtemps i^rès qu'il avait disparu derrière les sapins. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Bien qu'il ne fût pas de dos parents (au moins, nous le 
eroyions), le père Hilario nous aimait par une vieille habi- 
tude. 11 s'étonna, ce jour-l&, de nous trouver tout p&les et 
tout en larmes. Il ne savait rien de ce qui s'était passé de- 
puis trois mois, qu'il n'était ni monté ni descendu par le sen- 
tier desZampognari, ni des visites da capitaine des sbires, 
ni du procès de Nicolasdel Calamayo, ni du partage du do- 
maine revendiqué par les héritiers des Bardi, ni de la re- 
vente de leurs droits au sbire, ni des poursuites de cet 
homme puissant pour épouser, par ruse ou par violence, la 
belle enfant qui l'avait, par malheur, ébloui comme un so- 
leil levant dans les yeux d'une taupe ; ni de tous nos champs 
confisqués avec leurs riches promesses de récoltes, ne nous 
laissant que le quart des châtaignes, les cinq brebis et les 
chevreaux pour subsistance; ni enfin de l'abomination 
qu'on venait de nous faire, avec une si infernale malice, en 
tuant notre vigne sur notre propre mur, comme on aurait 
tué notre chien sur les pieds de l'aveugle pour le faire tré- 
bucher dans le précipice! 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATAIÈME. 



— Oh ! qut», dit-il, ils ont bien ea le cœor de coaper 
lespaoofweB qui rnootent innoeemnoeot de père en fila jus- 
qu'à votre foyer t. .. ttélasl c'e^ trop vrai,, ajouta-t-il en 
levant les maias au ciel et en regardant Us feuilles mortes 
qui n'avaient plus ta furce de supporter te poids de kur& 
lourdes grappes flétries. Se peut-il que la ma%mlâ de& 
luHDmes aille jusque-là? Ail 1 que j'y ai passé de bons soir» 
à causer h. l'ombre, avec vos braves pères, en buvant une 
goutte du bon jus de vos ceps et en bénissant san Francisco 
des duis de Dieu pour Les cœurs âmple&l Mais à présent, 
continoa-t-il, je ne repasserai jamais là sans maudire la 
perversité des méchants!.. . Mais non, ajouta-t-il eu se re- 
prenant, non, De maudissons personne, même ceux qui 
noua fout du naal; pla^nons^-les, an lieu de les haïr. La 
pitié est la charité des persécutés enrers les persécuteurs : 
c'est la seule vengeance qui plaît à Celui qui est là-haut. 
Prions pour eux ; n'est-ce pas plus malheureux d'être bour- 
reau que d'être victime? 



zed.yGOOg[e 



PIOR D'ALIZA. 



C'est ainsi qu'il nous consola, en prenant part, par ses 
larmes, è. la mort de notre treille, et qu'il tourna notre co- 
lère en miséricorde pour nos ennemis. Puis : 

— Voyons donc, dit-il, ce fatal papier qui vous a dé- 
possédés de rtiéritage des Zampognari, que j'ai toujours 
cru aussi k vous que ce rocher est à la montagne, ou que 
cette mousse est à ce rocher. Je suis bien vieux, j'ai plus 
de quatre-vingt-dix ans d'âge ; qui sait peut être si le bon 
Dieu ne m'a laissé vieillir ainsi inutile à moi et au monde, 
que pour rendre témoignage pour tes pauvres Zampognari 
contre quelques traits de plume de scribe, qui cherche des 
procès pour gagner son pain dans des paperasses, comme 
l'écureuil cherche la noisette dans la mousse en retournant 
les feuilles mortes? Donnez-moi ce papier : la première 
fois que j'irai encore à Lucqucs, je le ferai voir au profes- 
seur de droit Manzi, mon vieil ami. 

Le père Hilario emporta le papier, et noua n'y pen- 
sâmes plus que pour pleurer notre vendange égrenée & 
terre ; les oiseaux du ciel eux-mêmes semblèrent la pleurer 
avec nous ; les passereaux, les grives, les colombes, les 
merles, quand ils s'aperçurent que les pampres noircis- 
saient, que les feuilles tombaient en été comme après une 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 105 

gelée d^hiver, se réunissaient en tourbillon dans l'air au- 
dessus de la maison nue, et allaient et venaient comme des 
fous en jetant de petits cris désespérés; on eût dit qu'un 
renard était entré furtivement dans leur nid et avait mangé 
leurs œufs pendant qu'ils étaient sortis de l'arbre. 



Ainsi chaque jour resserrait notre pauvre vie ; mais ce 
fut bien pis, quelques semaines après, quand ies que- 
nouilles de maïs furent mûres et que la seconde récolte 
des feuilles de mûrier demanda & être cueillie. Tous les 
jour?, comme si nous avions été des voleurs, des agents du 
sbire rôdaient ici et là dans nos alentours, épiant les 
chèvres et les moutons qui nous donnaient le lait et la laine 
dans notre pauvreté toujours croissante ; l'huile de la 
lampe, que nous entretenions dans la cabane, le soir, de- 
vant la Madone, ne pouvant plus en acheter h la ville, 
semblait leur faire envie ; ils prétendaient que Fiord'Aliza, 
sa mère et Hyeronimo, nous n'avions pas le droit d'aller 
cueillir les noisettes que nous pilions dans le mortier pour 
en tirer quelques gouttes. Ils disaient que ces noisettes des 
bois voisins et sans maître appartenaient bien aux écureuils, 
mais pas à nous ; ils ne voulaient pas non plus que nous 
ramassions la mousse des steppes des voisins pour en faire 



zed.yGOOg[e 



166 FIOR D'ALIZA. 

des litières è. nos bâtes, parce que, disaient-ils, la moasse 
tient chaud & la terre, et que cette teri'e n* était plus à nous. 
S'ils aTaient pu, ils auraient confisqué le vent et interdit 
«m petites hirondelles de venir nous réjouir de leur babil- 
lage dans leurs nids cachés sous le rebord du toit Mon 
Dieu 1 avions>nous à souffrir ! Et cependant fair est si bon 
ici, sur ces cimes où la mat aria n'ose pas monter 1 

Hyeronimo devenait le plus bel adolescent de toute la 
plaine de Lucques ; quant à Fior d' Aliza, la force de la jeu- 
nesse est telle qu'elle florissait d'autant mieux sous nos larmes 
^ju'elle avait plus de peine, comme ces beïb« du bord de 
la cascade, qui sont d'autant plus riches et d'autant plus 
rouges qu'elles sont plus souvent mouillées par l'écome et 
ressécbées par le rayon de 8oleil.;Ellc chantait d^^ sur la 
porte qu'elle avait encore une goutte de pleurs sur les cils des 
yeux. On dit qu'elle éblouissait tous les [^lerins, qui s'arrê- 
taient exprès pour lui demander une gorgée d'eau dans sa 
•cruche. ■ Si les anges habitaient encore les hautslieux, dî- 
saienUils entre eux, en s" éloignant et en se retournant pour 
la regarder encore, nous dirions que ce n'est pas une fille de 
l'homme, mais une créature de lumière. > J'étais tout ré- 
joui quand la mère de Hyeronimo, qui l'aimait comme sa 
fille, me rapportait ce qu'elle avaït entendu unà de la 
bouche des passants. Hyeronîmo s'en apercevait aossî tons 
les jours davantage ; il en était fier, mais aussi un peu ja- 
loux. Il n'aimait pas que ces sbires rMassent sans cesse 
autour de nos limites. Fior d'Alîza, tontes les fois qu'elle 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE QUATRIÈME. 167 

sortait pour mener tes chèvres k la feuille, r&ppelait pour 
raccompagner ; avec lui^ elle n'avait plus peur. 



Cependant* un matin qu'il était allé dénicher des œufs 
de faisan dans les bruyères au plus haut des montagnes, 
derrière l'ermitage des Camaldules, elle eat bien plus peur, 
et nous avec elle, hélas I 

Une bande de bûcherons de la plaine, armés de leurs 
grandes haches et de leurs longues scies d'acier pour abat- 
tre et débiter le bois dans les forêts, parut avec l'aurore 
au pied du gros ch&tugnier ; ils s'assirent en cercle au- 
tour des racines, aiguisèrent leur hache et leur scie sur 
des [Herres de grès, débouchèrent leurs fiasques de vin, se 
«oupërent des traochesde pain et de fromage, et se mirent 
k déjeuner gaiement tout près de nous. 

Je m'approchai timidement d'eux, et je leur demandù 
poliment qu'est-ce donc qu'ils valaient faire si haut et ù 
loin dans une partie des montagnes où jamais )a hache 
des bûcherons n'avait retenti deptâs que te monde est 
monde. 

— Vous allez le savoir, mon ami, me répondit une vnz 
qu'il me sembla rcomnaltre i son accait de méchanceté 
hypocrite (ma belle^œur, qui était accourue h son tour 



zed.yGOOg[e 



168 FIOR D'AUZA. 

avec Fior d'Aliza, me dit vite que c't^tait celle du scribe 
Nicolas del Cal&mayo) ; vous allez le savoir à vos dépens. 
Dites adieu à votre arbre, it ne vous donnera ni ombre ce 
Boir, ni châtaignes cet automne. Le propriétaire l'a vendu 
hier au maître de ces bûcherons, pour l'abattre et pour 
l'exploiter à son profit. )l m'a chargé de monter à sa place 
jusqu'ici pour leur livrer l'arbre et pour verbaliser contre 
vous si vous mettiez obstacle h. la livraison. 

— Comment si j'y mets obstacle! m'écriai-je en me pré- 
cipitant les deux bras. ouverts et tendus devant moi pour 
me jeter entre l'arbre et la hache ; mais c'est comme si 
vous commandiez de ne pas m'opposer à ce qu'on enlevât 
ma tête aveugle de dessus mes épaules! Cet arbre, mon- 
sieur, c'est autant que ma tète!... c'est plus que ma pau- 
vre tête, ajoutai-je en pleurant; c'est la vie de toute ma 
famille, c'est te père nourricier de ma sœur, de mon ne- 
veu, de ma fille et de moi ! Vous savez bien, vous qui 
avez apporté le papier qui nous a dépouillés de tout ce qui 
Taisait vivre ici les Zampognari depuis les siècles des siè- 
cles, vous savez bien qu'on ne nous a laissé que ces trois 
grosses branches qui s'étendent de notre côté sur la pe- 
louse et sur la maison qui nous restent ; vous savez bien 
que ces branches sont & nous, c'est encore assez, car l'ar- 
bre est si grand que ces seules branches, le quart de l'ar- 
bre, nous rempliront encore au moins huit sacs de châtai- 
gnes ; c'est juste ce qu'il faut pour quatre bouches, en 
économisant. Vous me tueriez plutôt contre le châtaignier 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATaiÈME. 169 

que de vous laisser porter la hache sur son écorce ; si 
quelque chose est à nous sur la terre, c'est lui ! Oserez-vous 
nier que le papier des juges me réserve en jouissance tout 
te bois, toutes les feuilles, toute l'ombre, tous les fruits de 
ce côté? 

— Non, répondit l'homme de loi, je ne le conteste pas; 
mais, de voire côté, oserez-vous nier que la propriété de 
Tarbre lui-même est au capitaine des sbires, et que, quand 
il aura fait de sa propriété ce qu'il a le droit d'en faire, 
votre droit tout conditionnel, à vous, ne subsistera plus : 
car, puisqu'il est le propriétaire, il a le droit d'abattre 
l'arbre, et, le tronc une fois abattu, que deviennent les 
branches ? 



— Tavoue, monsieur, que je n'y avais jamais pensé et 
que je restai muet à cette réponse ; mais si ma parole ne 
pouvait repousser sa raison, toute ma vie en moi protestait 
cooire cette iniquité de l'homme de loi. 

Magdalena et Fior d'Aliza alors, qui n'avaient jamais 
plus que moi pensé seulement qu'on pouvait nous abattre 
le châtaignier sur la tête, ne cherchaient pas de raisons 
mais des supplications contre cet homicide. 

Tombées à genoux aux pieds de l'homme noir, elles le- 
vaient leurs mains vers ses mains, le conjurant de nous 



zed.yGOOg[e 



170 PIOR D'ALIZA. 

laisser vivre, et lui expliquant, ainm qu'aux bûcherons, 
que nos quatre vies tenaient aux racines et aux branches 
de ce toit nourricier de leurs pères. Ab ! si vous les aviez 
entendues, monsieur, demander aux bâcherons avec quoi 
elles me nourriraient dans c^tte cabane, désormais sans le 
moindre champ à cultiver autour des murst sur quoi elles 
coucheraient leur pauvre petit troupeau, dont les feuilles 
du châtaignier étaient la nourriture et toute la liiière! Il y 
ftvait de quoi fendre le tronc de l'arbre, mais non le cœur 
de l'homme de loi. 

Cependant il faut être juste, les bûcherons semblaient 
attendris en voyant cette belle jeune TiIle, inondée de lar- 
mes jusqu'au bout des mèches de ses cheveux épars sur 
son sein d'enfant. Ils se regardaient entre eux, ils compre- 
naient cette misère, ils regardaient la masse, la magni- 
ficence et la verte vieillesse féconde de l'arbre; ils détour- 
naient le tranchant de leurs haches sur lesquelles quelques 
gouttes de leurs yeux tombaient silencieusement. 

— Allons, k l'ouvrage ! dit l'homme de toi. 

Les bûcherons semblent hésiter à obéir : l'un dit qu'il 
ajuste le manche de sa hache, l'autre que les dents de sa 
scie ne mordent pas. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 



Pendant cette hésitation des bûcherons, Galamayo, 
l'homme noir, feignit de se laisser attendrir par les larmes 
de la mère et de l'enfant; il tira an peu i l'écart Magda- 
tena, et lui dit à voix basse quelques mots à l'oreille avec 
un faux air de bonté : 

— Peut-être, lui dit-il, y aurait-il encore un moyen de 
sauver le ch&taignier, si vous étiez une femme d'esprit et 
une mère raisonnable? Le capitaine des sbires a le cœur 
sensible, quoiqu'il ait déjà ta barbe un peu grise; il est 
garçon, il est riche, il est ennuyé de vieillir seul, sans joie 
dans sa maison, sans enfant après lui pour hériter de ses 
scui/i et de son domaine; il a été ébloui, à ses voyages 
dans la montagne, de la beauté de votre fille et de son 
innocence. Qui sait, si vous lui envoyiez Fior d'Aliza, avec 
un panier de figues et de chftlaignes à son bras, lui de- 
mander la gr&ce du ch&taignier et des figuiers, s'il ne vous 
accorderait pas à cause d'elle la vie de Tarbre et même la 
restitution du domtùne tout entier de vos pères? Tout dé- 
pendrait de vous, j'en suis sûr ; on nu refuse rien à une 
gposa qui donne son cœur en échange d'un morceau de 
terre sur la montagne. Que dites-vous de mon idée ? 
Voyons, pensez uu peu ; je vous donne pour réOéchir le 



zed.yGOOg[e 



172 PIOR DALIZA. 

temps que l'ombre de cette branche mettra à se replier jus- 
qu'à ses racines. 

CVI 



Hagdeiana resta immobile, piîlriOée, muette à ces paro- 
les, dont elle comprit bien la malice. L'idée de dépayser 
ma fille de la cabane 0(1 elle ne faisait qu'une avec nous 
trois; ridée de la séparer d'Hyeronimo, dont elle n'a- 
vait jamais été désunie depuis ta mamelle qui les avait 
nourris l'un et l'autre ; Tidée de jeter cette âme, qui 
rayonnait semblable au soleil de tous nos matins sur 
notre fenêtre, comme un misérable tas de baioques de 
cuivre à un étranger, en échange de ta place qu'il nous 
laisserait ainsi pour végéter sur la montagne, lui souleva 
le cœur. 

— Moi, monsieur, donner Fior d'Aliza pour quoi que 
ce soit, même pour ma pauvre vie dans ce bas-monde! 
Ab ! si c'est W le prix qu'exige le ciel pour nous épargner, 
qu'il nous tue tout de suite ; qu'il nous ensevelisse tous les 
quatre ensemble dans le tronc de l'arbre que ces bourreaux 
de bûcherons vont abattre sur nos têtes ! Mille fois plutôt 
mourir que de céder ma fille & cet homme dur I Quand ce 
serait même, le prince de Lucques, il n'aurait pas assez de 
son duché pour la payer & sa tante, & son père et & Uyero- 
nimo; c'est comme si vous me disiez qu'on va payer à 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 173 

quelqu'un le souffle de sa respiration ; quand la somme se- 
rait comptée, l'homme serait mort. ' 

Elle fondit en larmes et elle devint rouge comme une 
feuille morte de notre treille coupée, de douleur et de honte 
de ce qu'on osait seulement lui faire une si offensante pro- 
position. 



— Eh bien I voilà l'ombre de la branche qui louche 
aux racines, dit Catamayo en la regardant d'un regard de 
cruelle interrogation. Allons I à vos haches et & vos pio- 
ches! cria4>il aux bûcherons. 

Ils levèrent leurs haches, et je les entendis retomber sur 
le tronc près des racines avec un bruit sourd, tout sembla- 
ble au bruit des pelletées de terre pierreuse que j'entendis 
tomber sur la bière de mon frère et de ma jeune femme 
quand nous allâmes les ensevelir, il y a treize ans, là-haut, 
au cimetière des Gamatdules; les éclats d'écorce de bois 
volèrent sous l'acier jusqu'à nos pieds. Nous perdîmes la 
raison à ce bruit ; it nous sembla que chaque coup du tran- 
chant des haches nous emportait un morceau de nos cœurs. 
Magdaleoa, Fior d'Aliza et moi, nous tombâmes à terre et 
nous nous traînâmes sur nos genoux vers le châtaignier en 
lui faisant un rempart de nos mains étendues, en l'em- 
brassant de nos bras, de nos poitrines, de nos bou- 



zed.yGOOg[e 



174 FIOR D'ALIZA. 

ches, comme si l'on avait voulu tuer ootre père et nob'e 

mère. 

Les bûcherons s'arrêtèrent, leurs haches levées, de peur 
de nous blesser en les laissant retomber contre le pied de 
l'arbre. 

— Écartez ces misérables insensés, s'écria l'homme de 
loi, qui font violence k la justice I 



A ces mots, il prit Fior d'Aliza par l'épaule et la jeta 
rudement en arrière sur une racine, oit sou front évanoui 
toucha rudement, et où la veine de sa tempe jeta quelques 
gouttes de sang qui rougit sa joue et ses beaux cheveux 
blonds ; puis, aidé par deux des plus robustes bûcherons, 
il poussa violemment Magdalena et moi du tronc de 
l'arbre. 

Fendant ce temps, il faisait signe aux autres de frapper 
plus fort sur l'entaille déjà ouverte dans le tronc du châtai- 
gnier, et les éclats de l'écorce et du bois saignant jonchaient 
l'herbe aux pieds des ouvriers. 

Presque évanouis tous les trois de douleur et de ta se- 
cousse qui nous avait précipités h. terre, nous entendîmes 
les coups redoublés comme d'un autre monde, et le petit 
chien Zampogna, qui avait cessé d'aboyer, léchait, tout 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATBIÈME. in 

haletant, le sang rose sur la tempe de sa jeune maîtresse, 
Fior d'AIiza. 

— Tenez, monsieur, on voit, à ce qu'on dit, encore la 
marque, ajouta l'aveugle en promenant te doigt sur la joue 
de la jeune sposa. 



A ce moment, continua-t-il, Hyeronimo, qui descendait 
des hauteurs des Camaldules avec un énorme fagot de ge- 
nêts sur le cou, entendit les aboiements de Zampogna, les 
coups de hache des bûcherons, les voix larmoyantes de sa 
mëre, de Fior d'AIiza et de moi ; à travers une clairière, il 
fit Calamayo et ses hommes qui nous arrachaient avec vio- 
lence du tronc de l'arbre, et qui nous rejetaient sans pitié 
sur les pierres et sur les racines arrosées du sang du visage 
de sa cousine. I) jeta son fagot pour courir plus vite, et, 
tenant à la main le bacheron qui lui servait k couper les 
genêts et les bruyères pour le feu de l'hiver prochain, en 
trois t)onds, avec de grands cris qui nous réveillèrent 
de notre demi-mort tous les trois, il s'élança entre nous, 
l'arhre et les bûcherons, et, brandissant sa hachette 
sur leurs têtes, il les écarta, tous étonnés et tous trem- 
blants, à une certaine distance, groupés autour de Cala- 
mayo. 

Sa fureur redoubla en voyant le sang de sa cousine. Eo 



zed.yGOOg[e 



176 FIOR D'ALIZA. 

deux mots, nous lai racontâmes la scène qai venait de se 

passer. 

— Misérables l&ches I cria-t-it k Calamayo et & ses aco- 
lytes, vous n'aurez la vie du ch&taignier qu'avec ma vie ! 
L'arbre est la vie de ma mère, de mou oncle, de ma cou- 
sine, de nos pères et de nos enfants; tuez-nous tout de 
suite si vous voulez le tuer, mais vous ne te tuerez p!i8, 
moi vivant I 

A ces mots, il s'approcha, avec un geste désespéré et 
pitoyable, les bras en l'air, de l'entaille déjà profonde de 
l'arbre, et, tout p&le de douleur, il pleura un moment en 
silence comme on pleure sur la blessure d'un homme 
mourant d'un coup de feu. 



Cependîint un dialogue terrible et menaçant s'était établi 
& distance entre Hyeronimo et Calamayo, abrité, contre le 
jeune homme, derrière le groupe armé de ses bûcherons. 

— Vous êtes témoins , disait l'homme de loi, que ce 
jeune insensé s'est opposé avec violence, et une arme k la 
main, h. l'abattement de l'arbre, et qu'il fait opposition h, la 
justice. Nous cédons à ses menaces pour ne pas ensanglan- 
ter le débat, nous prenons acte de son délit et nous réser- 
vons les droits à l'exécution de l'ordre, auquel nous si 



zed.yGOOg[e 



CHAPITBE QUATRIÈME. 177 

délégués, pour tes faire exécuter en leur temps par la force 
publique. 

Calamayo et ses ouvriers se retirèrent après cette pro- 
testation en nous faisant des gestes et en poussant des cla- 
meurs de veDgeance. Ma pauvre sœur, prenant la tête en - 
sangtantée de Fior d'Aliza sur ses genoux, étancha le sang 
que sa chute sur la racine faisait égoutter de sa tempe. 
Hyeronimo alla puiser de l'eau dans le creux de ses deux 
mains pour laver et démêler ses beaux cheveux blonds, hu- 
mides de sang et poudrés de terre. 

Ce fut alors que nous pleurâmes tous les quatre comme 
nous n'avions jamais pleuré. Hélas I nous étions restés 
vainqueurs, gr&ceà l'apparition et au courage d'Hyeronimo. 

L'entaille de l'arbre, quoique saignante, n'était pas mor- 
telle : en plaquant de la terre humide sur la blessure et en 
la recouvrant de morceaux d'écorce reliés autour du tronc 
par des lianes, nous pouvions le guérir et vivre encore de 
ses dons d'automne tous les hivers; notre petit troupeau 
de chèvres et de cabris nous alimenterait pendant la belle 
saison, nos figues sèches nous remplaceraient les raisins 
disparus avec la vigne ; mais nous ne nous dissimulions pas 
que le châtaignier n'avait pas longtemps à vivre, puisque 
te sbire et son conseiller avaient juré de nous réduire à la 
mendicité et de nous expulser par la faim de notre pauvre 
nid sur la montagne. 



aUVB, COHPL. - 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Ma sœur nous raconta l'amour du capitaine des sbires 
pour sa belle enfant, la condition que l'avocat avait mise 
tout bas à la vie du châtaignier et à la restitution de nos 
petits champs, troqués contre la cousine d'Byeronimo. A 
cette confidence, Hyeronimo, sans rien dire, devint plus 
rouge et plus resplendissant de colère contenue, que quand 
il s'était jeté, sa hachette & la main, seul contre dix 
hommes armés. Fier d'Atiza ne le vit pas, mais elle devînt 
pâle comme un linge et se colla convulsivement contre le 
sein de sa mère. 

Quant & moi, je mis ma tête aveugle entre mes deux 
mains, sur mes genoux tout tremblants, et je pressentis 
confusément de grands malheurs. Hélas ! pourquoi ces sei- 
gneurs pèlerins de Lucques nous avaient-its découverts 
dans notre pauvre cabane , et pourquoi Fior d'Aliza les 
avait-elle éblouis, comme une étoile dans un ciel de nuit, 
sur nos montagnes, éblouit Vœi\ et fait rêver k mal le bergerl 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 



Ces pressentiments n'étaient que trop fondés, monsieur; 
pourtant nous fûcnes bien tranquilles pendant un certain 
temps après l'événement du châtaignier ; nous guérissions 
avec beaucoup de soins sa blessure, comme vous voyez; 
tous les jours Hyeronimo et Fior d'AUza apportaient au 
pied de l'arbre des mottes de terre humide, enlevées au 
bord de la grotte, pour rafraîchir l'arbre et pour le panser 
comme on panse un malade. Nous nous flattions qu'on 
nous avait oubliés l&-bas, dans ce coin de rocher, où nous 
ne faisions point d'autre mal que de respirer, de nous 
aimer et de vivre. 

CXIII 



Mais l'amour d'un débauché qui a vu une innocente, et 
qui pense à l'emmener dans sa maison, est un charbon ar- 
dent qui brûle la maiu et qui ne laisse pas dormir celui qui 
ne craint pas Dieu plus que le feu dans ses veines. La mau- 
dite beauté de l'enfant ne sortait plus de l'oeil du sbire. Il 
avait résolu, par les conseils de Calamayo, sans doute, de 
nous entraloer dans la misère, d'éteindre notre foyer, de 



zed.yGOOg[e 



180 FIOR D'ALIZA. 

nous contnùndre k aller mendier notre pain dans les rues 
de Lucques, de nous y ramasser ensuite comme des vaga- 
bonds, de nous jeter, ma sœur et moi séparément, dans 
un hôpital, de forcer Hyeronimo à s' expatrier dans les Ma- 
remmes ou sur quelque felouque de pécheur ; de faire en- 
fermer, h. cause de sa jeunesse et de sa beauté, Fior d'Aliza 
dans un couvent, pour Ty faire élever en dame et pour 
l'épouser ensuite comme par charité, grâce à l'abbesse qui 
était sa parente et sa complaisante. 

Le frère Hilario, qui connaissait la malice du monde de 
la ville, nous a raconté ensuite toute la chose ; mais alors, 
de quoi pouvions-nous nous douter? Et quand même nous 
nous serions doutés de quelque complot de ce genre, com- 
ment pouvions-nous nous en défendre? Nous n'avions de 
notre côté que la Providence ; mais il y a des temps où 
elle se cache comme pour épier jusqu'où va la patience des 
bons et des méchants. En ce temps-là, elle paraissait nous 
avoir entièrement oubliés. 



cxiy 

Un jour que nous étions sans défiance, ma sœur auprès 
de sa quenouille sur le seuil de la cabane ; moi occupé k 
tresser des nattes de sparleria avec des joncs devant la 
porte, assis au soleil ; Hyeronimo & retourner les figues qui 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. I8t 

séchaient sur le toit ; Fior d'Aliza et le chien, à. garder ses 
chfevres et ses chevreaux, bien loin derrière les châtai- 
gniers, dans les bruyères qui touchent à notre ancien 
champ de miû's, sa chèvre entraîna par son exemple ses 
chevreaux à descendre du rocher dans le maïs et & brouter 
les mauvaises herbes entr$ les cannes déjà mures; cela ne 
faisaitaucunmal.monsieur, car les feuillesdes cannes étaient 
jaunes et sèches, et les chevreaux ne les mordillaient seu- 
lement pas; le petit chien Zampogna s'amusait innocemment 
k courir & travers les cannes après les alouettes, et à reve- 
nir tout joyeux vers Fior d'Aliza qui lui jetait des noisettes 
pour les lui faire rapporter dans son tablier. 

Tout à coup, cependant, voilà qu elle s'aperçut que les 
chèvres s'égaraient, par habitude, hors de la bruyère, sous 
les châtaigniers qui étaient à nous ; elle lança de la voix et 
du doigt le petit chien après tes animaux pour qu'il les ra- 
menât, comme il avait coutume, à leur devoir. Mais, au 
moment où Zampogna atteignait la chèvre et ses petits et 
aboyait autour d'eux pour les faire sortir du mal's, voilà six 
coups de feu qui résonnent comme des tonnerres derrière 
les sapins, de l'autre côté du champ, et trois sbires, leurs 
fusils fumants à la main, qui sortent avec de grands cris 
de la sapinière, ei qui se jettent comme des furieux à tra- 
vers les cannes. 

La chèvre laitière était tombée morte du coup, sur le 
corps d'un dâs deux chevreaux blancs qu'elle allaitait; 
raulre, blessé d'une chevrotine au cou, tout près des 



zed.yGOOg[e 



«82 FIOR DALIZA. 

oreilles, perdait tout sod sang et était venu se réfugier, par 
instinct, entre les pieds nus de Fior d'Aliza; le petit chien, 
une jambe de devant à demi coupée par une balle, hurlait, 
en traînant sajambe derrière elle; la pauvre petite, atteinte 
elle-même de quelques gros grains de plomb qui avaient 
ricoché, aux deux bras, jetait des cris déchirants, non sur 
ses blessures, qu'elle ne sentait pas, mais sur le carnage de 
sa chèvre, de ses chers chevreaux etdu pauvre Zampogna; 
elle courait vers nous en emportant le chevreau expirant 
sur son sein, suivie de Zampogna qui marchait sur trois 
pattes et qui arrosait l'herbede son sang. 



A ces coups de feu, & ces cris, & cette vue, monsieur, 
nous nous étions tous levés en sursaut, comme à un coup de 
feu du ciet, pour courir au-devant de notre enfant; la mère 
nous devançait les bras tendus, les cheveux épars ; moi- 
même je courais au bruit sans mon bâton, comme si j'y 
avais vu clair, à la seule lueur de mon cœur ; Hyeronimo, 
s' élançant du toit d'un seul bond, avait décroché du mur, 
en passant, Tespingole de son père, qui n'avait pas été 
déchargée depuis sa mort ; il courait comme le feu du ciel 
au secours de Fior d'Aliza, & la fumée dessix coups de feu, 
flottant comme un brouillard sur les cannes de maïs. Ar- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE OUATHIÉME. I8Ï 

rivé à quelques pas de sa cousine, h la vue de son sang et 
à la voie du sbire, il avait tiré au hasard son coup de feu 
sur ces assassins -, un d'eux, soutenu par ses compagnons, 
s'enfuyait avec eux frappé d'une balle & l'épaule. 

— Scélérat I criaient-ils en s'éloignant, dernière porté& 
d'un nid de brigands! lu as été pour ton malheur plu* 
adroit que tu ne croyais l'être. Va 1 tu t'es tué (oi-même en 
frappant notre sergent : vie pour vie, sang pour sang : ce 
sera ton premier et dernier crime. 

Et nous les entendîmes, cachés par les sapins, casser et 
couper des jeunes tiges pour en faire un brancard sur le- 
quel ils emportèrent leur camarade mourant h. la ville. 



ex VI 



Nous étions si troublés des blessures aux bras de la jeune 
fille, de la mort de tout notre pauvre troupeau, notre nour- 
ricier, et de la jambe coupée du pauwe chien, mon seul 
guide dans la montagner que nous ne pensâmes seule- 
ment pas que ces hompies pouvaient remonter en force, 
après avoir laissé leur sergent blessé ou mort à leur 
caserne et déposé en justice contre nous. D'aillexirs, 
qu'avions-nous à nous reprocher que d'avoir rendu feu 
pour feu, en défendant ta vie ou en vengeant le sang de 
notre innocente contre des assassins qui l'avaient frappée 



zed.yGOOg[e 



IfU FIOR D'ALIZA. 

en traître, et qui avuent répandu un sang plus pur que 

cdui d'Abc! I 

Le chevreau qu'elle portait encore, la tâte renversée sur 
Bon épaule, expira sur ses genoux en entrant dans la mai- 
son. Hyeronimo arracha avec ses dents les six gros grains 
de plûtnb qui étaient entrés sous sa peau, aussi tendre 
qu'une seconde écorce de ch&taigne ; sa mère lava les filets 
de sang qui en sortaient et pensa ses bras avec des feuilles 
de larges mauves bleues, retenues sur la blessure avec des 
étoupes fin&j. 

Hyeronimo arrêta le sang que perdait Zampogna en en- 
tourant l'os de sa pauvre jambe coupée d'une terre glaise, 
et en retenant cette terre humide autour de Tos nu avec une 
bande arrachée de sa manche de chemise. Vous voyez que 
la pauvre petite bête est bien guérie, monsieur, dit l'aveu- 
gle en mindiquant de la main le petit chien, aussi alerte 
que s'il avait eu ses quatre jambes, et, une fois guéri, il m'a 
conduit tout aussi bien dans les plus mauvais pas avec ses 
trois pattes qu'avec quatre. 

Un boiteux, monsieur, ajouta-t-il en souriant et en cares- 
sant de la main la soie de Zampogna, n'est-ce pas assez 
pour un aveugle? 

Cependant je vis une larme mouiller ses yeux sans 
regard, en caressuit son ami estropié, le pauvre Zampogna. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 



— Quelle nuit nous passâmes, monsieur! Magdalena, 
debout, allant eans cesse écouter si Fior d'Aliza respirait 
aossi doucement qu'à l'ordinaire I Hyeronimo, le chien sur 
sa poitrine, pour l'empêcher de faire un mjjuvement qui 
dérangeât son appareil de terre et de chanvre ; moi assis 
contre la porte avec le chevreau mort entre mes pieds, 
pensant k la chèvre et à la nourriture de la maison qui 
avait tari pour jamais avec sa mamelle percée de balles! 

Qu'allions-nous devenir avec de l'eau au lieu de lait 
pour assaisonner nos châtaignes sèches et nos figues co- 
riaces 1 Comment soutiendrions-nous tous les quatre notre 
pauvre vie I Nous n'avions plus ni raves, ni maîj, ni goutte 
devin, plus rien que les salsifis sauvages, tes chicorées 
amères et l'oseille acide, qui poussaient çà et là dans les 
lagunes humides aux creus des hautes montagnes ; il ne 
restait plus un seul bàioque de notre dernière récolte de 
soie, depuis que tes mûriers donnaient leurs feuilles au fer- - 
mier du sbire ; et puis comment sortirais-je pour aller à la 
messe, le dimanche, aux Camaldules, si le pauvre Zam- 
pogna, que j'entendais respirer en haletant, venait à ne 
pas réchapper de son coup de feu?Ah! Dieu préserve mon 
pire ennemi d'une nuit conome celle que nous passâmes 



zed.yGOOg[e 



486 FIOR D'ALIZA. 

entre ces deux désastres de la cabane! Il n'y avait que 
rianocente Fior d'Alizaqui dormait, quoique blessée, aussi 
tranquillement que l'agneau qui a laissé de sa laine dans 
les dents du loup. 



Tout étourdis que nous étions p&r les événements de la 
journée, et tout abattus paj* la terreur qui nous enlevait 
jusqu'à la pensée du lendemain, cependant nous ne pou- 
vions pas attendre le grand jour pour soustraire Hyeronimo 
au danger qui le menaçait et aux menaces que les sbires 
avaient proférées en s'éloignant. 

— Il faut te sauver aux Camaldules, lui dit sa mère ; lu 
appelleras, du pied du mur, le Trère Hilario, et tu le sup- 
plieras de t'ouvrir la chapelle oii le èandii de San Stefano 
a vécu jusqu'à quatre-vingt-dix ans dans un asile inviola- 
ble à tous les gendarmes de Lucques, de Florence et de 
Pise, protégé par la sainteté du refuge. Les dimanches, 
après la messe, nous irons, ton père, Fior d'Aliza et moi, 
te porter ton linge et ta nourriture de la semaine. 

— Bénie soit l'idée de ta mère, m'écriai-je en embras- 
sant Hyeronimo, qui pleurait en regardant sa cousine en- 
dormie... Allons, courage, mon pauvre garçon, lui dis-je; 
le seul moyen de les revoir et de nous revoir tous dans de 
meilleurs jours, c'est de suivre le conseil de ta mère ; c'est 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME. 187 

r&tne de ton père qui t'inspire. Ne perds pas un instant ; 
embrasse-nous et reconimaude-toi h Dieu et h. ses saints. 
Voilà la lune qui se baigne déjà à moitié dans la mer de 
Pise, pour laisser place au soleil ; tu n'as plus qu'une demi- 
heure de nuit pour monter, invisible à travers les bois, 
aux Camaldules. Si le sbire que tu as blessé est mort, les 
sbires seront ici en même temps que le jour. La vengeance 
des hommes irrités est matinale. 

En parlant ainsi, je tenais le loquet de la porte de la ca- 
bane pour le pousser dehors, tout en pleurant comme lui; 
sa mère et sa cousine, réveillées par le bruit de mes san- 
glots et des siens, sanglotaient de leur côté dans l'ombre. 
Un dernier rayon de la lune, à travers les feuilles mortes de 
la vigne, éclairait ces mornes adieux ; les bras se déta- 
chaient pour se resserrer encore. 



Ah ! elle en a entendu, cette nutt-là, des lamentations, 
cette voûte, ajouta avec force l'aveugle ; elle en a entendu 
autant que le jour où les cercueils de ma femme et de mon 
frère furent cloués à nos oreilles par le marteau du fos- 
soyeur des Camaldules] Quatre cœurs qu'on arrache à la fois 
les uns des autres, ça fait du bruit autant que quatre plan- 
ches qu'on scie et qu'on cloue pour ensevelir quatre vies. 



zed.yGOOg[e 



188 FIOR D'ALIZA. 

Eh bien 1 monsieur, ce n'était rien que cette séparatiou 
de quelques jours ou de quelques années, avec l'espérance 
de se revoir à travers les barreaux de la chapelle du refuge 
des Camaldules tous les dimanches, et de se dire, de la 
bouche et des yeux, ce qui chargeait le cœur. Le malheur 
était plus près que nous ne pensions. A peine avaîs-je posé 
le doigt sur le loquet et cntre-bâillé la porte, sans rien en- 
tendre, excepté le vent de l'aurore pleurant doucement 
dans les branches des sapins, que la porte, cédant violem- 
ment aux épanles de douze ou quinze soldats embusqués, 
muets autour de lacabane, me renversa tout meurtri jusque 
sur la cendre du foyer; et ces soldats, s' engouffrant dans 
la chambre et faisant résonner les crosses de leurs carabines 
sur les dalles, se jetèrent sur Hyeronimo, le précipitèrent 
à leurs pieds dans la poussière, et lui lièrent les mains der- 
rière le dos avec les courroies de leurs fusils ; ils lui atta- 
chèrent une longue chaînette de fer à une de ses jambes, 
comme on fait k la béte de somme aux bords des fossés 
pour la laisser paître sans qu'elle puisse pâturer plus loin 
que sa chaîne ; puis, le relevant de terre h coups de pieds et 
à. coups de crosse : 

— Marche, brigand, lui crièrent-ils, on va te confronter 
avec le cadavre de ta victime, et tu ne pourriras pas long- 
temps dans le cachot qui t'attent. Et quant h. toi, petite 
couleuvre aux écailles luisantes, dis adieu à ton trou dans 
les racines du ch&taignier, tu n'y resteras pas longtemps ; 
les religieuses de la maison des novices ne tarderont pas 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE QUATRIÈME, 189 

& l'envoyer prendre pour te donner une éducation moins 
sauvage. Pour toi, misérable taupe de rucher, et pour ta 
vieille Parque de sœur, ne vous inquiétez pas de votre 
pain ; il y a des hôpitaux dans le duché pour les aveugles 
et pour les veuves sans secours, et deux grabats ne vous y 
manqueront pas pour mourir. 



cxx 



En nous jetant ces insultes pour consolation, ils chassèrent 
devant eux Hyeronimo enchaîné, dont les anneaux de fer 
résonnaient sur les roches, sans nous permettre même de 
Tembrasser pour la dernière fois. Je les suivis de l'oreille 
et du cœur aussi longtemps que je pus entendre le bruit 
des pas de l'escorte. Magdanela, étendue & terre sur le 
seuil de la porte, mordait l'herbe et les pierres en appelant 
éperdûraent son fils. 

Hélas I il était déjà bien loin sur le cfa^oin de la mort et 
il ne pouvait entendre la voix de sa raère. 

A moi, du moins, ma fille me restait. Je voulus rentrer 
dans la maison pour m' assurer, en la touchant sur ses che- 
veux, que je n'étais pas sans providence sur ta terre ; de- 
puis le grand cri qu'elle avaitjeté en se roulant sur le pavé, 
quand on avait terrassé et enchaîné son cousin, nous n'a- 
vions pas entendu seulement soupirer dans la cabsoe. A la 



zed.yGOOg[e 



190 PIOR D'ALIZA. 

faible lueur de jour naissant qui me reste dans les yeux, 
j'étendis la main du côté où je Tentendais remuer, pour dé- 
mêler, comme & l'ordinaire, ses beaux cheveux avec mes 
doigts et pour approcher de son Tront ma bouche. 

Jésus Maria! miséricorde! monsieur, qu'est-ce que je 
devins? Je devins pierre comme ta statue de la femme de 
Noé quand, au lieu de tomber sur ses belles tresses de soie 
blonde qui parlaient du faite de son front et qui se dérou- 
laient jusque sur ses deux épaules, je sentis sous ma main 
une tête toute ronde et tout frais tondue, qui cherchait à se 
dérober à mon attouchement comme quelqu'un qui a honte 
et qui baisse le visage ; je crus rêver. Ma main glissa du 
front sur le cou ; ce fut bien une autre surprise, monsieur : 
au lieu de cette douce peau blanche d'enfant qui caressait 
la main comme une feuille lisseet fratchede muguet, quand 
je touchai ses épaules à l'endroit où elles sortent du corsage 
de laine, je sentis le rude poil velu d'une veste de bure, 
comme celle des pifferari des Abruzzes, et, en descendant 
plus bas vers la taille, une ceinture de cuir h. boucles de lai- 
ton, de larges braies et de grosses guélres boutonnées sur 
des souliers ferrés qui résonnaient comme des marteaux 
sur l'enclume. 



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CHAPITRE QUATRIÈME. 



Je poussai un cri de surprise et d'horreur j la mère ac- 
courut, se signa et tomba & la renverse & l'aspect de ma 
lille ainsi défigurée. La pauvre enfant, surprise dans sa 
mue, tomba de son côté, à demi habillée, sur le bord du 
lit, couvert de sa rot», du corsage et des cheveux qu'elle 
venait de dépouiller. 

Un grand silence remplit la cabane. 

— Malheureuse I qu'as-tu fait et que voulais-tu faire? 
m'écriai-je, en même temps que sa tante Magdalena levait 
les bras en l'air pour s'étonner et se désespérer. 

La jeune fille fut longtemps sans répondre ni à moi ni h 
sa tante; elle tenait sa tête entre ses mains et se cachait les 
yeux avec les belles tresses coupées de ses cheveux d'or, 
qui dégouttaient de ses larmes. 

— Parle doncl mais parle donci lui disions-nous à 
l'envi. 



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„Google 



CHAPITRE V 



Mais ici, monsieur, il faut qu'elle nous dise elle-même 
ce qui s'ét&it passé dans sa té(e et dans son cœur si sou- 
dainement, en voyant son cousin traîné à la mort par les 
sbires, et tout ce qui se passa ensuite entre elle et lui à Luc- 
ques après que nous fûmes séparés les uns des autres pen- 
dant ces six mortels mois, plus longs que toute une vie 
d'homme. 

Allons, Fior d'Aliza, continua-t-il en s'adressant à la 
jeune et rougissante iposa, conte au seigneur ton idéo en 
faisant ce que tu fis, et comment la grâce de Dieu a tout 



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194 FIOR D'ALIZA. 

fait tourner, malgré tant de transes, au proUt de l'amour. 
Regardez ce bel enraot de trois mois qui dort, tout rose, 
sur sa coupe blanche et toujours pleine ; c'est pourtant un 
fruit de veille de mort. Qui le dirait h. le voir? 

La jeune mère regarda en dessous le visage endormi de 
son beau nourrisson et sourit de souvenir en s'envenneil- 
lant de pudeur ; puis elle raconta, sans lever une seule fois 
les yeux, et comme par pure obéissance à son père, ce 
qu'on va lire. Cela sortait de sa bouclie sans chaleur, sans 
exclamation, eans style, sobrement, simplement, sans 
bruit, sans couleur, comme la lumière sort de la lampe 
quand on l'allume. Le crépuscule, qui commençait à tom- 
ber et è. assombrir l'air dans la cabane, la vêlissait d'une 
brume de Rembrandt, dans l'angle, entre l'àtre et la fe- 
nêtre; ce demi-jour, presque nuit, rassurait sa timidité un 
peu sauvage; et puis on voyait qu'elle attendait quelqu'un 
à' chaque minute (c'était Hycronimo), cl qu'elle avait be- 
soin de parler fiévreusement de lui et d'elle pour dévorer 
par des paroles l'amoureuse impatience de ce cher retour. 

Quant h. l'enfant, il continuait à dormir sur le blanc oreil- 
ler, pendant que la jeune femme allait raconter comment il 
était venu au monde, entre deux rosées de sang et de 
larmes. 



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CHAPITRE CINQUIÈME. 



CXXII 



— Faut-il tout dir'o au seigneur étranger? demanda 
iroideiQent Fior d'Aliza. 

— Oui, dis hardiment tout, répondit la mère ; il n'y a 
point de honte à s'aimer quand on s'aime honnêtement 
comme toi et lui. 



— Je ne savais pas que j'étais amoureuse d'Hyeronimo, 
dit-elle un peu honteusement alors, et comment l'aurais-je 
su! Nous n'étions pas deux, nous n'étions qu'un, moi et 
lui; lui et moi, c'était tout le monde. Pour savoir si on 
aime quelqu'un, il faut comparer ce qu'on éprouve pour 
celui-là avec ce qu'on ressent pour un autre. Il n'y avait 
jamais eu d'autre en lui eî moi, tellement, ma tante, que 
lui et moi ça ne faisait pas deux; et comme aussi nous 



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J96 FIOR D'ALIZA. 

n'avionsjamais été séparés ni même menacés d'être désu- 
nis l'un de l'autre, nous ne pouvions pas savoir combien il 
y avait de lui dans moi et de moi dans lui, et combien il 
manquerait tout & coup de moi en moi et de lui en lui si 
on venait jamais & nous arracher d'ensemble. 

Aidez-moi donc, ma tante ; je ne sais pas dire, je m'em- 
brouille dans lui et dans moi sans pouvoir les démêler dans 
mes paroles, comme je n'aurais pas su les démêler dans 
notre inclination Tun pour l'autre; enfin, c'est comme si 
mon cœur avait battu dans son sein, et comme si son cœur 
avait battu dans ma poitrine ; ou plutôt, non, ce n'étaient 
pas deux cœurs, c'était un seul cœur en deux personnes. 
Tellement, mon père et. ma tante, dit^elle en se tournant à 
demi vers eux, que vous croyez que c'est moi qui suis ici 
seul avec vous; eh bien I pas du tout, il y est tout entier 
avec moi ; je le vois, je le sens, je l'entends, je lui parle. 
De même que ses gardiens là-bas croient qu'il est seul en- 
chaîné sur le banc de sa galère ; eb bien t non, j'y suis tout 
entière avec lui et en lui, aussi présente que vous croyez 
me voir ici, dans la cabane ; c'était, c'est encore et se sera 
toujours ainsi. L'amour, à ce qu'il parait, est un mystère. 

Tout cela n'est que pour vous dire que je ne me doutais 
seulement pas que j'aimais d'amour Hyeronimo, et que lui 
non plus ne se doutait pas qu'il m'aimait d'amour jusqu'au 
moment oîi les sbires, en l'emmenant à la mort, nous ap- 
prirent que l'un ne pouvait pas respirer sans l'autre. Ni 
Dieu ni ses anges n'y pouvaient trouver k redire, n'est-ce 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 197 

pas, puisque nous étioDsausei innocents que ces deux gout- 
tes de lait qui se fondent en uno seule goutte en tombant 
du bout de mes deux seins sur les lèvres de ce petit inno- 
cent que voilà? 

L'image dont cette naïve jeune mère ne soupçonnait pas 
même la candeur, ne fit sourire ni l'aveugle, ni la vieille 
tante, ni moi; tout était pureté dans cette bouche pure, 
vierge d*ftme, quoique avec son fruit d'innocence sur son 
Sein. 



— Aussi, vous le savez bien, mon père, et vous, ma 
tante, nous n'avions jamais deux volontés, lui et moi. Quand 
il me disait : Allons ici ou là, j'allais; quand je l'appelais, 
il venait partout où j'avais fantaisie d'allermoi-même; nous 
ne savions jamais qui est-ce qui avait pensé te premier, 
mais nous pensions toujours la même chose : à la source, 
pour puiser l'eau de la maison ; sur les branches, pour 
battre les châtaignes; aux noisetiers, pour remplir lui sa 
chemise, moi mon corset de noisettes vertes ; an mafo, 
pour sarcler les cannes ou cueillir les groins jaunis par 
l'été; à la vigne, aux flguiers, pour conper les grappes ou 
pour sécher les figues mures; à l'étable, pour traire les 
chèvres, pendant qu'il les tenait per les cornes ; dans le 
ravin, où il y a l'écho de la grotte, pour nous apprendre à 



zed.yGOOg[e 



198 FIOR D'ALIZA. 

remuer les doigis sur les trous du chalumeau de la zampo- 
^ff, à cherchera l'envi l'un de l'autre des airs nouveaux 
dans l'outre du vent qui s'enflait et se désenflait do muà- 
que sous notre aieselle; ici, là, enfin partout, toujours 
deux, toujours ensemble, toujours un ! quand vous en ap- 
peliez un, Dion père ou ma tante, il en venait toujours 
deux, car votre appel De trouvait jamais l'un sans l'autre. 



Ce fut ainsi jusqu'à l'approche de mes quatorze ans; 
jusque-là ni moi ni lui nous n'avions senti le moindre om- 
brage l'un de l'autre ; nous nous regardions tant qu'il nous 
plaisait dans le fond des yeux, sans que le regard de l'un 
troubl&t le moins du monde l'œil de l'autre, pas plus que 
le rayon de midi oe trouble l'eau de ta grotte quand il la 
regarde à travers les feuilles du frêne, et qu'il la transperce 
jusqu'au fond, sans y voir seulement sombrir autre chose 
que son image. Nous nous regardions quelquefois ainsi par 
badinage jusqu'à ce que l'eau du cœur nous mont&t de 
fatigue dans les yeux; mais cette eau était aussi pure que 
celle de la grotte au soleil. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 



Cependant, peu de temps avant le malheur du châtai- 
gnier blessé, du troupeau tué, du plomb sur mes bras et du 
coup de fusil tiré innocemment par Hyeronimo pour me 
défendre contre les sbires, je commençais à changer sans 
savoir pourquoi, à n'être plus si bonne, si gaie et si préve- 
nante qu'à l'ordinaire avec le pauvre garçon, à l'éviter sans 
raison, à trembler comme d'un frisson quand j'entendais 
son pas ou sa voix, à rentrer à la maison pour filer & côté 
de ma tiuite quand j'aurais pourtant mieux aimé à être 
d£faors au soleil ou à l'ombre auprès de lui, à me retirer 
toute seule avec mes chèvres et mes moutons dans les 
bruyères les plus écartées, k me cacher derrière les oae- 
raies au bord de l'eau courante, et à regarder sans voir je 
ne sais quoi dans le ruisseau le jour, ou dans le firmament 
le soir. J'étais bien aise qu'il ne sût pas où j'étais, et bi«Q 
f&chée de ce qu'il ne venait pas me surprendre ; le moin - 
dre saol d'un petit poisson hors de l'eau, ta moindre bran- 
cbe d'osier qu'un oiseau faiswt tressauter en s'envolanl mo 
faisait tressaillir ; quelquefois même je pleurais sans savoir 
de quoi, pms je riais quand il n'y avait pas sujet de rire ; 
enfin une quenouille emmêlée de contradiction, quoil telle* 
ment que je ne me comprenais pas moi-même, et que ma 



zed.yGOOg[e 



200 FIOR D'ALIZA. 

tante disait k mon père, qui ne m'entendait plus si folâtre : 
• Ne t'inquiète pas, mon frère, c'est la mue. L'oiseau fait 
ses ailes, la chevrette fait ses dents, l'enfant fait son cœur.> 
Et je les entendais rire tout bas. 



Haifl Hyeronimo, qui ne comprenait rien & mes chan- 
gements, à mes silences et h. mes éloignements de lui, 
paraissait lui-même malade de cœur et d'humeur, delà 
même fièvre et de la même langueur que moi ; à mon 
dépit, il semblaità présent moins me chercher que me fuir; 
il ne me regardait plus en face et jusqu'au fond du regard 
comme- auparavant; il fiissonnait comme la feuille du 
tremble quand, par hasard, il fallait que sa main toucb&t 
la mienne en jetant les panouiltes de mate dans mon tablier 
ou en retournant les figues dans le même panier sur le toit ; 
nous ne nous parlions plus que de côté, quand il fallait ab- 
solument se parler pour une chose ou pour une autre, ei 
pourtant, nous ne nous haTsâons pas, car, à notre insu, 
nous étions aussi habiles à nous chercher qu'à nous fuir, 
tellement qu'on aurait dit que nous ne nous fuyions que 
pour nous retrouver, et que nous ne nous retrouvions que 
pour nous fuir. 

Je me disais : Est-ce qae je ne l'aime pas? Hais qu'est- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIEME. SOI 

ce qu'il m'a fait pour le hMr? Ou bien : Est-ce qu'il ne 
m'aime pas? Mais qu'est-ce que je lui ai tait pour qu'il- me 
haïsse? 

Ce fut le temps où je me cachai de ma tante elle-même 
pour m'habiller, toute seule, derrière la porte de la maiso», 
les dimanches, et où je me regardai pour les premières fois 
dans le morceau de miroir cassé encadré dans le mur contre 
la cheminée. Il semblait que je voulusse me faire belle pour 
mon ange gardien, car, quand les pèlerins passaient par 
hasard près du ch&taignier, et qu'ils regardaient en se par- 
lant entre eux mon visage, cela mo faisait bonté au lieu 
de me faire plaisir; ce n'était pas pour eux que je désirais 
voir mes cheveux reluire comme de l'or au soleil. 



CXXIX 

Pourtant je vis bien qu'Hyeronimo n'avait rien contre 
moi quand il s'élança & mon secours, comme un taint 
Michel dans le tableau, contre les sbires, et qu'il tira, k 
la vue de mon sang, son tromblon contre la gueule do six 
fusils braqués sur sa poitrine. Je dois même dire que je 
me réjouis eo moi-même de voir couler mon sang sur mes 
bras, puisque ces grains de plomb qu'il m'arracha de la 
peau avec ces dents lui étaient entrés plus avant qu'à moi 
dans le cœur. 



zed.yGOOg[e 



309 PIOR D'ALIZA. 

Mais, hélas I mon père et ma tante, le moment où les 
sbires l'enchaînèrent, le lendemain, là, sur l&plancher, et 
Tentrainèrent k la prison de Lucqqes en l'accablant d'ou- 
trages et de menaces de mort, m'en apprit bien vite plus 
que je n'en aurais su en trois ans. Je sentis que mon cœnr 
s'en allsjt tout entier avec lui et que la chaîne de fer qui 
lui garrottait les membres me tirait en bas aussi fort que s! 
j'en avais été garrottée moi-même. 

Ce ne fut point une illusion, monsieur, je te sentis 
comme je vous vois ; ce fut comme un poids qui Tait, bon 
gré, mal gré, trébucher une balance. Je sautai du lit, à 
demie nue, et je me dis : Ils en tueront deux ou je l'arra- 
cherai de leurs mains; allons!... Son ange gardien était 
entré en moi, il avait pris ma figure. 



Ma tante et mon père étaient dehors de la porte à écouter 
les pas des sbires qui entraînaient Hyeronimo dans la nuit; 
■je m'habillai dans l'ombre, mais, quand je me vis à moitié 
habillée, avec mes cheveux longs et bouclés, mal retenus 
par l'aiguille & ta pointe de clou au sommet de la tête, avec 
ma veste brodée de vert sur la poitrine, mes bras nus sor- 
tant de ma chemise, mes manches 'de drap tombant vides 
le long de mon corps, ma jupe courte, mes pieds nus dans 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 203 

mes sandales pailletées qui me couvraient à peine les ongles 
des doigte, j'eus peur, et je me dis : Que vas-tu faire ? On 
te ramassera h. la porte de la ville ou dans la boue des rues 
comme une balayure de fille, et l'on te jettera dans un 
égout de Lucques pour y pourrir avec celles qui ont vendu 
leur honneur, età quoi lui serviras-tu alors, soit pour la vie, 
soit pour la mort? Tu auras déshonoré son nom et celui de 
ta mère, voilèi toull 

Mon Dieu I que faire? Et je me misa pleurer et h prier 
Dieu en retombant, la tête sur mon lit, noyée dans mes 
larmes. 

En la relevant pour me renverser en arrière, dans mon 
désespoir, voili qu'une idée me frappe le front, comme 
une chauve-souris quand la lumière de ta lampe l'éveille et 
lui fait frôler les ailes conb-e mes cheveux. 



Sans délibérer seulement une minute, j'arrache de mon 
corps tes habits de femme, j'ôte mes bras de mes manches, 
mes pieds de mes sandales, je prends au clou de la chemi- 
née les grands ciseaux avec lesquels nous tondions la laine 
de nos montons au printemps, quand nous avions encore 
notre petit troupeau il l'étable. Je me coupe les cheveux sur . 
les tempes, sur le front, surle cou jusqu'à la racine, et j'en 



zed.yGOOg[e 



204 FIOR O'ALIZA. 

jette les poignées sur mon lit ; le coffre où ma tante conser- 
vait les habits, les guêtres, les souliers, le chapeau, la 
zampogne de son pauvre jeune mari défunt, me frappe les 
yeux au pied du lit de Magdatena ; je l'ouvre, j'en tire con- 
vulsivement toutes ces bardes presque neuves : la chemise 
de toile écrue, avec la boucle de laiton à épingle qui la res- 
serre comme un collier au-dessus de la poitrine ; les larges 
chausses de velours qui se nouent avec des boulons de 
corne au-dessous du genou ; la veste courte à boulons de 
cuivre, les souliers à clous, les longues et fortes guêtres de 
cuir qui en recouvrent les boucles et qui montent jusqueau- 
desBus des genoux ; le chapeau de Galabre, au lai^ rebord, 
retombant sur les yeux, à la tète pointue, avec sa ganse de 
ruban noir et ses médailles de la madone de Hontenero, 
qui pendent et qui tintent autour la ganse. En un moment, 
je fut revêtue de tout cet habillement, tantdt un peu trop 
court, tantôt un peu trop large pour ma taille ; mes mains, 
adroites et promptes comme la fièvre qui me battait dans 
les tempes, les ajustèrent si vite et si bien sur mes épaules, 
à ma ceinture, h mes jambes, à' ma tête, à mes pieds, qu'on 
aurait dit que je n'en avais jamais revêtu d'autres, et qu'ils 
avaient été taillé pour mou 

Puis, prenant au fond du coffre la zampogne qui dor- 
mait silencieuse depuis sept hivers, dégonflée et vide, au- 
près des habits de son maltre,j*eo passai ta courroie autour 
de mon cou et je la pressai du coude sous mon bras gauche, 
dé manière à ressembler trait pour trait à un jeune p/)^erfln> 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 205 

des Abruzzes, qu'on écoute au pied des croix et des niches 
des villages, et à qui on ne demande pas d'où il vient. 

Ma lante et mon père vous diront que nous nous étions 
appris dès notre tendre &ge, Hyeronimo et moi, à jouer 
aussi bien l'un que l'autre de cet instrument, et que mes 
doigts connaissaient les trous du chalumeau aussi bien que 
les doigis de l'organiste des Camaldules connaissent, sans 
qu'il les regarde, les touches obéissantes de son orgue. 

Je m'étais dit en moi-même, en m'habillant : Prends 
aussi la zampogne, cela te servira de contenance, de gagne- 
pain, de passe-port, et, qui sait, peut-être de salut, à la 
recherche de Hyeronimo dans la ville; car le son, c'est 
plus pénétrant encore que les yeux, cela perce les murs, et 
si je ne puis pas le voir, par hasard, il pourra m'entcndre! 

EnRn, ce fut une inspiration de quelqu'un de ces chéru- 
bins qu'on voit jouer de leurs harpes dans les voûtes peintes 
du dôme des églises, sans doute, preuve que le ciel même 
se platt à la musique des pifferari, qui joue le mieux la 
prière de leurs cœurs, des pauvres vieillards ou des pau- 
vres enfants, sur leurs instruments. 

Ainsi travestie, je poussai doucement la porte au cré- 
puscule du matin, espérant que mon père et ma tante, éloi- 
gnés du seuil de la maison ou endormis dans les larmes, ne 
s'apercevraient pas de mon dessein. 



zed.yGOOg[e 



FIOR DALIZA. 



CXXXII 



Mais ils ne dormaient pas, et ils étaient asns en silence, h. 
la claire lueur des étoiles, sur le banc qui touche h la porto. 

Le bruit du loquet fît tourner la téta & ma tante; elle 
me reconnut et poussa un cri de surprise et de désespoir, 
qui fît jeter, sans savoir de quoi, le même cri d'horreur à 
mon père aveugle. 

Elle lui dit que je me sauvais, et dans quels habits I 

lia se jeti^rent tous les deux, les bras étendus, entre U 
porte et le chemin pour me retenir; je tombais évanouie 
entre lenrs bras. 

Ils me reportèrent ensemble sur mon lit dans la cabane ; 
et quand ma tante vit mes beaux longs cheveux coupés 
comme une toison d'agneau, jetés sous ses pieds au bord 
du lit, elle jeta de tels cris qu'ils réveillèrent les corneilles 
sur les branches du châtaignier. 

Elle (lit tout à mon père : 

— Folle enfiinti s'écrièrent-ils d'une même voix, et que 
prétcndais-tu faire en te détruisant ainsi et en te sauvant 
tu ne saispasoù? Et, en abandonnant ton père etta,tante, 
sais-tu seulement où les sbires ont emmené ton cousin ? et 
pour un enfant que nous avons perdu, veux-tu nous Taire 
perdre encore le seul enfant que Dieu nous laisse? 



zed.yGoog[e- 



CHAPITRE CINQUIÈME. 



— Je leur dis alora, comme on parle dans le délire de 
la fièvre, tout ce qu'on peut dire quand on a perdu sa 
raison et qu'on n'écoute rien de ce qui combat votre folie 
par des rfùsons, des caresses ou des menaces : que mon 
parti était pris ; que si Hyeronimo devait mourir, il valait 
autant que je mourusse avec lui, car je sentais bien que ma 
vie serait coupée avec la sienne ; que des deux manières ils 
serait également privés de leurs deux enfants ; que, vivant, 
il aurait peut-être besoin de moi là-bas; que, mourant, il 
lui serait doux de me charger au moins pour eux de son 
dernier soupir et de prier en voyant un regard de sœur le 
congédier de l'échafaud et le suivre au ciel; que la Provi- 
dence était grande, qu'elle se servait des plus vils et des 
plus faibles instruments pourfaire des miracles de sa bonté; 
que je l'avais bien vu dans notre Bible, dont matante nous 
disait le dimanche des histoires; que Joseph dans son puits 
avait bien été sauvé par la compassion du plus jeune de 
fies frères ; que Daniel dans sa fosse avait bien été épar- 
gné par les lions; enfin tant d'autres exemples de l'An- 
cien Testament; que j'étais décidée à ne pas abandon- 
ner, sans le suivre, ce frère de mon cœur, la chair de 
ma chair, te regard de mes yeux, la vie de ma vie; 



zed.yGOOg[e 



208 FIOR D'ALIZA. 

vie ; qu'il fallait me laisser suivre ma résolutioi, bonne ou 
mauvaise, comme on laisse suivre la pente à la pierre dé- 
tachée par le pas des chevreaux, qui route par son poids 
du haut de la montagne, quand même elle doit se brider 
en bas; qje toutes leurs larmes, tous leurs baisers, toutes 
leurs paroles n'y feraient rien, et que, si je ne me sauvais 
pas aujourd'hui, je me sauverais demain, et que peut-être 
je me sauverais alors trop tard pour assister le pauvre 
Hyeronimo. 

cxxxiv 



En parlant ainsi, je m'efforçais de m'échapper violem- 
ment des bras de mon père et de ma tante. Leurs sanglots 
et leurs larmes affaiblissaient la résistance qu'ils opposaient 
à mes efforts. 

— Eh bien I tu me passeras donc sur le corps ! s'écria 
mon père en se couchant sur le pas de la porte. 

A la vue démon pauvre père aveugle étendu ainsi sur le 
seuil et qu'il me fallait franchir pour voler sur les pas de 
mon frère, les forces me manquèrent ; je crus voir un sa- 
crilège, et je tombai à mon tour à genoux et les bras étendus 
autour de son cou; ma tante, de son côlé, se précipita 
tout échevelée sur nos deux corps palpitants, en sorte que 
nous ne formions plus, à cous trois, qu^une seule masse 
vivante ou plutôt mojrante, d'où ne sortaient que des san- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. .209 

glots et des soupirs, étoulTés par des reproches et par des 
baisers. 

J'étais vaincue, monsieur, et je demandais à Dieu de 
mourir en cet instant pour tous mes parents, afin de m'é- 
viler l'horrible et impossible choix, ou d'abandonner mon 
cher et malheureux Hyeronimo, lorsqu'une voix, comme si 
elle fût descendue du ciel, interrompant tout à coup le si- 
lence de nos embrassemenls, dit d'un ton d'autorité à mon 
përe et h. ma tante : 

■ Ne résistez pas à Dieu, qui parle par le cœur des in- 
nocents, laissez Fior d'Aliza courir sur les traces de son 
frère, la protection de Dieu la suivra peut-être dans la 
foule, comme elle a suivi Sarah dans le désert. Partez, mon 
enfant, j'aurai soin de ceux qui restenL > 



A ces mots, qui nous firent tressaillir comme un coup de 
tonnerre, nous nous relevâmes tous les trois de la poussière, 
et nous vîmes debout devant nous notre seul ami sur la 
terre, le père Hilario. 

Il jeta sur le plancher sa besace, plus pleine de provi- 
sions qu'à l'ordinaire; il en tira du pain, du caccia-cavalio 
(fromage de buffle des Maremmes], une fiasque de vin de 
Lacques, et dit à mes vieux parents : 

<BUVR. COMPL ^XLI. ii 



zed.yGOOg[e 



210 FIOR D'ALIZA. 

— Ne vous inquiélez pas comment vous vivrez en l'ab- 
sence de ces eofants, je vous en apporterai toutes les se- 
maines autant; l'aumône est la récolte des abandonnés, je 
ne fais que vous rendre ce que vous m'avez tant de fois 
donné dans vos jours de riches.'ic. Si je mendiais pour moi, 
je serais un voieur du travail des hommes ; mais en men- 
diant pour vous, je ne serai qu'une des mains de Dieu qui 
reçoit du cœur pour rendre à la bouche. 



Il nous dit alors en peu de mots que le bruit des coups de 
feu de la veille dans les châtaigniers, du massacre de notre 
troupeau, de mes blessures aux deux bras, de la mort du 
brigadier des sbires et de Temprisonnement de Hyeronimo, 
était monté jusqu'aux Gamaldules, de bouche en bouche, 
par les chevriers de San Stefano; qu'è. cette nouvelle, il 
avait bien pensé que nous avions besoin de consolation, 
qu'il avait demaridé au supérieur la permission de venir à 
notre aide et de prendre dans sa besace ce qui était néces- 
saire à une pauvre famille privée du seul soutien capable de 
pourvoir h ses nécessités. 

11 ajoutaqu'il s'était levé bien avant le jour, afin d'atriver 
à la cabane aussitôt que le réveil dans nos yeux et le dé- 
sespoir dans nos cœurs. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 211 

Il dit enfin que, caché en silence derrière la porte, la 

main sur leloquet.ilavait tout entendu de ma résolution de 

chercher les traces d'Hycromino, comme l'ombre celles du 

corps, et des résistances de mon père et de ma tante. 

— Cette pensée, mais c'est une pensée du cœur, dit-il, 
il faut ta lui laisser accomplir, car, quand la raison ne sait 
plus quoi conseiller aux hommes dans leur situation déses- 
pérée, il n'y a que le cœur qui ait quelquefois raison contre 
tout raisonnement ; laissez-le donc parler dans le cri de 
l'enfant, et qu'elle aille, à la gr&ce de Dieu, là où le cœur 
la pousse. 



Mon père et ma tante, déjà ébranlés par la violence de 
ma résolution et par l'obstination de ma pensée, n'osèrent 
plus résister à cette voix du frère quêteur, qu'ils étaient 
habitués à considérer comme l'ordre du ciel. 

Je profitai de leur hésitation pour m'arracher de nouveau 
de leurs bras, qui me retenaient plus faiblement, et pour 
m*élancer, sans plus de réflexion, sourde & leurs cris, par 
le sentier qui descend dans la plaine. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



CXXXVIH 



Je descendis d'abord comme un tourbillon de Teuilles 
sous un vent d'hiver qui les roule de précipices en préci- 
pices, sans autre sentiment et sans autre idée que de me 
rapprocher d'Hyeronimo. 

Puis, quand je n'entendis plus les cris de ma tante qui 
me rappelait, malgré le frère, k la cabane, et que je fus 
parvenue au bord de la plaine, 0(1 lespassants et les chars 
de mais commençaient h élever les bruits et la poussière du 
matin sur les routes des villages et des villas, je tombai 
plutôt que je ne m'assis sur le bord du sentier, à l'endroit 
oii il va se rejoindre aux grandes routes, sous le petit pont 
sans eau qui sert à passer le torrent pendant Thiver pour 
aller de Lucques au palais de Saltochio. 

Là, sans pouvoir être vue de personne, j'essuyai mon 
front tout mouillé de sueur, mes yeux obscurcis de larmes; 
je repris mon haleine essoufflée et je me mis & réfléchir, 
trop tard , hélas 1 à ce que j'allais faise, toute seule ainsi et 
toute perdue, dans les rues de la grande ville, d'où j'en- 
tendais déjà les cloches et les bruits formidables monter 
dans l'air avec le soleil du matin. 

Oh I que j'avais peur, mon Dieu ! et que je sentais mon 
pauvre cœur devenir petit dans ma poitrine 1 Car la soti- 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE CINQUIÈME. 213 

tude, les bruits ou les silences des lieux solitaires, les ru- 
gissements même des bêtes dans les bois ne m'ont jamais 
fait peur, voyez-vous I Mais la foute d'une ville où tout le 
monde vous regarde, où personne ne vous connaît, où Tœil 
du bon Dieu tui-méme semble vous perdre de vue dans la 
confusion delà multitude, les bruits confus et tumultueux qui 
sortent comme des chocs des feuilles ou des vagues, des 
hommes rassemblés, allant çk et \k, sans se parler, où leur 
pensée inconnue les mène I oh 1 c'est cela qui m'a toujours 
fait trembler sans savoir de quoi, car l'homme, je crois, 
c'est plus perfideque la nuit, c'est plus terrible que la mer 
de Livourne sur le rocher de la Meloria; c'est plus intiroi' 
dant que tes sombres murmures des pins dans les téné- 
breuses montagnes des Camaldules de Lucques I 

Je pensai que je n'oserais jamais sortir de dessous l'ar- 
che du pont sur lequel j'entendais déjà tes pas des contadins 
qui portaient des raisins et des figues au marcbé, et sur- 
tout que je n'aurais jamais le courage de passer devant 
les gardes des portes et d'entrer dans ta terrible ville. 

Et quand tu y seras, me disais-je en moi-même, que 
feraa-tu? où iras-tu? A qui oseras-tu demander où l'on a 
mené ton cousin, et dans quel cachot on te retient ? 

Et quand on te le dirait, à qui l'adresseras-tu pour qu'on 

t'ouvre les portes de fer de sa cage ? Et alors même que tu 

' parviendras à le découvrir et que tu te coucherais, comme 

une chienne sans maître, au pied de sa tour pour le voir 

on jour mener au supplice et pour demander à mourir 



zed.yGOOg[e 



214 PIOR D'ALIZA. 

avec lui, qui est-ce qui te nourrira en attendant, et oît 
trouveras-tu, sans un baîoque seulement dans la main, un 
asile pour reposer ta tête 7 



Tout cela m' apparut pour la première fois & l'idée, mon- 
sieur, et me fit aussi froid au front et au cœur, bien que 
ce fCtt en un beau jour d'automne, que si un vent de neige 
avait sourflé sous t' arche du pont. Je fus tentée de remonter 
h la cabane ou bien de rester là sans faire un pas de plus, 
pour mourir de faim sous le lit desséché du torrent . . , • 



Je ne sais pas au juste combien d'heures je restai dans 
cette angoisse; mais quand je m'en réveillai, les rayons 
plus longs du soleil avaient pénétré h moitié sous l'arche, 
échauffaient le sable et, en me rendant la chaleur, me 
rendaient la pensée et le courage. Je me dis : Tu n'as pas 
h. choisir, Hyeronimo est dans Lucques ; il est là, soit pour 
vivre, soit pour mourir, là ta dois être pour mourir ou pour 
y vivre le plus près de lui que Dieu le permettra. Entre 
sans trembler dans la ville. En le voyant dans ce costume 
et avec la zampogna, dont tu sais jouer, sous le bras, tout 
le monde te prendra pour le fils d'un de cespi/ferari qui 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIEME. SIS 

viennent dans la saison de la Notre-Dame de septembre 
donner la sérénade aux Madones des carrefours ou aux 
jeunes fiancées sur leurs balcons, indiquées secrètement par 
les amoureux, qui leur font la cour avec l'aveu de leur» 
mères ; les âmes pieuses ou Tes cœurs tendres me jetteront 
quelques baToques dans mon chapeau, ce sera assez pour 
me nourrir d'un peu de pain et de figues ; les marches des- 
églises ou les porches des Madones me serviront bien de 
couche pour la nuit, enveloppée que je serai dans le lourd 
manteau démon oncle; car j'ai oublié de vous dire, mon- 
sieur, que j'avais trouvé aussi dans le cofTre, et que j'avais- 
emporté sur mon bras le manteau de peau de chèvre 
brune, qui sert do lit l'été, ou de couverture l'hiver aux 
pifferari. 

En vivant ainsi et en parlant avec l'un ou avec Tautre, 
quelque âme charitable finira bien par me dire ce qui est 
adv^u de Hyeronimo. Un malheur comme le sien (un 
gutii), cela doit faire bien du bruit dans le pays; quand je 
saurai où on Ta jeté, soit dans les cachots, soit même dans- 
les galères de Serra Vezza, je fmirai bien, par la grâce de 
Dieu, par me faire voir ou par me faire entendre de lui. 
Qui sait, peut-être me laissera-t-on lui parler et soutenir 
ses fers pour le soulager de son travail ? Quand il saura 
que sa- sœur souffre avec lui, il soulTrira la moitié moins, 
car une âme prend, dit-on, plus de ta moitié des maux 
d'une autre âme sur 'la terre, comme dans le purgatoire. 
Être plaint, être regardé seulement par qui vous aime. 



zed.yGOOg[e 



316 FIOR D'ALIZA. 

c'est être à demi déchai^. Allons, et fions-nous h Tange 
de la Bible qui nourrissait les lionsdans la fosse de Daniel, 
pour qu'ils ne dévorassent pas l'innocent persécuté. 



Tout en parlant.ainsi en moi-même, je repris la zam- 
pogne, le manteau, le bâton à pointe ferrée de mon oncle, 
et je me risquai à sortir, route rougissante, mais toute ré- 
confortée, de dessous l'arche du pont. 

C'était l'heure de midi : personne ne passait en ce mo- 
ment sur la route & cause du grand soleil et de la grande 
poussière. 

Quand je fus seule ainsi, sur le haut du pont, je vis 
tout au sommet de l'arche du milieu un pilier creusé en 
niche oii rayonnait une Madone toute couverte d'or et d'ar- 
gent, de fleurs en papier, et de poussière sous sa grille. Je 
me sentis inspirée de tomber & genoux devant elle et de lui 
jouer un air de montagne, aftn de l'attendrir sur mon sort, 
mais surtout sur celui d'Hyeronlmo; je me dis : Personne 
ne me voit ni ne m'entend qu'elle, personne ne me donnera 
un pauvre baloque ou un pauvre ciu-iin (autre pièce de 
monnaie populaire dans cette partie de, l'Italie) ; ce n'est 
donc pas pour le monde, c'est bien pour elle toute seule 
que je vais jouer, elle m'en saura plus gré que si c'était 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 217 

par vanité ou parinlérêt; elle ne pourra pas dire que c'est 
pour le monde. 



CXLI 



Alors je m'agenouillai dans la poudre du chemin , sur 
le premier degré du palais de sa niche, j'enflai la peau de 
chèvre si longtemps vide et muette qui donne le vent au 
chalumeau d'où le vent sort en musique, selon qu'on ouvre 
ou qu'on ferme plus agilement avec les doigts les trous de 
de la flûte, et je cammençai à jouer un des airs les plus 
amoureux et les plus dévots que nous avions composés par 
moitié, Hyeronimo et moi, un beau soir d'élé^ au bord de 
l'eau, sous ta grotte du pré. 

Cet air coulait des lèvres et du hautbois comme l'eau 
coulait en cadence et en glouglous mélodieux de la source 
cachée au fond de la voûte d& l'antre ; puis il s'épenchait, 
comme.l'pau prisonnière, en murmures'de paix et de con- 
tentement entre les roseaux; puis il imitait, en finissant 
par cinq ou six petites notes décousues et argentines, le 
tintement des gouttes de rosée qui tombent par instants des 
feuifles mouillées par la cascatelle dans le bassio, et qui la 
font chanter aussi, on ne sait pas si c'est pour pleurer, on ne 
sait pas si c'est pour rire; en sorte que, quand le couplet 
était fîni, on eutendait comme un écho moqueur ce petit 
refrain de notes insigniflantes, mais jolies h. l'oreille j elles 



zed.yGOOg[e 



218 FIOR D'ALIZA. 

avaient l'air de se moquer, ou du moin? de badiner avec le 
motif tendre et religieux du couplet de la zampognc : c'é- 
taient des Tyroliens passant en pèlerinage, pour aller à San 
Stefano des Camaldules, qui nous avaient donné, avec leurs 
ritournelles à perte de voix, l'idée de ce refrain vague et 
fou è. la tîn de notre air d'amour et de dévotion, près dés 
cascades. Noire père et noire oncle eux-mêmes en avaient 
été émerveillés en nous l'écoutant jouer sur leurs zampo- 
gnes. 

— C'est drôle ! disaient-ils, ça donne envie de pleurer 
au commencement, et ça fait presque rire & la fin ; c'est un 
air d'enfants qui ns peuvent pas tenir leur sérieux jusqu'au 
bout, mais dont le sourire se mêle aux larmes comme le 
rayon de soleil & la pluie du matin. 



Eh bien t monsieur, ce fut pourtant le premier air que 
je me sentis inspirée de jouer devant la Madone du pont ; 
jamais les sons de la zampogne ne m'avaient paru avoir 
une telle impression sous les doigts de mou père, de mon 
oncle, d'Hyeronimo, de moi-même, ni de personne; il me 
semblait que ce n'était pas moi qui jouais, mais qu'un 
e^rit du ciel, caché dans l'outre, soufflait les notes et re- 
muait les doigts sur te roseau à sept troua du chalumeau. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRK ClNOUrËHa 31» 

Si j'élais la Madone, pensais-je tout en jouant, il me 
semble queje serais flattée et attendrie par un air. J'y mê- 
lais des soupirs et des paroles tout bas dans mon cœur, tout 
en jouant; cela allai! bien tant que l'air du couplet était 
sérieux, dévot et tendre comme mon idée ; mais à la fin du 
couplet, quand il fallut jouer ta ritournelle, la ritournelle 
gaie, folle et sautillante comme les éclats de voix du pinson 
ivre de plaisir, au bord de son nid sur les branches, oh 1 
alors, monsieur, je pus h peine achever, malgré la disso- 
nance si je n'achevais pas, et, malgré la peur de manquer 
ainsi ^ l'oreille de la Madone; j'achevai cependant, mais le 
chalumeau s'échappa de mes doigts h la dernière note de 
gsJeté qui contrastait trop fort avec mon désespoir : mes 
larmes me coupèrent le souille, la zampogne se dégonQa 
dessous mon coude avec un long gémissement faux, comme 
de quelqu'un qu'on étrangle, et je roulai évanouie sur le 
pont sans regarder, sans voir, jusqu'à ce qu'un char h 
quatre bœufs, qui menait une noce de contadini, s'arrêta 
devant moi, à ce qu'on me dit depuis. 



Je ne sais pas combien de temps, monsieur, je restai 
ainsi évanouie de douleur sur les marches de la petite cha- 
pelle, au milieu du pont, devant la niche grillée de la Ma- 



zed.yGOOg[e 



220 FIOR D'ALIZA. 

done. Quand je revins h moi, je me trouvai toujours cou- 
chée dans la poussière du chemin, sur le bord du pont ; 
mais une jolie contadine, en habit de fête, penchait son 
gracieux visage sur le mien, me donnait de l'air au front 
avec son éventail de papier vert tout pailleté d'or, et me 
faisait respirer, àdéfaut d'eau de senteur, son gros bouquet 
de fleurs de limons qu'elle tenait à la cnain comme une 
fiancée de la campagne; elle était tellement belle de vi- 
sage, de rot)e, de dentelles et de rubans, monsieur, qu'en 
rouvrant les yeux je crus que c'était un miracle, que la 
Madone vivante était descendue de sa niche ou de son pa- 
radis pour m'assister, et je fis un signe de croix, comme 
devant te Saint-Sacrement, quand le prêtre l'élève à la 
-messe et le fait adorer aux chrétiens de la montagne au 
milieu d'un nuage d'encens, à la lueur du soleil du matin 
qui reluit sur le calice. 

CXLIV 

Mais je vis bien vite que je m'étais trompée, quand un 
beau jeune paysan de Saltochio, son fiancé ou son frère, 
détacha de son épaule une petite gourde de coco suspendue 
à sa veste par une petite chaîne d'argent, déboucha la 
gourde, et, l'appliquant & mes lèvres, en fit couler douce* 
ment quelques gouttes dans ma bouche, pour me relever le 
cœur et me rendre la parole. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. sai 

J'ouvris alors tout & fait les yeui, et qu'est-ce que je vis, 
monsieur? Je vis sur le milieu du pont, devant moi, un 
magnifique chariot de riches paysans de la plaine du Cer- 
chxQ, autour de Lucques, tout chargé de brau monde, en 
habit de noces, et recouvert contre le soleil d'un magnifique 
dais de toile bleue parsemée de petits bouquets d« fleurs 
d' œillets, de pavots et de marguerites des blés, avec de 
belles tiges d'épis barbus jaunes comme de l'or, et des 
grappes de raisins mûrs, avec leurs pampres, et bleus 
comme à la veille des vendanges. Les roues massives, les 
ridelles ou balustrades du chariot étaient tout encerclées 
de festons de branches en fleurs ; sur le plancher du cha- 
riot, grand comme la chambre où nous sommes, il y avait 
des chaises, des bancs, des matelas, des oreillers, des 
coussins, sur lesquels étaient assis ou couchés, comme des 
rois, d'abord les pères et les mères des fiancés, tes frères 
et les sœurs des deux familles, puis les petits enfants sur les 
genoux des jeunes mëres, puis les vieilles femmes aux che- 
veux d'argent qui branlaient la tête en souriant aux petits 
garçons et aux petites filles; tout ce monde se penchait 
avec un air de curiosité et de bonté vers moi pour voir si 
réventsjl de la belle fiancée et les gouttes de rosoHo de son 
tpomo me rendraient l'haleine dans la bouche et la couleur 
aux joues. 

Deux grands bœufs blancs, aussi luisants que le marbre 
des statues qui brillent sur le quai de Pise, étaient attelés 
au timon du char; un petit bouvier de quinze an<:, avec 



zed.yGOOg[e 



22i FIOK D'ALIZA. 

son aiguillon de roseau h. la main, sa tenait detwut, arrêté 
devant les gros tHeufs ; il leur chassait les mouches du flanc 
avec une branche fouilluede saule; leurs cornes luisantes, 
leur joug poli, de bois d'érable, étaient enlacés de sarmenis 
de vigne encore verte dont les pampres, et les feuilles ba- 
layaient la poussière de la route jusque sur leurs sabols 
vernis de cire jaune par le jeune bouvier; ils regardaient 
à droite et à gauche, d'un œil doux et oblique, comme 
pour demander pourquoi on les avait arrêtés, et ils pous- 
saient de temps en temps des mugissements proronds, 
mais joyeux, comme des zampognes vivantes qui auraient 
joué d'dies-mémes un air de fête. 



Voilà ce que je vis devant moi, monsieur, en rouvrant 
les yeux k la lumière. 

Les deux fiancés m'avaint adossée sur mon séant contre 
le parapet du pont, à l'ombre, et ils me regardaient dou- 
cement avec de belle eau dans les yeux; on voyait qu'ils 
attendaient, pour questionner, que je leur parlasse moi- 
même la première ; mais je n'asaïs pas seulement lever un 
regard surtout ce beau monde pour lui dire le remerclment 
que je me sentais dans le coeur. 

— C'est la faim, disait le fiancé, et il m'offrait an mor- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 223 

ceau de gâteau bénit que le prêtre du village voisin venait 
de !eur distribuer à la messe des noces ; mais je n'avais pas 
faim, et je détournais la tête en repoussant sa politesse. 

— C'est la soif, disait le petit bouvier, en m'apporlant 
une gorgée d'eau du Cerchio dans une feuille de muguet. 

— C'est le soleil, disait la belle sposa, en continuant à 
remuer plus vite, pour faire plus de vent, son large éven- 
tail de noces sur mes cheveux baignés de sueur. 

Hélas 1 je n'osais pas leur dire : Ce n'est ni la faim de la 
bouche, ni la soif des lèvres, ni la chaleur du front, c'est 
le chagrin. Que leur aurait fait mon*chagrin jeté tout au 
travers de leur joie, comme une ortie dans une guirlande 
de roses? . 

— N'est-ce pas que c'est la chaleur et la poussière du 
jour qui t'ont surpris sur le chemin, pauvre t)et enfant, me 
dit eoGn la fiancée, et qu'à présent que l'ombre du mur et 
le vent de l'éventail t'ont rafraîchi, tu ne te sens plus de 
mal ? On le voit bien aux fraîches couleurs qui te refleuris- 
sent sur la joue. 

— Oui, sposa, répondis-je d'une voix timide; c'était la 
chaleur, et le long chemin , et la poussière, et la fatigue de 
jouer tant d'airs à midi devant les niches des Madones, 
sur la route de Lucques. 

— Je vous le disais bien, reprit-elle, en se retooniant 
avec un air de contentement vers son fiancé et vers ses 
vieux et jeunes parents qui regardaient tout émus du haut 
du char. 



zed.yGOOg[e 



SS4 FIOR D'ALIZA. 

-<- L'enfant e»t fatigué, dit tout le monde; il faut lui 
faire place h. l'ombre de la toile sur le plancher du chariot. 
Il est bien mince et les bœufs sont bien forts et bien nourris ; 
il n'y a pas de risque que son poids les fatigue; puisqu'il 
va & Lucques et que nous y allons aussi, que nous en coû- 
tera-t-il de le déposer sous la voûle du rempart? 

— Monte, mon enfant, dit la fiancée, c'est une béné- 
diction du bon Dieu que de trouver une occasion de chanté 
A la porte de la ville, un jour de noce et de joie, comme 
est ce beau jour pour nous. 

— Monte, mon garçon, dit le fiancé en me soulevant 
dans ses bras forts et en me tendant à son père qui m'attira 
du haut du timon et qui me fit passer par-dessus les ridelles. 

— Monte, jeane pi fferaro, dirent-ils tous en me faisant 
place, il ne nous manquait qu'un ménétrier, dont nous 
n'avons point au village, pour jouer de la zampogoe sur le 
devant du char de noces en rentrant en ville et en nous 
promenant dans les rues aux yeux ravis de la foule, tu 
nous en serviras quand tu seras rafraîchi ; et puis, à la 
nuit tombée, tu feras danser la noce chez la mère de la 
mariée, si tu sais aussi des airs de larenlelU, comme tu 
sais si bien des airs d'église. 

Car ils m'avaient entendue, en s'approchant aux pas lents 
des bœufs, pendant que je jouais les dernières notes de ma 
litanie de douleur et d'amour, toute seule devant la niche 
du pont. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 



CXLVI 



A ces mots, tous me firent place, en tête du char, près 
du timon, et jetèrent surmes genoux, les uns du gâteau de 
mais parsemé d'anis et des grappes de raisin, les autres des 
poires et des oranges. Je fis semblant de manger par re- 
connaissance et par égard, mais les morceaui s'arrfilaient 
entre mes dents, et le vin des grappes, en me rafraîchis- 
sant les lèvres, ne me réjouissaient pas le cœjr ; cepen- 
dant je faisiis comme celui qui a faim et contentement 
pour ne pas contrisler la noce. 



Pendant que le char avançait au pas lent des grands 
bœufs des Maremmes et que les deux fiancés, assis l'un 
près de l'autre, sous le dais de toile, causaient à voix basse, 
les mains dans les mains, le petit bouvier assis tout près 
de moi, sur la cheville ouvrière du timon, derrière ses 
bœufs, regardait avec un naïf ébahisseinent ma zampogne 
et me demandait qui est-ce qui m'avait appris si jeune à 



zed.yGOOg[e 



336 FIOR DALIZA. 

faire jouer des airs si mélodieux à ce morceau de bois at- 
taché à cette peau de bête. 

Je me gardai bien de lui dire que estait un jeune cou- 
sin nommé Hyeronimu, là tout près dans la montagne de 
Lacques ; je ne voulais pas mentir, mais je lui laissai en- 
tendre que j'étais un de ces pi^erarîda pays des Abruzzes, 
où les enfants viennent au monde tout înstruitset tout mu- 
siciens, comme les petits des rossignols sortent du nid tout 
façonnés àchanter dans les nuits et tout pleins de notes qu'on 
ne leur a jamais enseignées par alphabet ou par solfège. 

Il s'émerveillait de ce que sept trous dans un roseau, 
ouverts ou fermés au caprice des doigts, faisaient tant de 
plaisir à l'oreille, disaient tant de choses au cœur, et il ou- 
bliait presque d'en toucher ses bœufs, qui marchaient 
d'eux-mêmes. Puis il mettait une gloriole d'enfant à me 
raconter à son tour ceci et cela sur cette belle noce qu'il 
conduisait & la ville, et sur les personnages qui remplis- 
saient derrière nous le chariot couvert de toile et de feuilles.- 



CXLVIII 



— Celle-ci, me disait-il, celle qui vous a vu la première 
évaooui sur le bord du chemin, c'est la fille du riche mé- 
tayer Pkcidio de Bmn Visi, qui a une étable pleine de 
dix bœufs comme ceux-ci, de grands champs bordés de 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 227 

peupliers unis entre eux pu* des guirlandes de pampres 
qu'on vendange avec des échelles, et parsemés çà et là de 
nombreui mûriers à tête ronde, dont tee filles cueillent les 
feuilles dans des eanestres (sorte de paniers pour contenir 
Tété la nourriture des vers à soie). Nous sommes sept enfants 
dans la métairie : moi je suis le frère du nouveau marié, le 
plus jeune des garçons ; celui-ci est notre père, celle-là est 
notre mëre.ces petites filles sontmes sœurs, cesdeux femmes 
endormies sur le derrière du char sont les deux grand'- 
mères. qui ont vu bîea des noces et bien des baptêmes, et 
bien des enterrenfteots dans la famille depuis leurs propres 
noces à elles-mêmes. Ces autres hommes, jeunes et vieux, 
et ces femmes qui tiennent des fiasques à la main ou qui 
jouent au jeu de la morra sur le matelas, sont les parents 
et les parentes du village de Buon Vùt : les oncles, les 
tantes, les cousins, les cousines de nous autres; ils viennent 
avec nous pour nous faire cortège ou pour se réjouir, tout 
le jour et toute la nuit, avec nous passer le jour de la noce 
à Lucques chez le bargeUo (le geôlier, officier de police 
dans les anciennes villes d'Italie) ; car, voyez-vous, cette 
belle fiancée, la sposa de mon frère, ce n'est ni plus ni 
moins que la fille du bargeUo de Lucques. Nos familles 
sontalliées depuis longues années, à ce quedit notre aïeule, 
et c'est elle qui a ménagé ce mariage depuis longtemps, 
parce qu'elle était la marraine de ta lîancée, parce que la 
fille sera riche pour notre condition, et que les deux mariés 
s'aimueni, dit-elle, depuis le jour où la fille du bargeUo^ 



zed.yGOOg[e 



228 PIOR DALIZA. 

petite alors, était venue pour la première fois chez sa mar- 
raine assister, avec nous autres, k la vendange des vignes 
et fouler, en chantant, les grappes dans les granges avec 
ses beaux pieds, tout rougis de i'écume du vin. 

— AU I nous allons bien en vider des fiasques, ce soir, 
allez, k la table du bargeîlo! ajouta-t-il; c'est drûlc pour- 
tant qu'on se marie, qu'on fesline, qu'on chante et qu'on 
danse dans la maison d'un àargelh, si près d'une prison où 
l'on gémit et où l'on pleure, car la maison du bargeîlo, ça 
n'est ni plus ni moins qu'une dépendance de la prison du 
duché, k Lucques, et de l'une & l'autre on va par un sou- 
terrain voûté et par un large préau, entouré de cachots 
grillés, où l'on n'entend que le bruit des anneaux de fer 
qui enchaînent les prisonniers & leur grille, comme mes 
bœufs à leur mangeoire quand je les ferme à l'établc. 



Ces récitsdu jeune bouvier, qui m'avaient laissée d'abord 
distraite et froide, me firent tout à coup tre^illir, rougir 
et p&lir quand il était venu à parler de geôle, de geôlier, 
de cachots et de prisonniers ; car l'idée me vint tout k coup 
que la maison où allait se réjouir cette noce de village était 
peut être précisément celle où l'on aurait jeté sur la paille 
le pauvre Hyeronimo, et que la Providence me fournirait 



zed.yGOOgle 



CHAPITEE CINQUIÈME. 22» 

peut-être, par cet évanouissement de douleur sur la route 
et par cette fortuite rencuntre, une occasion de savoir de 
ses nouvelles, et qui sait, peut-étrede parvenir jusqu'à lui. 
— Dieu ! me dis je tout bas en moi-même, la Madone 
du pont de Cerckio m'aurait-elle exaucée pour si peu ? Et 
je pressai, sans qu'on s'en aperçût, ma zampogne sur mon 
cœur, car c'est elle qui avait si bien joué l'air dont la 
Vierge était toutà l'heure attendrie. 



CL 

Je ne fis semblant de rien et je continuai & interroger, 
sans affectation, l'enfant jaseur, pour tirer par hasard 
quelque indice ou quelque espérance de ce qui s'échappait 
de ses lèvres. 

Pendant ce temps les grands bœufs marchaient toujours, 
et les murs gris des remparts de Lucques, couronnés d'une 
noire rangée de gros tilleuls, commençaient à apparaître & 
travers la poudre de la route, au fond de l'horizon. 

— Ton frère, le fiancé, dîs-je au petit, est donc labou- 
reur, et il aidait son père dans les travaux de la campagne? 

— Oh! non, dit-il, nous étions assez de monde & la 
maison sans lui pour soigner les animaux et pour servir de 
valet de ferme au père : mon frère atné était entré, depuis 
deux ans, comme porte-clefs de la prison, dans la maison 



zed.yGOOg[e 



2M PIOR D'ALIZA. 

du bargelîo ; notre aïeule Tavut ainsi voulu, pour que sa 
filleule, la fille du bar^llo, et eod petit-fils, mon fr^, 
eussent l'occasion de se voir tous les jours et de s'aimer ; 
car elle avait toujours eu ce mariage dans l'esprit, voyez- 
vous, et les gfand'ioères, qui n'ont plus rien à Taire dans 
la moisoii, ça voit de loin et ça voit mieux que les autres. 
L'œil des maisons, c'est la vieillesse, à ce qu'on dit ; les 
jeunes n'en sont que les pieds et les mains. 



— Hais, après la noce, ioa frère et ta belb-sœur vont-ils 
toujours rester dans cette prison chez le père et la mère de 
ta sposa. 

— Oh ! non, répondit l'enrant; ils vont revenir & la mai- 
son, et notre père, qui commence à se fatiguer de la char- 
rue, va remettre à mon frère, à présent muié, le bétail et 
la cuUm% ; il se réserve seulement les vers à roie, parce 
que ces petites bêtes donnait {dus de revenu et moins de 
peine. Elles filent d'dles-mémes, pourvu que les jeunes 
filles et les vieilles femmes leur apportent, quatre fois par 
jour, les feuilles de mfkrier dan» leur tablier, et qu'on leur 
change souvent la nappe verte sur la table, comme à des 
ouvriers délicats qui préfèrent la propreté & la nourri- 
ture. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. S31 

— Et qui eat-ce qui remplacera ton frère, le porte-clefs 
de la prison, auprès des prisonniers, chez le bargello. 

— Ah ! dame, je n'en sais rien, dit l'enfant. Je voudrais 
bien que ce fût moi, car on dit que c'est une bien belle 
place, qu'on y gagne bien des petits bénéfices honnête- 
ment, et qu'on est & même d'y rendre bien des services 
aux femmes, aux mères, aux GUes de ces pauvres prison- 
niers. 



CLII . 



Un éclair me traversa la pensée, et mon cœur battit 
sous ma veste comme un oiseau qui veut s'envoler. Misé- 
ricorde! me dis-je en moi-même, si la femme du bargello 
et son mari, qui sont là, derrière moi, dans le char, et qui 
n'ont peut-être pas encore trouvé de garçon pour remplacer 
leur gendre, venaient à jeter les yeux sur moi et à m'ac- 
cept^r pour porte-clefs k la place de leur gendre ? J'ainfe- 
rais mieux cette place que celle du duc de Lucques dans 
son palus de marbre et d'or. 

Hais c'était une pensée folle, et je la cliaseai comme 
une tentation du démon ; cependant, malgré moi, je cher- 
chai & plaire & la flancée, à sa m^e et & son p^e, qui 
avaient été charitables pour moi, eo leur témmgnant plus 
de respect qu'aux autres et en tirant de ma zampogne et 



zed.yGOOg[e 



232 FIOR D'ALIZA. 

de mes doigts, quand on me prierait de jouer, des airs 

qu'ils aimeraient le mieux à entendre. 



On ne larda pas de m'en prier, monsieur; nous tou- 
cillons enfin aux portes de la ville. C'est Tliabitude du pays 
de Lacques, quand la noce des paysans est riche et la 
famille respectée, qu'un musicien, soit fifre, soit violon, soit 
hautbois, soit musette, soit même tambour de basque, se 
tienne debout sur le devant du char h bœufs et qu'il joue 
des aubades, ou des marches, ou des tarentelles joyeuses 
en l'honneur des mariés et des assistants. 

— Notre bon ange nous a bien servis ce matin,' dit la 
bonne femme du bargello, de nous avoir fait rencontrer 
par hasard sur le pont un joli petit musicien des Abruzzes, 
tel que nous n'aurions pas pu, pour cinquante carlins, en 
trouver un aussi habile et aui<si complaisant dans toute la 
grande ville de Lucques, excepté dans la musique de mon- 
seigneur le duc. 

— Allons, enfant,' dit tout le monde en approuvant la 
bonne mère d'un signe de tête, fais honneur à la mariée et 
à sa famille; enfle la zampogne, et qu'on se souvienne à 
Lucques de l'entrée de noce de la fille du bargello et de 
Placidiol 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIEME. 



J'obéis et j'enflai la zampogne, en cherchant sous mes 
doigts, tout tremblants, les airs de marche au retour des 
pèlerinages d'été dans les Maremmes, les chanis de départ 
pour les moissonneurs qui vont en Corse par les barques 
de Livourne, les hymnes pour les processions et les Te 
Deum & Stan Stefano, les barcarolles de Venise ou les ta- 
rentelles de nie d'fschia au clair de la lune, que j'avais si 
souvent jouées sous les châtaigniers, les dimanches soir, 
avec Uyeronimo, et qui me paraissaient de nature à réjouir 
la noce et à faire arrêter les passants; mais je n'en avais 
guère besoin. 

\a famille du bargeUo était très-aimée dans le peuple 
des bouliques et des places de Lueques, parce que, malgré 
ses fonctions, le bargel.'o, chargé des- prisons , était doux 
et équitable, et qu'il avait dans ses fonctions même de 
police mille occasions d'être agréable à celui-ci ou à celui- 
là. Qui est-ce qui n'a pas affaire , une fois ou l'autre dans 
sa vie, avec la justice ou la police d'un pays? Il faut avoir 
des amis partout, dit le peuple, même en prison ; n'est-ce 
pas vrai, monsieur? Je l'ai bien vu moi-même plus tard, 
dans les galères de Livourue. Celui qui tient le bout de la 
chaîne peut la rendre à son gré lourde ou légère. Le bar- 



zed.yGOOg[e 



234 FIOR D'ALIZA. 

gello et sa femme avaient un vilain métier, mais c'étaient 
de bonnes gens. 



La foule de leurs amis se pressait k la porte de la ville; 
OD sortait de toutes les maisons et de toutes les boutiques 
pour leur faire fête : les fenêtres étaient garnies de jeunes 
fliles et de jeunes garçons qui jetaient des œillets rouges 
sur les pas des bœufs, sur le ménétrier et sur lechar ; nous 
en étions tout couverts; on battait des mains et on criait : 
Bravo t piffemro. 

A chaque air nouveau qui sortait, avec des variations 
improvisées, sous mes doigts, cela m'excitait, monsieur, 
et je crois bien qu'après Tair au pied de la Madone, je n'ai 
jamais joué si juste et si fort de ma vie. Ah I c'est que, 
voyez- vous, il y a un dieu pour les musiciens, monsieur ! 
Ce dieu, c'est la foule ; quand elle est contente, ils sont 
inspirés; j'étais au-dessus de moi-même, ivre, folie, 
quoil Chacun me tendait une fiasque de vin ou un 
verre de rosolio ; on m'attachait une giroflée à ma tam- 
pogne ou un ruban & ma veste pour loe témoigner le con- 
tentetoent. 

Quand nous arrivâmes à la uombre porte & clous de fer 
du bargeUo, tout à côté de l'énorme porte de U prison, et 
que les bœufp s'arrêtèrent, je ressemblais k une Madone 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINOUIËME. 23S 

de Lorette : on ne voyait plus mes habits à travers les m- 
baos, les couronnes et les bouquets. 



On me fit entrer avec toutes sortes de bienséances, 
comme si j'avais été de la famille et de la noce. Lia femnie 
du bargello, son mari, la fiancée et le sposo me dirent po- 
liment de rester, de boire et do manger & leur table, à cOté 
du petit bouvier leur frère, et de jouer, après le dîner de 
noces, tous les airs de danse qui me reviendraient en mé- 
moire, pour faire passer gaiement la nuit aux convives, 
monsieur. Ce n'était pas facile, car, pendant que ma zam- 
pogne jouait la fête, mon cœur battait la mort et l'enterre- 
ment. HélasI n'est-ce pas le métier des artistes? Leur art 
chante et leur cœur saigne. Voyez-moi* monsieur; n'en 
étais- je pas un exemple? 



Une partie de la miit se passa pourtant una, moitié à 
-tabte, moitié en danse ; les mariés semblaient s'impatienter 
cependant de la taUc et de la musique pour reg^^ner le 



zed.yGOOg[e 



aie FIOR D'ALIZA. 

village où ils allaient maintenant résider avec les nouveaux 
parents; la femme du àargelio cherchait vainement à pro- 
longer la veillée, pour retenir un peu plus de temps sa fille; 
elle souriait de la bouche et pleurait des yeux sur sa maison 
bientôt vide. 

Le petit bouvier rattela ses bœufs an timon fleuri; on 
s'embrassa sur les marches de la prison, et le cortège s'en 
alla sans moi, plus triste qu'il n'était venu, par les sombres 
rues de Lucque?. 



CLVin 



— Et loi, mon garçon, me dirent le bargello et sa 
femme, où vas-tu coucher dans cette grande ville, par la 
pluie et le temps qu'il fait? (Car il était survenu un gros 
d'automne pendant la soirée des noces.) 

— Je ne sais pas, répondis-je , sans souci apparent, 
mais en réalité bien inquiète de ce que ces braves gens al- 
laient me dire. Je ne sais pas, et je n'en suis guère en 
peine, il y a bien des arcades vides devant les maisons et 
des porches couverts devant les églises de Lucques : une 
dalle pour s'étendre, un manteau de bêle pour se couvrir 
et une zampogne pour oreiller, n'est-ce pas le lit et les 
meubles des pauvres enfants de la montagne comme je 
suis? Merci de m'avoir logé et nourri tout un jour si hon- 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE CINQUIÈME 237 

nétement, comme vous avez fait; le bon Dieu prendra bien 
soin de la nuit. 

Je disais cela des lèvres, mais mon idée était bien autre 
chose; je priais mon bon ange tout bas d'inspirer une 
meilleure pensée au bargeilo et à sa femme. 



Ils se parlaient k demî-voix tous deux, pendant que je 
démontais ma zampogne et que je pliais mon manteau de 
poil de cliëvre lentement, comme pour m'en aller. Ils 
avait l'air indécis de deux personnes qui se demandent : 
FeronB-Dous ou ne ferons-nous pas ? La femme semblait 
dire oui, et le mari dire : Fais ce que tu voudras, peut-être 
bien que ton idée sera la bonne. 

— Ëb bien ! non, me dit tout à coup la femme atten- 
drie, pendant que le mari appuyait ce qu'elle disait d'un 
signe de tête, eh bien 1 non, il ne sera pas dit que nous au- 
rons laissé coucher dehors, un jour de fêle pour la maison, 
un pauvre musicien qui a réjoui toute la journée ces mu- 
railles! A quoi bon chercher un gUe sous le porche des 
églises avec les vagabonds et les mendiants couverts de 
vermine, peut-être, pendant que nous avons là-haut, en 
montrant du gesta à son mari l'escalier tortueux d'une 



zed.yGOOg[e 



338 FIOR D'ALIZA. 

petite tour, le Ht vide du porte-clefs qui s'en va â Saltochio 

avec notre fille ? 

— C'est vrai, dit le bargello. Monte, mwi garçon, par 
ces marches tant que l'escalier te portera, tu trouveras à 
droite, tout & fait en haut, une petite chambre, avec une 
lucarne grillée, par où la lune entre jusque sur le lit de 
celui qui est maintenant notre gendre, et tu dormiras à 
l'abri et en paix jusqu'à demain ; avant de t'en aller re- 
[H-endre ton métier de musicien par les routes et par les 
mes, tu viendras déjeuner, et nous te parlerons, car nous 
aurons peut-être quelque chose & te dire. 

— Oui, n'y manque pas, mon garçon, ajouta la bonne 
femme, nous aurons quelque chose à te dire, mon mari et 
moi, car ta face d'innocence me plaît, et ce serait domniage 
qu'une boule de neige comme ça s'en allât rouler dans la 
boue des ruisseaux e( se fondre dans un égout, faute d'une 
main propre pour la ramasser encore pure. 

— Bien dit, ma femme, ajouta le bargello ; il y en a 
beaucoup eu dans cette geôle qui n'y seraient jamais en- 
trés s'ils avaient trouvé une &me compatissante sur leur 
chemin, un soir de fête dans Lucques. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE GINQUIËMIS. 



La lour était haute, étroite, humide et percée seulement, 
Ç^ et là., de fentes dans l'épaisse muraille, pour regarder 
par-dessus la ville. 

C'était une de ces guérites aériennes que les anciens sei- 
gneurs de Lucques ou chefs de faction, tels que le fameux 
Castruccio Castracam, faisaient élever autrefois, à ce que 
m'a dit la femme du bargello, pour dominer les quartiers 
des factions contraires et pour voir, au-delà des remparts 
de Lucques, si les Pisans ou les Florentins s'approchaient 
de la ville. Les marches étaient roides, et les murs solides 
auraient aplati les boulets. Tout à fait en haut, à l'endroit 
où les hirondelles et les corneilles bâtissent leurs nids inac- 
cessibles sous les corniches ou sur les tourelles, il y avait 
une petite porte tellement basse, qu'il fallait se courber en 
deux pour y passer; elle était fermée par un verrou gros 
comme le bras d'un homme fort et garni de têtes de clous, 
taillés en diamants, qui étaient aussi froids que la neige ; 
elle s'ouvrait et se fermait avec un bruit creux qui résonnait 
du haut en ba« jusqu'au pied de l'escalier de la tour. On 
dit qu'elle avait servi, dans les anciens temps, & murer, 
dans ce dernier étage de la tour, un prisonnier d'État qu'on 
avut voulu laisser mourir à petit bruit, dans ce sépulcre au 



zed.yGOOg[e 



240 FIOR D'ALIZA. 

milieu des aire, et que les gonds el les verrous de la porte 

avaient retenu le bruit de ses hurlements. 

Le vent aussi y hurlait comme des voix désespérées à 
travers les mâchicoulis elles meurtrières. Cette lourdu bar- 
gello avait fait partie autrefois, dit-on, d'un palais d'une 
maison éteinte des seigneurs de Lucques; on l'avait con- 
vertie ensuite en prison d'Etat, et, plus tard encore, en 
prison pour les meurtriers ordinaires. Elle séparait la mai- 
son du bargello de la petite cour profonde et étroite de la 
prison, sur laquelle les cachots grillés des détenus pre- 
naient leur jour. 



Je tirai le verrou, je poussai la porte, j'entrai, toute 
tremblante, dans la petite chambre à voûte basse, éclai- 
rée !e jour par une large meurtrière, qu'un triple grillage 
séparait du ciel ; le vent qui sortît d3 la chambre, quand la 
porte s'ouvrit, et des chauves-souris, qui battaient leurs 
ailes aveugles contre les murs, faillirent éteindre la lampe 
que je tenais dans ma main gauche pour m'éclairer Jus- 
qu'au lit. 

C'était bientôt vu, monsieur; en cinq pas, on faisait le 
tour de cette chambre haute, il n'y avait qu'une voûte de 
pierre blanchie à ta chaux comme les murailles, un lil bien 
propre, une cruche de cuivre pleine d'eau claire et une 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 241 

chaise de boie, où le porte-ctefs jetait sa veste et sod trous- 
seau de clefs, en se couchant 

Je me jetai d'abord à genoux devant une image de san 
Stefano, le saint de nos montagnes, qui se trouvait pîir 
hasard attachée par quatre clous sur la muraille. Je me 
dis en moi-même : Bon 1 c'est un protecteur inattendu que 
je trouve dans ma détresse ; tu me secourras, toi, moi qui 
suis une fille de la montagne, née el grandie h l'ombre de 
ton couvent 

Je fis ma prière et je m'étendis ensuite tout habillée sur 
le lit, recouverte de mon manteau de bête, et ma pauvre 
zampogne, fatiguée, couchée à côté de ma tête, comme si 
elle avait été un compagnon vivant de ma solitude et de 
ma misère. 

Ressayai de fermer les yeux pour dormir, mais ce fut 
impossible, monsieur ; plus je fermais mes paupières, plus 
j'y voyais en moi-même des personnes et des choses qui 
me donnaient un coup au cœur et des sursauts à la tête : 
les sbires sortant de derrière les arbres el tirant cruelle- 
ment, malgré mes cris, sur mon chieu et mes pauvres 
hétes; Hyeronimo l&chant sur eux son coup de feu; le 
bandit de sbire mort au pied de l'arbre ; Hyeronimo, sur- 
pris et enchaîné, conduit par eux au supplice ; mon père 
aveugle et ma tante désespérée tendant leurs bras dans la 
nuit pour le retenir et ne retenant que son ombre ; des 
juges, un corps mort étalé devant eux ; des soldats char- 
geant leurs carabines avec des balles de fer dans un ci- 



zed.yGOOgle 



242 PIOR D'ALIZA. 

metière où une fosse, toute creusée d'avance, attendait un 
assassin condamné à mort ; puis deux vieillards expirant 
de misère et de faim à. côté de leur pauvre chien blessé 
dans notre cahute de la montagne, puis des ruisseaux de 
larmes sur des lâches de sang qui noyaient toutes mes idées 
dans un déluge d'angoisses. ^ 

Que vouliez-vous que je pusse dormir, au milieu de tout 
cela, mon père et ma tante? Je me décidai plutôt h. rou- 
vrir les yeux et à prier et à pleurer, toute la nuit, au pied 
du lit, le front sur la zampogne el les mains jointes sur mon 
front brûlant. C'est ce que je fis, monsieur, jusqu'à ce qu'un 
bruit singulier, que je n'avais jamais enlendu auparavant, 
monta du bas de la cour de ta prison jusqu'à la meurtrière 
qui me servait de fenêtre, et que ce bruit me lit me dressâr 
sur mes pieds, comme en sursaut, quand on se réveille d'un 
mauvais rêve. 



Et qu'est-ce que c'était donc que ce bruit sinistre, me 
direz-vous, qui montait si haut jusqu'à ton oreille à travers 
la lucarne de la tour? C'était un bruit de ferraille qu'on 
aurait remuée dans un grenier ou dans une cave, un cli- 
quetis de gros anneaux de métal qui se dérouleraient sur 
des dalles de pierres, un frôlement de chaînes contre les 
murs d'une prison, et, de temps en temps, les gémisse- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 24Ï 

menls sourds et les ohimé contenus de prisonniers qui, se 
retournant sur .leur paille, et qui, cherchant le sommeil 
comme moi, ne pouvaient trouver que l'insomnie dans leurs 
remords, dans leurs pensées et dans leurs larmes ! 



Après avoir écouté un moment et cherché à voir dans la 
cour du haut en bas, à travers les triples nœuds des grilles 
entrelacées en guise de serpents qui s'étoulfent en s'embras- 
sant, je ne pus rien voir, mais j'entendis de plus en plus 
les secousses des chaînes rivées aux anneaux de fer, et 
qu'un prisonnier s'eflbrce toujours en vain d'arracher du 
mur. 

Une pensée me monta aussitôt au front : Si c'était lui ! 
Si c'était le pauvre innocent Hyeronimo, que les juges au- 
raient déjà jeté dans la prison de Lucques avant de savoir 
s'il étaùt coupable ou s'il était seulement courageux pour 
soit père, pour sa tante et pour moi I 

Dieu ! que cette image me bouleversa plus encore que 
je n'avais été bouleversée depuis le coup de feu ! J'en glis- 
sai inanimée tout de mon long sur la pierre froide, au pied 
de la lucarne ; le froid des dalles sur mes mains et sur * 
mon visage me ranima, je me relevai pour écouter encore ; 
mais l'attention même avec laquelle je cherchais & écouter 



zed.yGOOg[e 



2« FIOR D'ALIZA. 

m'ôtait l'ouïe, i force de tendre l'oreille, et je n'entendais 
plus qu'un bourdonnement confus semblable à un grand 
vent précurseur de I& pluie à U'avers les rameaux de sapins, 
quand la tempête commence & se lever de loin sur la mer 
des Maremmes et qu'elle monte au sommet de nos mon- 
tagnes. 

CLXIV 



Seigneur! me disais-je, si c'était lui, pourtant, et si le 
hasard, ou le saint nom du hasard, le bon Dieu, nous avait 
rapprochés ainsi, dès le second jour, l'un de l'autre, pour 
nous secourir ou pour mourir du moins ensemble du même 
déchirement et de la même mort I... 

Mais c'est impossible, et quel moyen de m'en assurer ? 
Gomment connaître si c'est lui qui se torture là-bas, au 
fond, dans la loge de bâtes féroces ; comment lui faire sa- 
voir, sans nous trahir l'un l'autre & l'oreille des autres pri- 
sonniers ou du bargello, que je suis là, tout près de lui, 
cherchant les moyens de l'assister? 

Ma voix n'irait pas jusqu'à ces profondeurs ; la sienne 
ne monterait pas jusqu'à ces hauteurs ; et puis, si nous 
parvenions h. nous parler, tout le monde entendrait ce que 
nous nous serions dit, et le bargello et sa femme, si bons 
pour moi parce qu'ils ne me connaissent pas, ne manque- 
raient pas d'éventer qui je suis et de me jeter dehors comme 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME.* 24S 

une fille perdue et mal déguisée, qui cherche à se rejoindre 
i, son amant où à son complice. 

Et je pleurai encore, muette, devant la lucarne où il 
n'entrait plus du dehors que la sombre et silencieuse nuit. 
Les chouettes seulement s'y battaient les ailes en jetant de 
temps k autre des vt^issements d'enfants qu'on réveille. 

Vous me croirez si vous voulez, monsieur, eh bien I je 
leur portais envie ; oui, j'aurais voulu être oiseau de nuit 
pour pouvoir déployer mes ailes sur ce gouffre et jeter mes 
cris en liberté dans ce silence ! 



Tout en marchant ça et !& dans la tour, je ne sais com- 
ment cela se fit, mais je posai par hasard le pied sur ma 
zampogne, qui avait glissé du lit sur te plancher, au mo- 
ment où je m'étais levée en sursaut pour aller écouter h, la 
lucaroe. 

La zampogne n'était pas encore tout & fait désenflée du 
vent de la noce ; elle rendit sous mon pied un reste d'air 
oi joyeux ni (liste, mais clair et perçant, semblable au re- 
proche d'un chien qu'on écrase, en marchant par mégarde 
sur sa patte endormie. 

Ge cri me lendit le cieur, mais il m'inspira aussitfit une 



zed.yGOOg[e 



246 FIOR D'ALIZA. 

idée qui ne me serait jamais venue, à moi toute seule, sans 

«lie. 

Je ramassai la zampogne avec regret et tendresse, comme 
si je lui avais fait un mal volontaire en la foutant sous mon 
pied, je l'embrassai, je la serrai sous mon bras comme une 
personne vivante et sentante, je lui parlai, je lui dis en 
pleurant : Veux-tu servir ceux qui t'ont faite? tu as été le 
gagne-puin du père, sois le salut de sa malheureuse fille. 

On eût dit que la zampogne m'entendait, elle se gonfla 
comme d'elle-même au premier mouvement de mon bras, 
et te chalumeau se trouva, sans que j'y eusse seulement 
pensé, sous mes doigts. 

Je me rapprochai de la lucarne ouverte et je me dis : L^ 
où ma voix ne parviendrait jamais, ou bien od'elle ne pour- 
rait parvenir sans trahir qui je suis aux orsilles du bargello 
et de ses prisonniers, le son délié de la zampogne parvien- 
dra de soi-même et ira dire à Hyeronimo, s'il est là et s'il 
reconnaît l'air que lui et naoi nous avons inventé et joué 
seuls : a C'est Fior d'Aliza I ce ne peut être un autre ! On 
veille donc sur toi là- haut, là-haut dans la tour ou dans 
<]uelque étoile du firmament! ■ 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIEME. 



Alors, monsieur, je me rois à préluder doucement, ça et 
là, par quelques notes décousues, et puis à me taire pour 
dire seulement à ceux qui ne dormaient pas : « Faites at- 
tention, voilà un pifferaro qui va donner une aubade & 
quelque Madone ou à quelque saint de la chapelle de la 
prison. ■ 

Mais pas du tout, mon père et ma tante, je ne jouai 
point d'aubade, ni de litanie, ni de sérénade que d'au- 
tres musiciens ambulants pouvaient savoir jouer aussi bien 
que nous, et qui n'auraient rien appris de lui et de moi 
à Hyeronimo. 

Je cherchai à me souvenir juste de l'air qu'Hyeronîmo 
et moi nous avions composé ensemble, et petit à petit, note 
après note, dans nos soirées d'été du dimanche sous la 
grotte, et qui imitait tantôt le roucoulement des ramiers au 
printemps sur les branches, tantôt les gazouillements ar- 
gentins des gouttes d'eau tombant delà rigole dans le bassin 
du rocher, tantôt les fines haleines du vent de nuit qui se 
tamise, en se coupant sur les lames des joncs de la fon- 
taine, aiguisées comme le tranchant de la faux de mon père ; 
tantôt le bruit des envolées subites des couples de merles 
bleus, quand ils se lèvent tout à coup du fourré, avec des 



zed.yGOOg[e 



»8 FIOR D'AUZA. 

cris vib et précipités, moitié peur, moitié joie, pour ollor 
s'abattre sur le uid où ils s'aiment et où ils se taisent pour 
qu'on ne puisse plus les découvrir soub ta feuille. 

L'air finissait et recommançut par cinq ou six petits 
soupirs, l'un triste, l'autre gaî, de manière que cela sem- 
blait ne rien signifier du tout, et que cependant cela faisait 
rêver, pleurer et se taire comme & l'Adoration devant le 
Saint-Sacrement, le soir, après les litanies, à la chapelle 
de San Stefano, dans notre montagne, quand l'orgue joue 
de contentement dans le vague de l'air. 



Je vous laisse à penser, mon père, si je jouai bien cette 
nuit-là l'air de Fiord'Aliza et d'Hyerooimo (car c'était ainsi 
que nous avions baptisé cette musique). 

Vous l'appeliez vous-mêmes ainsi, mon père et ma tante I 
quand vous nous disiez k l'un ou à l'autre : ■ Jouez aux 
chèvres l'air que vous avez trouvé à vous deux I • Les che- 
vreaux en bondissaient de plaisir dans les bruyères; ils 
s'arrêtaient de brouter, les pieds de devant contre les ro- 
chers et la tête tournée vers nous pour écouter (les pauvres 
bêtes I). 

Je jouù donc l'air à nous deux, avec autant de mémoire 
que si nous venions de le composer, sous la geôle, et avec 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 249 

autant de tremblement que si notre vie ou notre mort avait 
dépendu d'une note oubliée sur les trous d'ivoire du cha- 
lumeau; je jetais Pair autant que je pouvais par la lucarne, 
pour qu'il descendit bien bas dans la noire profondeur de 
lacour et qu'il n'en tombât pas une note sans être recueillie 
par une oreille, s'il y avait une oreille ouverte, dans cette 
nuit et dans ce silence des loges de la prison. 

De temps en temps je m'arrêtais, l'espace d'un soupir 
seulement, pour écouter si l'air roulait bien entre les hautes 
murailles qui faisaient de la cour comme un abîme de ro- 
chers, et pour entendre si aucun autre bruit que celui de 
l'écho des notes ne trahissait une respiration d'homme au 
fond du silence; puis, n'entendant rien que le vent de la 
nuit sifflant dans le goufTre, je menais l'air, de reprise en 
reprise, jusqu'au bout ; quand j'en fus arrivée à cette es- 
pèce de refrain en soupirs entrecoupés, gais et tristes, par 
quoi l'air finissait en laissant l'âme indécise entre la vie et 
la mort du cœur, je ralentis encore le mouvement de l'air 
et je jetai ces trois ou quatre soupirs de la zampogne, bien 
séparés par un long intervalle, sous mes doigts, comme une 
fille & son balcon jette, une à une, tantôt une fleur blanche 
détachée de son bouquet, tantôt une fleur sombre, et qui se 
penche pour les voir descendre dans la rue et pour voir la- 
quelle tombera la première sur la tête de son amoureux. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



— Quel poëte vous auriez fait I ne puis-je m'cmpêcher 
de m' écrier, en entendant cette jeune paysanne emprunter 
naïvement une si charmante image pour exprimer son inex- 
primable anxiété d'amante et de musicienne, en jouant 
son air dans le vide, sans savoir si ses notes tombaient sur 
la pierre ou dans le cœur de son amant. 

— Ne vous moquez pas, monsieur, je dis ce que j'ai vu 
tant de fois dans les rues de Lucques et de Livoume, quand 
un amoureux fait donner, par les pifferarî, une sérénade à 
sa fiancée. 

— Eh bien! repris-je quand l'air fut joué, qu'enten- 
dltes-vous, pauvre abandonnée, au pied de la tour ? 

— Hélas ! rien, monsieur, rien du tout pendant un mo- 
ment qui me dura autant que mille et mille battements du 
cœur. Et cependant, pendant ce moment qui me parut si 
long k l'esprit, je n'eus pas le temps de reprendre seulement 
ma respiration. Mais le temps, voyez-vous, ce n'est pas la 
respiration qui le mesure quand on souffre et qu'on attend, 
c'est le cœur; le temps n'y est plus, monsieur, c'est déjà 
l'éternité ! 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 



— Quel philosophe, que cette pauvre jeune femme qui 
ne sait pas lire ! me dis-je tout bas cette fois en moi- même, 
pour ne pas interrompre l'intéressante histoire. 

Fitir d'Aliza ne s'aperçut même pas de ma réflexion : 
elle était toute à son émotion désespérée pendant la. nuit de 
silence qui lui avait duré un siècle. 

— Anéantie par ce silence qui répondait seul k l'air que 
la zampogne venait de jouer au hasard, pour interroger la 
profondeur des cachots ou bien pour apprendre à Hyero- 
nimo, s'il était là, que Fior d'Aliza y était aussi, se souve- 
nant de lui dans son malheur, je laissai tomber à terre la 
zampogne et je glissai moi-même, découragée, au pied de 
la lucarne, les bras accrochés au barreaux de fer de la fe< 
nêtre sans en sentir seulement le froid. 

Mais au moment oii mes genoux touchaient h. terre, 
monsieur, voilà qu'un lourd bruit de chaînes qu'on remue 
monte d'en bas jusqu'à la lucarne, et qu'une faible voix, 
comme celle d'un mineur qui parle aux vivants du fond 
d'un puits, fait entendre distinctement, quoique bien bas, 
ces trois mots séparés par de longs intervalles : Fior d'A- 
liza, teitu? Est-ce toi, Fior d'Aliza ? 

Anges du ciel 1 c'était lui ; la zampogne avait fait ce 



zed.yGOOg[e 



252 FIOR D'ALIZA. 

miracle de me découvrir son cachot. Pour toute réponse, je 
ramassai l'instrument de musique à terre, et je jouai une 
seconde fois Tair d'Hyeronimo et de Fior d'Aliia ; mais je 
le jouai d'un mouvement plus vif, plus pressé, plus joyeux, 
avec des doigts qui avaient la fièvre et qui communiquaient 
aux sons le délire de mon contentement d'avoir découvert 
mon cousin. 



Quand j'eus fiai, je prêtai l'oreille une seconde fois; mais 
le jour commençait à glisser du haut de la tour dans la 
cour obscure ; des bruits de portes de fer et de sourds ver- 
rous qui s'ouvraient intimidaient sans doute le prisonnier : 
il lit résonner seulement, du fond de sa loge grillée, un 
grand tumulte de chaînes froissées à dessein les unes con- 
tre les autres, comme pour me faire comprendre, ne pou- 
vant me le dire : • Je suis Hyeromino, je suis \h. et j'y suis 
dans les fers. * La zunpogne avait servi d'intelligence 
entre nous. 

Mais, hélas! ma tante, de quoi me servait-il d'avoir 
découvert où il était et de lui avoir envoyé, du haut d'une 
tour, une voix de famille de notre montagne, si je n'avais 
aucun moyen de l'approcher, de le consoler, de le justifier^ 
de le sauver des sbires ses ennemis, sans doute acharnés à 
Bamort? 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINOtlIÈME. 



Cependant je tombai à genoux pour bénir Dieu d'avoir 
pu seulement entendre le son de ses chaînes; toute ma 
crainte élait qu'on ne m'éloignât tout à l'heure de l'asile 
que le hasard m'avait ouvert la veille; j'aurais été con- 
tente d'être une pierre f>cellée dans ces murailles, alîn 
qu'on ne pût jamais m' arracher d'auprès de lull Mais 
qu'allais-je devenir au réveil du bargp.llo et de sa femme? 

Au moment où je roulais ces transes de mon cœur dans 
ma pensée, & genoux devant mon lit, les mains jointes sur 
la zampogne muette, et le visage, baigné de larmes, en- 
foui dans les poils de bête du manteau de mon oncle, la 
porte de la chambre s'ouvrit sans bruit, comme si une 
main d'ange l'avait poussée, et la femme du bargello entra, 
croyant que je dormais encore. 

En me voyant ainsi, tout habillée de si bon matin et fai- 
sant si dévotement ma prière (elle le crut ainsi du moins), 
la brave créature conçut encore, à ce qu'elle m'a dit de- 
puis, une meilleure idée du petit pifferaro et une plus vive 
compassion de mon isolement dans cette grande ville de 
Lucques. 

Je m'étais ievée toute confuse au bruit, et je tremblais 
qu'elle vint me demander compte des airs de musique 



zed.yGOOg[e 



234 flOR D'ALIZA. 

dont j'avais troublé, sans doute, le sommeil de ses prison- 
niers. Je cherchais dans ma tête une réponse apparente à 
lui faire, et je baissais les yeux sur la pointe de mes sou- 
liers, de peur qu'elle ne lût je ne sais quoi dans mes yeux. 



Mais au lieu de cela, mon père, elle ne parla seulement 
pasde la musique nocturne, pensant sans doute que j'avais 
étudié un air pour la neuvaine de Montenero, pèlerinage 
(le matelots de la ville de Livoume, et, d'une voix très- 
douce et très-encourageante, elle me demanda ce que je 
comptais faire tout à l'heure en sortant de chez eux, et si 
j'avais quelque père et quelque mère ou quelques corps de 
pifferari ambulants qui me recueillerait à Prato, ou à Pise, 
ou à Sienne, pour me reconduire dans les Abruzzes, d'où 
je paraissais êire descendu avec ma Eampogne. 

— Non, lui dis-je, mon père est aveugle et ma mère est 
morte (et je ne mentais pas en le disant, comme vous 
voyez), je n'apparliens à aucune bande de musiciens des 
Abruzzes ou des Maremmes, et je cherche seulement à ga- 
gner tout seul, par les chemins, d'une façon ou d'autre, le 
pain de mon père et de ma tante, qui ne peut pas quitter 
la maison où elle soigne son frère. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITHE CINQUIÈME. 



Tout cela était vrai encore. Mais je ne disais pas mon 
pays ni ta raison qui m'avait fait prendre un habit d'homme, 
ni le meurtre d'un sbire qui avait jeter mon cousin dans 
quelque prison. 

La bonne Temme, me croyant vraiment de Abruzzes, 
ne me demanda même pas le nom de mon village. 

— Est-ce que tu n'aimerais pas mieux, mon pauvre gar- 
çon, continua-t-elle, entrer en service chez des braves 
gens que de courir ainsi les chemins, au risque d'y perdre 
Ion âme k vendre du vent aux oisiTs des carrefours? 

— Oh ! oui, que je t'aimerais bien mieux ! lui répondis- 
je, toute rouge de l'idée qu'elle allait peut-être me propo- 
ser la place du gendre qui venait de la quitter, et pensant 
à toutes les occasions que j'aurais ainsi de voir, d'entendre 
et de servir celui que je cherchais. 

— Eh bien I me dit-elle avec plus de bonté encore, et 
comme si elle avait parlé à un de ses fils (mais elle n'en 
avait jamais eu), eh bien! craindrais-tu de prendre ser- 
vice chez nous parce que nous sommes geôliers de la 
prison du duché, dont tu vois la cour par cette fenêtre, 
et parce que le monde méprise, bien à tort quelque- ■ 
fois, ceux qui portent le trousseau de clefs & la ceinture, 



zed.yGOOg[e 



256 FIOR D'ALIZA. 

p'our ouvrir ou fermer le» portes des malfaiteurs ou des 

innocents? 

— Oh I que non, m'écnaî-je entrant tout de suite mieux 
qu'elle dans son idée, je ne crains rien de maltionnéte au 
service d'honnêtes gens, comme vous et le seigneur bar- 
gello vous paraissez être tous les deux. Un geôlier, ça nVst 
pas un bourreau; c'est une sentinelle qui peut exécuter 
avec rudesse ou avec compassion la consigne de monsei- 
gneur le duc. Je n'aurais pas de répugnance à voir des 
malheureux, surtout si, sans manquer h. mes devoirs, je 
pouvais les soulager d'une partie de leurs peines. Quand 
j'étais chez mon père, je n'aimais pas moins mes chèvres 
et mes brebis, parce que je leur ouvrais la porte de l'étabie 
le matin et que je la refermais sur elles le soir. Disposez- 
donc de nnoi comme il vous conviendra^ j'obéirai avec fidé- 
lité à vos commandements, comme si vous étiez mon père 
et ma mère. 



— Et lesgages? me dit-elle, toute contente en me voyant 
consentir & son idée, combien veux-tu d'écus de Lucques 
par année, outre ton logement, ta nourriture et ton habil- 
lement, que nous sommes chargés de te fournir? 

— Oh ! mes gages, dis-je, vous me donnerez ce que 
vous me jugerez devoir gagner honnêtement, quand vous 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE CliNOUIÈME. 237 

aurez éprouvé mes pauvres services ; pourvu que mon père 
et ma tante mangent leur pain retranché du morceau que 
vous me donnerez, je ne demande que leur vie par-dessus 
la mienne. 

— Eh bien ! c'est dit, s'écria-t-elle en battant ses mains 
Pune contre l'autre, comme quelqu'un qui est content; 
descends avec moi dans le guichet où mon mari t'altend 
pour l'enseigner le métier, et laisse là ton bâton, ton man- 
teau de peau et ta zampogne dans la chambre ; it te faut 
DD autre costume et d'autres airs maintenant. Mais ton vi- 
sage, ajouta-t-elle en riant, et en me passant la main sur la 
joue pour en écarter les boucles blondes, ton visage est bien 
doux pour la face d'un porte-clefa ; il faudra que tu te 
fasses, non pas méchant, mais grave et sévère ; voyons, 
fais une moue un peu rébarbative, quoique tu n'aies pas 
encore un poil de barbe. 

— Soyez tranquille, madame, lui répondis-je en pâlis- 
sant d'émotion, je ne rirai pas souvent en faisant mon mé- 
tier ; je n'ai pas envie de rireenvoyant la peine d' autrui, et, 
de plus, je n'ai jamais été rieur, tout en jouant, pour ceux 
qui rient, des airs de fête. 



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FIOR D'ALIZA. 



En parlant ainsi, noas desceDdions déjà lentement les 
marches noires de Tescalier mal éclairé par des meurtrières 
grilléee, qui donnaient tantât sur la cour, tantdt sur les 
belles campagnes de Lucques. 

— Voilà ton porte-clefs, dit-elle en souriant h. son mari 
et en me poussant, toute honteuse, devant te bargelio, assis 
entre deux guichets, au bas des degrés, devant une grosse 
table chargée de papiers et de trousseaux de clefs luisantes 
comme de l'argent à force de tourner dans les serrures. 

Le bargeUo regardait tantôt sa femme d'un air de joie, 
tantôt moi d'un air de doute : 

— Ce visage-là ne fera pas bien peur à mes prison- 
niers, dit-il en eouriant ; mais, après tout, nous sommes 
chargés de les garder et non de leur faire peur. Il y a 
des innocents et des innocentes dans le nombre; il ne 
faut pas leur tendre leur morceau de pain et leur verre 
d'eau au bout d'une barre de fer : il est assez amer sans 
cela, le pain des prisons ; viens, mon garçon^ que je te. 
montre ton ouvrage de tous les jours, et que je t'apprenne 
ton métier. 

A ces mots, il se leva, prit un gros trousseau de clefs 
dans une armoire de fer, dont il avait lui-même la clef sus- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE CINQUIÈME. 25ft 

pendue h la boutonnière de sa veste de cuir, et il appela 
d'une voix forte un tout petit garçoa qui allait et venait 
dans une grande cuisine, à cOté du guichet 

— Allons, piccinino! lui dit-il, c'est l'heure du déjeu- 
ner des prisonniers, prends ta corbeille et apporte-leur,. 
derrière moi, leur provende ! 



Le piccinino, dont la provende était déjà toute prête 
dans un immense caneshie de joncs plein de morceaux de 
pain tout coupés, deprescuilo et de caccia-cavallo (jambon 
et fromage à l'usage du peuple], et portant, de l'autre 
main, une cruche d'eau plus grande que lui, sortit de la 
cuisine et marcha, derrière !e bargeîlo et moi, vers la porte 
ferrée de !a cours des prisonniers. On y arrivait de la mai- 
son du bargeîlo par un large couloir souterrain, 0(1 les pas 
résonnaient comme un tonnerre sous nos bois de sapins. 



zed.yGOOg[e 



DiBiimd, Google 



CHAPITRE VI 



Le bargello tira des verrous, touroa des clefs énormes 
dans les serrures, en me montrant comment il fallait m'y 
I»reDdre pour ouvrir la petite porte basse encastrée dans la 
grande, et comment il fallait bien refermer cette portelle 
sur moi avant d'entrer dans la cour, de peur de surprise ; 
puis nous nous trouvâmes dans le préau. 

Cétait une espèce de cloître entouré d'arcades basses 
tout autour d'une cour pavée, où il n'y avait qu'un puits et 
un gros if, taillé en croix. & côté du puits. Cinq ou six cou- 
ples de jolies colombes bleues roucoulaient tout le jour sur 
les margelles de l'auge, & côté du puits, offrant ainsi, comme 
une moquerie du sort, une image d'amour et de liberté au 
milieu des victimes de la captivité et de la haine. 

Sous chacune des arcades de ce cloître qui entourait ta 



zed.yGOOg[e 



«3 FIOR D'ALIZA. 

cour, s'ouvrait une large fenêtre, en forme de lucarne 
demî-cintrée par eo haut, plate par en bas, grillée de bas 
en haut et de c6té à cfité, par de3 barres de fer qui s'en- 
castraient les unes dans les autres chaque fois qu'elles se 
rencontraient de haut en bas ou de gauche à droite, de 
façon qu'elles formaient comme un treillis de petits carrés 
à travers tesqueb on pouvait passer tes mains, mais non la 
iéte. Chacun de ces cachots sous les arcades était la de- 
meure d'un prisonnier ou de sa famille, quand il n'était pas 
seul emprisonné. Un petit mur à hauteur d'appui, dans le- 
'quel la grille était scellée par le bas, leur servait à s'ac- 
couder tout le jour pour respirer, pour regarder le puits et 
les colombes, ou pour causer de loin avec les prisonniers 
des autres loges qui leur faisaient face de l'autre côté de la 
cour. 



Quelques-uns étaient libres dans leur cachotet pouvaient 
faire cinq ou six pas d'un mur & l'autre ; les plus coupa- 
bles étaient attachés & des anneaux rivés dans les murs du 
cachot, par de longues chaînes nouées à leurs jambes pu* 
des anneaux d'acier. On ne voyait rien au fond de leur loge 
il demi obscure qu'un grabat, une cruche d'eau et une li- 
tière de paille fraîche semblable à celle que noua étendions 
dans rétable sous nos chèvres. Le pavé de la loge était en 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 363 

pente et commuoiquait, par une grille sous leurs pieds, avec 
le grand égoût de la ville où on leur faisait balayer leur 
paille tous les matins. 

lis mangeaient sans table ni nappe, assis à terre, sur leurs 
genoux. Ils se taisaient, ou ils parlaient entre eux, ou ils 
chantaient, ou ils sifflaient tout le reste du jour. 

Quand on voulait leor passer leur nourriture, on tes fai- 
sait retirer au fond de la loge, comme leslions ou les tigres 
qu'on montre dans la ménagerie ambulante de Livourne ; 
on faisait glisser au milieu du cachot une seconde grille 
aussi forte que la première ; on déposait entre ces deux 
grilles ce qu'on leur apportait, puis on ressortait. 

On refermait aux verrous le premier grillage, on faisait 
remonter par une coulisse, dans la voûte, la seconde bar- 
rière; ils rentraient alors en possession de tonte la loge et 
ils trouvaient ce qu'on leur avait apporté dans t'espace 
compris entre les deux grilles. Ils ne pouvaient ainsi ni s'é- 
chapper ni faire de mal aux serviteurs de la prison. 

Deux manivelles & roues, placées extérieurement sous les 
arcades, serviûent k faire descentke ou remonter tour à 
tour ces forts grillagea de fer, qu'aucun marteau de forge- 
ron n'aurait pu briser du dedans, et qu'une main d'enfant 
pouvait faire manœuvrer du dehors. 



zed.yGOOg[e 



FIOIl D'ALIZA. 



CLXXIX 



Le bargello m'eDseigDa la manœuvre dans le premier 
cachot vide que nous rencontr&mes, & droite, en entrant 
dans cette triste cour. 

— Grâce à Dieu I me dit-i) en marchant lentement sous 
le cloître, tes loges.sont presque toutes vides depuis quel- 
ques mois : Lucques n'est pas une terre de malfaiteurs ; le 
peuple des campagnes est trop adonné à la culture des 
champs qui n^nspire que de bonnes pensé«s aux hommes, 
et le gouvernement est trop doux pour qu'on conspire 
contre sa propre liberté et contre son prince. Le peu de 
crimes qui s'y commettent ne sont guère que des crimes 
d'amour, et ceux-là inspirent plus de pitié que d'horr 
reur aux hommes et aux femmes : on y compatit tout en 
les punissant sévèrement. C'est du délire plus que du 
crime ; on les traite aussi par la douceur plus que par le 
supplice. 

En ce moment, continua-t-il, nous n'avons que six pri- 
sonniers : quatre faommeset deux femmes. 11 n'y en a qu'un 
dont il y ait à se défier, parce qu'il a tué, dit-on, an sbire, 
en trahison, dans les bois. 

Je frissonnai, je pftiis, je chancelai sur mes jambes, com- 
prenant bien qu'il s'agissait d'Hyeronimo ; mais, comme 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 265 

je marchais dernière le bargello^ il ne s'aperçut pas de mon 
trouble et il poursuivit : 



Un des hommes est un vieillard de Lacques qui n'avait 
qu'un fils unique, soutien et consolation de ses vieui jours ; 
la loi dit que quand un père est infirme ou qu'il a un mem- 
ht^ de moins, le podestat doit exempter son fila du recrute- 
ment militaire ; les médecins disaient au podestat que ce 
vieillard, quoique âgé, était sain et valide, et qu'il pouvait 
. parfaitement gagner sa vie par son travail. 

— Ha vie I dit avec fureur le pauvre père, ma vie I oui, 
je puis la gagner, mais c'est la vie de mon enfant que je 
veux sauver de la guerre, et vous allez voir si vous pourrez 
le refuser à sa mère et & moi. 

A ces mots, tirant de dessous sa veste une hache & fen- 
dre le bois qu'il y avait cachée, il posa sa main gauche sur 
la table du recruteur et, d'un coup de sa hache, il se fit 
sauter le poignet de la main gauche, aux cris d'hoireur du 
podestat I 



zed.yGOOgle 



PIOR D'ALIZA. 



Les juges Tont condamné ; c*était juste ; mais que) est le 
cœur de père qui ne l'absout pas, et le cœur de fils qui nV 
dore pas ce criminel ? Nous Tavons guéri, et ma femme a 
pour lui les soins d'une sœur. 

Je sentis des larmes dans mes yeux. 

— Celle-là, poursuivit-il en passant devant la loge si- 
lencieuse d'une pauvre jeune femme en costume de monta- 
gnarde, qui allaitait un petit enfant tout près des barreaux, 
celle-là est bien de la mauvaise race des Maremmes de 
Sienne, dont les familles récoltent plus sur les grandes 
routes que dans les sillons ; cependant l'enfant ne peut faire 
que ce que son père lui a appris. 

Elle était nouvellement mariée à un jeune brigand de 
Radicofani, poursuivi par les gendarmes du Pape jusque 
sur les confins des montagnes de Lucques ; elle lui portait 
à manger dans les roches couvertes de broussailles de 
myrte qui dominent d'un côté la mer, de l'autre la route de 
l'État romain. Plusieurs arrestations de voyageurs étran- 
gers et plusieurs coups de tromblon tirés sur les chevaux 
pour rançonner les voitures avaient signalé la présence d'un 
brigand, posté dans les cavernes de ces broussailles. 

Les sbires avaient reçu ordre d'en purger, à tout risque, 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 267 

le voisinage; ils furent aperçus d'en haut par le jeune 
bandit. 

— Sauve-toi, en te courbant sous les myrtes, lui dit sa 
courageuse compagne, et laisse-moi dépister ceux qui mon- 
tent & ta poursuite ; une fille n'a pas à craindre d'être 
prise pour un brigand. 

A ces mots, la jeune Maremmaise poussa son amant à 
gauche, dans un sentier qui menait à la mer; quant k 
elle, elle saisit le troœblon, la poire h. poudre, le sac à 
balles et le chapeau pointu du brigand, et, se jetant à 
gauche, sous les. arbustes moins hauts que sa tête, elle se 
mit à tirer, de temps en ten[ips, un coup de son arme à feu 
en l'air, pour que la détonation et la fumée attirassent les 
sbires tous de son côté, et laissassent h. son compagnon le 
temps de descendre par où on ne l'attendait pas, vers la 
mer ; elle laissait voir, à dessein , son chapeau cala- 
brais par-dessus les feuilles, pour faire croire aux gen- 
darmes que c'était le brigand qui s'enfuyait en tirant sur 
eux. 

Quand elle reconnut que sa ruse avait réussi et que son 
amant était en sûreté, dans une barque & voile triangu- 
laire qui filait comme une mouette le long des écueils, elle 
jeta son tromblon, son chapeau, sa poudre et ses balles 
dans une crevasse, et elle se laissa prendre sans résistance. 
Elle n'avait tué personne, et n'avait exposé qu'elle-même 
aux coups de feu des gendarmes. Mais eux, honteux et 
indignés d'avoir été trompés par une jeune fille qui leur 



zed.yGOOg[e 



268 FIOR D'ALIZA. 

avait fait prendre une proie pour une autre, l'amenèrent 
enchaînée & Lacques, où les juges ne purent pas moins 
faire que de la condamner, tout en l'admirant 

Elle est en piison pour cinq ans et elle y nourrit de son 
lait, mêlé de ses larmes, le petit brigand qu'elle a mis au 
monde six mois après la fuite de son mari ; son crime, c'est 
d'être née dans un mauvais village et d'avoir vécu en com* 
pagnie de mauvaises gens ; mais ce qu'elle a fait pour un 
bandit qui l'aimait, si elle l'avait fait pour un bennéte 
homme, au lieu d'être un crime, ne serait-ce pas une belle 
action ? 



Il ne me fut pas ditlicile d'en convenir, car je portais 
déj& envie, dans mon cœur, au dévouement de ma prison- 
nière ; en passant devant sa loge, je jetai sur elle un regard 
de respect et de compassion. 

— Pour celui-là, me dit le bargeUo, il a tiré sur les 
chevreuils de monseigneur le duc dans la forêt réservée à 
ses chasses ; mais sa femme, exténuée par la faim, n'avait, 
dit-on, plus de lait pour allaiter les deui jumeaux qui su- 
çaient i vide ses mamelles taries de misère. C'est bien un 
voleur, si vous voulez, les juges ont bien fait de le punir, 
lai-méme ne dit pas non, mais ce vol-tà pourtant, qui est- 
ce qui ne le ferait pas, si on se trouvait dans la même an- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 269 

goisse que ce pauvre braconnier de la forêt? Le duc lui- 
même en est bien convenu ; ausei, pendant qu'il retient le 
mari pour l'exemple dans la prison de Lucques, il nourrit 
généreusement la femme et les enfants dans sa cahute. 



Celui-ci en a pour bien plus longtemps, dit-il en regar- 
dant, au fond d'une loge, un beau jeune garçon vêtu des 
habits rouges des galères de Livourne. Cest ce qu'on ap- 
pelle une récidive, c'est-&<dire deux crimes dans un. Le 
premier de ses méfaits, je ne le sais pas ; il devait être bien 
excusable, car il était bien jeune accouplé, par une chaîne 
au bras, & un autre vieux galérien de la même galère. On 
dit que c'est pour avoir dérobé, dans la darse de Uvoume, 
une barque sans maître, avec une voile et des rames pour 
faire évader son frère, déserteur et prisonnier dans la for- 
teresse ; le frère se sauva en Corse dans la barque volée 
au pécheur, et lui paya pour les deux. 

Le vieux galérien avec lequel il fut accouplé avait une 
fille k Livourne, blanchisseuse sur le port, une bien belle 
fille, ma foi I qui ressemblait plus à une princesse qu'à une 
lavandière. Elle ne rougissait pas, comme d'autres, de son 
père galérien ; plus il était avili, plus elle respectait, dans 
son vieux père, l'auteur de ses jours, et la honte et la mi- 



zed.yGOOg[e 



270 FIOR D'ALIZA. 

sère. Elle travaillait honnêtement de son état pour elle et 
pour lui, et pour lui encore plus que pour elle. On la voyait 
sur sa porte tous les maims et tous les soirs, quand la 
bande des galérieos allait h. l'ouvrage ou en revenait, soit 
pour balayer les rues et les égouls de la ville, soit pour 
curer les iromondices de la mer dans la darse, prendre ta 
main enchaînée du vieillard, la baiser, et lui apporter tan- 
tôt une chose, tantôt une autre : pain blanc, cocomero, ta- 
bac, rosotio, ceci, cela, toutes les douceurs enfin qu'elle 
pouvait se procurer pour adoucir la vie de ce pauvre 
homme. 



— Celui qui est là, dit-il plus bas en indiquant de l'œil 
le beau jeune Torçat tout triste contre ses barreaux, celui 
qui est là, et qui était, comme je te l'u dit, accouplé par 
le bras au vieux galérien, avait ainsi tous les jours l'occa- 
sion de voir la fille de son compagnon de galère et d'ad- 
mirer, sans rien dire, sa beauté et sa bonté. Elle, de son 
côté, sachant que le jeune était plein d'égards et d'd)éis- 
sance pour le vieux, soit en portant le plus qu'il pouvait 
le poids de la chaîne commune, soit en faisant double tâche 
pour diminuer la fatigue du vieillard affaibli par les années, 
avait conçu involontairement une vive reconnaissance pour 
te jeune galérien; elle le regardait, à cause des soins pour 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE SIXIÈME. 271 

son père, plutôt comme son frère que comme un criminel 
r^rouvé du monde. 

Elle avait souvent l'occasion de lui parler, et toujours 
avec douceur, soit pour le remercier de ses attentions & l'é- 
gard du vieillard, soit pour le remercier du double travail 
qu'il s'imposait pour sou soulagement. 

Ces conversations, d'abord rares et courtes, avaient fini 
par amener, entre elle et lui, une amitié secrète, puis enfin 
un amour que ni l'un ni l'autre ne savaient bien dissimuler. 
Cet amour éclata en dehors à la mort du père. Tant qu'il 
avait vécu, la bonne fille n'avait pas voulu tenter de déli- 
vrer son amant pour ne pas priver son vieux père des dou- 
ceurs qu'il trouvait dans son jeune camarade de chaîne, et 
pour qu'on ne punit pas le vieillard de l'évasion du jeune 
homme ; mais quand son père fut mort et que la pauvre 
enfant pensa qu'on allait donner je ne sais quel compagnon 
de lit et de fers à son amant, alors elle ne put plus tenir à 
sa douleur, & sa honte, et elle pensa à se perdre, s'il le fal- 
lait, pour le délivrer; un signe, un demi-mot, une lime 
cachée dans un morceau de pain blanc rompu du bon côté, 
malgré le surveillant, sur le seuil de sa porte ; un rendez- 
vous nocturne, indiqué h. demi-voix pour ta nuit suivante, 
sur la côte à l'embouchure de l'Arno, furent compris du 
jeune homme. 

Sa liberté et son amante étaient deux mobiles plus que 
suffisants pour le décider à l'évasion : ses fers, limés dans 
la nuit, tombèrent sans bruit sur la paille ; il scia un bar- 



zed.yGOOg[e 



272 FIOR D'ALIZA. 

reau de la loge o(t il était seul encore depuis la mort de 
son compagnon. Parvenu à l'enabouchure de l'Arno avant 
le jour, en se glissant d'écueils en écueîls, invisible aux 
sentiDelles de la douane, il y trouva sa maltresse et un bon 
moine qui les maria secrètement; la nuit suivante, ils se 
procurèrent un esquif pour les conduire en Corse à force de 
rames ; là, ils espéraient vivre inconnusdans les montagnes 
de Corte ; la t^Dpèle furieuse qui les surprit en pleine mer 
et qui les rejeta exténués sur la plage de Monlenero, 
b^mpa leur innocent amour. 

La fille, punie comm« complice d'une évasion des ga- 
lères, est ici dans un cachot isolé, avec son petit enfant ; 
elle pleure et prie pour celui qu'elle a perdu en voulant le 
sauver. Quant à celui-ci, on l'a muré et scellé pour dix 
ans dans ce cachot où il ne trouvera ni amante pour scier 
ses fers, ni planche pour l'emporter sur les flots. Il n'y a 
rien & redire aux juges, ils ont fait selon leur loi, mais la 
loi de Dieu et la loi du cœur ne défendent pas d'avoir de la 
compassion pour lui. 

CLXXXV 



Je me sentais le cœur presque.fendu en écoutant le récit 
de la fille du vieux galérien, séduite par sa reconnaissance, 
et du jeune forçat séduit par la liberté et par l'amour. 

Ici le àargelio se pencha vers moi, baissa la voix, et me 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 273 

dit en me montrant la dernière loge grillée, sous le cloître, 
au fond de la cour : 

— 11 n'y a qu'un grand criminel ici, qui n'inspire ni 
pitié ni intérêt à personne, c'est celui-là, ajouta-t- il en me 
montrant du doigt et de loin la loge d'Hyeronimo. Oh I 
pour celui-là, on dit que c'est une bête féroce qui vil de 
meurtres dans les cavernes de ses montagnes. Il a, d'un 
seul coup, tué traîtreusement un sbire et blessé deux gardes 
du duc; il n'emportera pas loin l'impunité de ses forfaits, 
et personne ne pleurera sur sa fosse; il est d'autant plus 
dangereux que l'hypocrisie la plus consommée cache son 
âme astucieuse et féroce, et qu'avec le cœur d'un vrai tigre 
il a le visage candide et doux d'un bel adolescent ; il faut 
trembler quand on l'approche pour lui jeter sa nourriture. 
Ne lui parlons pas, son regard seul pourrait nous frapper, 
sises yeux avaient deeballescommeson tromblon; fais-lui 
jeter son morceau de pain de loin, à travers la double grille, 
par la main du picdnim, et, les autres jours, ne te risque 
jamais à entrer dans sa loge, sans avoir la gueule des fusils 
des sbires de la porte derrière toi. 



CLXXXVI 



A ces mots, le hargeîlo revint sur ses pas pour sortir de 
la cour, et je crus que j'allais m'évanouir de contente- 

ŒDVB. COMPL. — XLI. 18 



zed.yGOOg[e 



274 PIOR D'ALIZA. 

ment, car, s'il m'avait dit : Entre dans cette loge, et 
qu'Hyeronimo et moi, nous nous Tussions vus ainsi tout à 
coup, devantleéar^tf//o, face à face, sans être d'intelligence 
avant celte rencontre, un cri de surprise et un élan l'un 
vers l'autre nous auraient trahis certainement. 

La Providence nous protégea bien tous deux, en inspi- 
rant au bargello, sur la foi des sbires, cette terreur et cette 
horreur pour le pauvre innocent. 

Rien qu'à son nom et à l'aspect de son cachot, mes 
jambes fléchissaient sous mon corps. Le piccinino, pour 
cette fois, resta après nous dans la cour et fit tout seul la 
distribution des vivres aux prisonnières et aux prison- 
niers. 

Le bargello rentra dans son greffe, et sa femme, surve- 
nant à son tour, m'enseigna complaisamment tout ce que 
j'avais h. faire dans la maison : à aider le cuisinier dans les 
cuisines, à tirer de l'eau au puits, & balayer les escaliers 
et la cour, à nourrir les deux gros dogues qui grondaient 
aux deux portes, à jeter du grain aux colombes, à faire les 
parts justes de pain, de soupe et d'eau aux prisonniers, 
même & porter trois fois par jour une écuelle de lait & la 
captive de ta deuxième loge pour l'aider & mieux nourrir 
son enfant, qu'elle ne suEQsaît pas à allaiter par suite du 
chagrin qui la consumait, la pauvre jeune mère I 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 



— Mais quand tu seras seul sous le cloître, le long des 
loges, me dit-elle, comme m'avait dit son mari, ne le fie 
pas et prends bien garde au meurtrier du sbire dans le 
dernier cachot, au Tond de la cour ; bien qu'il soit bien 
jeune et qu'il te ressemble quasi de visage, on dit que nous 
n'en avons jamais eu de si méchant ;- mais nous ne t'au- 
rons pas longtemps, à ce qu'on assure; les sbires et les 
gardes, qui sont acharnés contre ce louveteau, ont déjÀ été 
appelés en témoignage, personne ne s'est présenté pour 
déposer contre eux, et le jugement & mort ne tardera pas h 
faire justice de celui qui a donné la mort k son prochain. 



— Le jugement à mort ! m*écriai-je involontairement 
en écoutant la femme du bargello. Il est pourtant bien 
jeune pour mourir I 

— Oui, reprit-elle, mais n'était-il pas bien jeune aussi 
pour tuer, faudrait-il dire? et si on le laissait vivre avec 



zed.yGOOg[e 



276 FIOH D'ALIZA. 

see instÏDcls féroces, n'en ferait-il pas moarir bien d'autres 
avant lui? 

— C'est vrai, pourtant, dis-je, en baissant la tête, h. la 
brave femme, de peur de me trahir. Seulement, qui sait 
s'il est vraiment criminel ou s'il est innocent ? 

— On le saura avant la fin de la journée, dit-elle, car 
c'est aujourd'hui que le conseil de guerre est convoqué 
pour venger le pauvre sbire ; mais que peuvent dire ces 
avocats devant le cadavre de ce brave s.'>Idat tué derrière 
un arbre, en faisant la police dans la montagne ? 

Je ne répondis rien en apprenant que le jugement serait 
rendu le jour même où j'entrais en service près d'Hyero- 
nimo, dans sa propre prison. Mon cœur, resserré par les 
nouvelles de la maîtresse du logis, se fît' si petit dans ma 
poitrine que je me sentis aussi morte que. mon ami. 

Cependant, qui sait, me dis-je en m' éloignant et en re- 
prenant un peu mes sens, qui sait si l'on ne pourrait pas 
lui faire grâce encore & cause de sa jeunesse? Qui sait si 
on ne lui donnera pas le temps de se préparer au supplice 
en bon chrétien, de se confesser, de se repentir, de se 
réconcilier avec les hommes et avec le bon Dieu ? Et qui 
sait si, pendant ce temps, je ne pourrai pas, comme la fîtie 
du galérien de Livourne, trouver moyen de le faire sauver 
de ses fers, fallût-il mourir à sa place ? Car, pourvu qu'Hye- 
ronirao vive, qu'importe que je meure ; n'est-ce pas lui 
seul qui est capable, par ses deux bras, de gagner la vie 
de mon père, de ma tante et du pauvre chien aveugle? Et 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 277 

puis, s'il ét^t mort, comment pourrais-je vivre moi-, 
même? Avons-nous jamais eu mi souffle qui ne fût pas à 
nous deux? Nos âmes ont-elles jamais été un seul jour 
plus séparées que nos corps? Les balles qui frapperaient 
sa poitrine n'en briseraient-elles pas deux? 

Et puis enfin, ajoutai -je avec un rayon d'espérance dans 
le cœur, puisque la Providence a fait ce miracle, aur le 
pont dé Saltochio, de me faire ramasser par cette noce, de 
me conduire juste, au pas de ces bœufs, chez le bargello 
où il respire, d'inspirer la bonne pensée de me prendre à 
leur service à ces braves gardiensde la prison, de me per- 
mettre ainsi de me faire entendre d'Hyeronimo avec l'as- 
sistance de notre zampogne, de le voir et de lui parler tant 
que je le voudrais, sans que personne soupçonne que je 
sais où il est, et que ta clef de son cachot est dans les 
mains de celle qui lui rendrait le jour au prix de sa vie ; 
qui sait si cette Providence n'avait pas son dessein caché 
sous tant de protection visible? et si... 



La voix du piccinino interrompit ma pensée en me 
disant que c'était l^heure de porter la nourriture aux 
dogues du préau, de jeter des criblures de graines aux 
colombes du puits, et de renouveler l'eau dans les cruches 



zed.^.Goog[e 



278 FIOR D'ALIZA. 

des prisonniers, comme on m'avait appris le matin qu'il 

fallait faire. 

— C'est bien, dis-je à l'enfant, ta corde du puits est 
trop dure à faire tourner sur la poulie pour tes doigts, et 
tu ne pourrais pas non plus m'aider à faire descendre et 
remonter la double grille dans sa rainure jusqu'aux voûter 
des loges ; amuse-toi là, dans le vestibule du clottre, h. 
tresser la paille qui sert de litière aux détenus, je ferai 
bien seul l'ouvrage pénible, contente-toi de surveiller la 
porte extérieure et de m* avertir si le bargello ou sa femme 
venait ^ m'appeicr. 

— Oli ! le bargello et sa femme, me dit l'enfanl, ils ne 
nous appelleront pas de la journée, ils viennent de sor- 
tir tous les deux pour aller au tribunal entendre l'accu- 
sateur de ce scélérat de montagnard qui est ici couché, 
comme un louveteau blessé dans sa caverne, et pour de- 
mander aux juges & quelle heure ils devront le foire con- 
duire demain devant eux, pour le juger par demandes et 
par réponses. 



J'afTectai l'air indifférent à ces paroles du petit enfant ; 
je lui donnai cinq ou six grosses bottes de paille des prisons 
à tresser proprement pour le pavé des cachots, et je lui re- 
commandai bien de ne pas se déranger de son ouvrage 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 279 

•entre les deux portes, jusqu'au moment où il aurait fini 
tout son travail et oii je viendrais le chercher pour étendre 
les nattes avec lui sur les dalles des cachots. 

Quand l' enfant, sans soupçon, fut assis par terre, occupé 
à tresser sa première natle, j'ouvris la seconde porte don- 
nant sur la cour du cloître, une corbeille de criblures de 
froment à la main pour les ramiers, et je me dirigeai vers 
le puits, pour tirer l'eau dans les auges et pour en remplir 
les cruches des prisonniers. 

Tous et toutes levèrent les yeux sur ma figure pour s'as- 
surer d'un coup d'œil si te nonveau porte-clefs (car ils sa- 
vaient le mariage de l'ancien avec la jolie fille du bargello) 
adoucirait ou aggraverait leur peine par sa physionomie et 
par le son de sa voix brusque ou douce ; ils me remercièrent 
poliment de mon service, hommes, femmes ou enfants, et 
je vis clairement sur leurs figures l'étonnement et la conso- 
lation que leur causait un visage si jeune qui, au lieu de 
reproche à la bouche, roulait des larmes dans ses yeux, et 
qui semblait avoir plus ^e pitié pour eux qu'ils n'avaient 
eux-mêmes peur de lui. 

Comme le bargello m'avait dit sur celui-ci et sur celle-là 
tout ce qu'il y avait & savoir, je fus compatissante avec les 
hommes, attendrie avec les femmes et caressante avec les 
enfants, comme avec les colombes de la cour, prisonnières 
sans avoir fait de faute au bon Dieu, 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Tout te monde servi, monsieur, je m'avançai toute trem- 
blante et tonte pleurant d'avance, ma. cruche à la main, 
vers la dernière loge du cloître, au fond de la cour, ob, 
selon le bargello, habitait le meurtrier. 

Un pilier du cloître cachait la lucarne de cette dernière 
loge du fond de la cour aux autres prisonniers, en sorte 
qu'il y faisait sombre (omme dans une caverne. 

Je m'en réjouissais, ma tante, et je rabattais t«it que je 
pouvais les larges bords de mon chapeau calabrais sur mes 
yeux, pour que l'ombre étendue du chapeau empêchât aussi 
le pauvre meurtrier, surpris, de me reconnaître d'un pre- 
mier regard et de jeter un premier cri qui nous aurait 
trahis aux autres prisonniers du cloître. 



J'approchai donc doucement, lentement, comme quel- 
qu'un qui brûle d'arriver et qui cependant craint presque 
autant de faire un pas en avant qu'en arrière. Mes yeux se 
voilaient, mes tempes battaient, des gouttes de sueur froide 



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CHAPITRE SIXIÈME. , 2R1 

suintaient de mon front ; quand je fus à une enjambée ou 
deux de la lucarne ferrée, au fond de laquelle j'allais aper- 
cevoir celui qu'ils appelaient le meurtrier, mes jambes re- 
fusèrent tout à fait de faire un dernier pas, mes mains 
froides s'ouvrirent d'elles-mêmes, le trousseau de clefs d'un 
côté, la cruche pleine d'eau de l'autre, tombèrent h la fois 
sur les dalles, et je tombai moi-même contre la muraille, 
entre te trousseau sonore et la cruche d'eau cassée. Les 
prisonniers crurent que c'était un faux pas contre les dalles 
du cloUre qui avait causé l'accident; personne, heureuse- 
ment, n'y prit garde; j'eus le temps de revenir à moi, de 
sentir le danger et de réfléchir au moyen d'entrer dans la 
loge du meui'lrier sans que le saisissement trop soudain lui 
nt révéler involontairement qui j'étais aux oreilles de ses 
compagnons de peine. 

Je ramaissai les clefs, je balayai les tessons de la cruche 
dans la cour, et je revins sur mes pas, comme ai j'allais 
chercher un autre vase pour porter son eau au meurtrier. 
C'est sous ce prétexte que je passai aussi dans le vestibule, 
devant lepiccinino occupé à tresser attentivement ses nattes 
de paille. Mais aussitôt que je fus rentrée dans le corridor 
des cuisines, comme si j'allais y prendre une fiasque neuve 
& la place de celle que je venais de répandre, je m'élançai 
en bonds rapides, par les marches de l'escalier, jusqu'au 
sommet de la tour, je pris la zampogne sur mon lit, je la 
mis sous mon bras et je redescendis, aussi vile que j'étais 
montée, jusqu'aux cuisines. 



zed.yGOOg[e 



282 FIOR D'ALIZA. 

J'y pris une flasque, et la montrant, ainsi que la zam> 
pogne, au piccinino, je lui dis que n'ayant plus ricu h. faire 
dans la cour, après mon service fini, j'allais pour passer 
le temps, à l'ombre des arcades du cloître, jouer quelques 
airs démon métier aux malheureux enfermés sans amuse- 
ment dans leurs loges; le piect'iiim, qni avait bon cœur, 
qui aimait, comme tous les enfants, le son de la zam- 
pogiie, n'y entendit aucune malice et trouva que c'était une 
pensée du bon Dieu que de rappeler la liberté aux captifs 
et le plaisir aux malheureux. S'il avait été plus avancé en 
âge et en réflexion, il aurait bien pensé le contraire, n'est- 
ce pas, monsieur? Mais c'était un enfant, et je me hàtaï 
de profiter de son ignorance. 



J'entrai donc de nouveau dans la cour; j'allai remplir 
ma cruche neuve dans l'auge des colombes, et je revins, ma 
cruche pleine dans la main, sous le cloître, comme si j'al- 
lais laver les dalles du cloUre devant les grilles depuis la 
première jusqu'à la dernière. Je m'étais dit, au moment où 
je cassais ma cruche : Si nous nous revoyons sans nous 
être avertis que nous allons nous revoir, Hyeronimo et moi, 
nous soQimes perdus; il faut donc nous avertir sans nous 
parler avant de nous rencontrer face à face ; quel moyeu ? 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 283 

Il n'y en a qu'un, la zampogne. Allons la chercher ; tirons- 
f n quelques Bons d'abord faibles et décousus, dans la cour, 
bien loin du cachot du meurtrier; éveillons ain?i son atten- 
tion, puis taisons-nous pour lui donner le temps de revenir 
de son étonneraent ; puis recommençons un peu plus près, 
pour lui faire comprendre que c'est moi qui approche ; puis, 
avançons en jouant plus haut des airs k nous seuls connus, 
pour qu'il ne doute plus que c'est bien moi et que, de pas 
en pas et de note en note, il sente que je vais précautieu- 
semeut à lui, et qu'il soit tout préparé i me revoir et à se 
taire quand la zampogne se taira et que j'ouvrirai la pre- 
mière grille de son cachot. • 



C'est ce que je fis, ma tante, et cela réussit aussi juste 
que cela m'avait été inspiré dans mon malheur ; ma zam- 
pogne jeta d'abord quelques sons aussi courts et aussi doux 
que les souffles d'un nourrisson qui se réveille, puis des 
morceaux d'airs tronqués et expirants comme des pensées 
qu'on n'achève pas dans un rêve, puis des ritournelles 
qu'on entend à la Saint-Jean, dans les rues, et qui sont 
dans l'oreille de tout le monde. 

Les pauvres prisonniers et prisonnières, tout réjouis, se 
pressaient à leurs grilles, écoutaient les larmes aux yeux 



zed.yGOOg[e 



284 FIOR D'ALIZA. 

et me remerciaient, à mesure que je passais devant leur 
lucarne, de leur donner ainsi un souvenir de leurs jours 
de fôte. 

Le meurtrier, qui avait paru au premier moment & ea 
lucarne, les deux mains crispées à. ses barreaux, ne s'y 
montrait plus; j'en fus réjouie malgré l'impatience que 
j'avais de le voir; je compris qu'il avait reconnu l'inslru- 
mentde son père, et qu'il s'attendait à quelque chose de 
moi, semblable à la surprise qu'il avait eue la nuit, du 
haut de la tour, en entendant l'air d'Hyeronimo et de Fior 
d'Aliza, que l'un de nous d'eux seul pouvait jouer àl'autre, 
puisque nous ne l'avions appris à personne. 



Aussi, pour bien le confirmer dans l'idée qu'il allait me 
voir apparaître, quand je fus à la dernière arcade au tour- 
nant du cloître avant son grillage, je m'assis sur le socle 
de l'arcade et je jouai doucement, amoureusement, l'air 
de la nuit dans la tour, afin qu'il comprit bien que j'étais 
là, à dix pas de lui, et qu'il entendit pour ainsi dire battre 
mon -cœur dans la zampogne ; et je finis l'air , non pas 
comme d'habitude, par ces volées de notes qui semblaient 
s'élancer vers le ciel, comme des alouettes joyeuses mon- 
tant au soleil, mais je le finis par de longs, lugubres et 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. S83 

tendres soupirs de l'instrument qui semblait bien plutôt 
pleurer que chanter, hélas! comme moi<même[... 

Aucun bruit ne sortit de la loge du meurtrier, je compris 
& ce silence que mon intention avait été saisie par Hyero- 
nimo, el que je pouvais, sans danger, laisser la zampogne, 
reprendre ma cruche et ouvrir le cachot. 

Je m'approchai donc avec plus de confiance de la som- 
bre lucarne, assombrie encore par le noir pilier, et je jetai 
un regard furtif à travers les barreaux de fer du premier 
grillage ; je ne vis que deux yeux ûxes qui me regardaient 
du fond du cachot, tout au fond de la nuit régnant der- 
rière la seconde grille. 

C'était lui, ma tante! qui ne savait encore que penser 
et qui me regardait du fond de l'ombre. 

A ma vue, quelque chose remua sous un tas de cliatnes 
et se leva de la paille, sur son séant, en tendant deux bras 
enchaînés vers le jour et vers moi. 

C'était lui, mon père ! Je le devinai plutôt que je ne le 
reconnus aux traits de son visage, tant l'ombre était noire 
dans la caverne du pauvre innocent. Je mis un doigt sur 
mes lèvres pour lui dire, sans parler, de se taire, et, dépo- 
sant ma cruche de l'autre main, j'ouvris, comme on me 
t'avait montré le matin, la première grille, et j'entrai tout 
entière dans la première moitié du cachot où je n'étais 
séparée d'Hyeronimo que par la seconde grille. 

Je m'élançai, les bras aussi tendus vers les siens, avec 
tant de force, que mon front meurtri semblait vouloir 



zed.yGOOg[e 



286 FIOR D'ALIZA. 

enfoncer les barreaux noués par des nœuds de fer, comme 
mes agoeaux quand ils se battent, pour sortir de l'étable, 
contre la cloison d'osier qui les enferme. 

Hais lui, en voyant ce chapeau de Calabre, ces cheveux 
coupés, ces habits d'homme sur le corps de sa sœur dont 
il ne reconnaissait que peu k peu le visage, semblait pétri- 
Tié k sa place et laissait retomber ses bras devant lui, avec 
un bruit de chaînes qui consternait Toreille. 11 avait plutôt 
l'air de quelqu'un qui recule au lieu de quelqu'un qui 
avance, il semblait pétrifié par les murs de sa prison. 

— Quoil tune reconnais pas Fior d'Âliza, lui dis-jc à 
demi-voix, parce qu'elle a changé d'habits et qu'elle a 
coupé ses cheveux pour te rejoindre I C'est moi, c'est ta 
sœur, c'est mon père et ma tante, c'est tout ce qui t'aime 
entré avec moi dans ton sépulcre pour t' arracher à la mort 
au prix de leur propre vie, s'il le faut, ou du moins pour 
mourir avec toi si tu mœurs. 



Ma voix, qu'il reconnut, lui dta le doute, et il s'élança 
à son tour vers moi de toute la longueur de sa chatne rivée 
au mur dans le fond de la prison ; elle était juste assez lon- 
gue pour que le bout de nos doigts, mais non pas nos 
lèvres, pussent se toucher. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 287 

Nous ies entre-croisâmes aussi serrés et aussi foris que 
les nœuds de son grillage de fer, et nous nous mimes à 
pleurer sans rien dire, en nous regardant h travers nos lar* 
mes, comme ces âmes du purgatoire qui se regardent h. 
travers les limbes d'une flamme à l'aulre, dans lesimages, 
le long du chemin. 



Je finis, la première, par sangloter tellement qu'aucune 
parole articulée ne pouvait sortir tout entière de mes lèvres. 
Mais lui, plus fort, plus homme, plus courageux, revenu 
de son premier étonnement, parla le premier. 

Le son de sa voix m'entra comme une musique dans 
tout le corps, je crus qu'un esprit de lumière était entré 
dans la caverne et m'avait parlé. 

— Comment es-lu là, ma pauvre âme? me dit-il. Qui t'a 
appris où j'étais moi-même î Que veut dire cet habit 
d'homme dont tu es travestie? celte zampogne que j'ai 
entendue la nuit dernière du haut du ciel et qui s'est appro- 
chée tout à l'heure, comme une mémoire et une espérance, 
de ma lucarne? Que fait le père? Que fait la tante? Le 
chien est-il mort? Qui est-ce qui a soin de leur nourriture? 
Quelle est ton idée en les quittant et en prenant ce dégui- 
sement pour me suivre? 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



CXCVllI 



— Mon idée, répondis-je, je n'en sais rien ; je n'en ai 
eu qu'une dans le coeur quand je t'ai vu garrotté par les 
sbires et emmené par eux à la mort, je n'ai pas pu me rete- 
nir de descendre ou tu allais, et je suis descendue à Luc- 
qucs, comme la pierre qui roule de la montagne en bas 
dans la plaine par son poids et par sa pente, sans savoir 
pourquoi et sans pouvoir s'arrêter ; voilà. 

Alors je lui racontai précipitamment comment j'avais 
pris les habits et la zampogne de mon oncle dans le coffre, 
afin de ne pas être exposée, comme une pauvre fille, aux 
poursuites, aux insolences et aux libertinages des hommes 
dans les rues ; comment mon oncle et ma tante avaient 
voulu s'opposer par force à mon passage, comment le père 
Bilario leur avait dit, au nom du bon Dieu : Laissez-la 
faire soD idée; comment il avait promis d'avoir soin d'eux, 
& défaut de leurs deux enfants, dans la cabane; comment 
une noce, qui avait besoin d'un musicien, m'avait ramas- 
sée sur le pont de Cerchîo ; comment cette noce s'était 
trouvée être la noce de la fille du bargeUo ; comment leur 
genre, en s'en allant de la maison avec sa sposa , avait 
laissé vacante la place de serviteur et de porte-clefs de la 
prison ; Comment la femme et le mari, trompés par mes 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE SIXIÈME. 289 

vêtements et contents de ma figure, m'avaient offert de les 
servir à la place du partant ; comment j'avais pressenti que 
la prison était la vraie place où j'avais le plus de chance 
de trouver et de servir mon frère prisonnier ; comment 
j'avais joué de ma zampogne, dans ma chambre haute au 
sommet de la tour, pendant la nuit, afin de lui faire con- 
naître, par notre air de la grotte, que je n'étais pas loin et 
qu'il n'était pas abandonné de tout le monde, au fond de 
son cachot, où il avait été jeté par les sbires; comment le 
bargello m'avait appris mon service le matin et comment 
j'avais compris que le meurtrier c'était lui ; comment j'étais 
parvenue, petit à petit, à l'empêcher de pousser aucun cri 
en me revoyant ; comment je le verrais à présent à mon 
aise, et sans qu'on se dout&t de rien, tous les jours I Enfin 
tout. 



11 restait comme ébahi de surprise et d'ivresse en m'é- 
coutant, et il m'arrosait les doigts de larmes chaudes, 
comme si son cœur était un foyer, en m'écuutant et en 
dévorant mes pauvres mains de ses lèvres ; mais quand 
j'ajoutai que ma pensée était de gagner de plus en plus la 
confiance du bargello, de dérober la grosse clef de la pri- 
son, de' me procurer une lime et de la lui apporter pour 
qu'il sciât sa chaîne, de lui ouvrir moi-même du dehors 

(EDVR. COHPI,. — XLIi 19 



zed.yGOOg[e 



290 . FIOR D'ALIZA. 

les deux portes grillées du cachot et de le faire évader ver» 
la mer, quand on saurait son jugement par les juges de 
Lucques : 

ce 



— Oh ! cela, s'écria-t-il, jamais ! jamais! Je ne limerai 
pas ma chaîne, je ne m'évaderai pas de la prison en te 
laissaut derrière moi prisonnière à ma place, et punie pour 
la complicité dans l'évasion d'un homicide ; je ne me sauve- 
rai pas du duché avec toi, en enlevant en toi la seule nour- 
ricière et la seule consolation de nos deux pauvres vieux, 
avec leur chien, dans la montagne. Non, non, je mour- 
rai plutôt mille fois pour un faux crime, que de vivre par 
un vrai crime dont toi et eux vous seriez punis à jamais 
pour moi 1 Pourquoi donc est-ce que je voudrais vivre et 
comment donc pourrais-je vivre alors, puisque je ne re- 
grette rien que toi et eux dans ce bas monde, et qu'en me 
sauvant c'est toi et eux que j'aurai sacrifîés et perdus 7 



CCI 

Je n'avais pas pensé à cela, monsieur, et, tout en dé- 
plorant qd'il ne voulût pas suivre mon idée de le faire sau- 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE SIXIÈME. MI 

ver, je ne pus m'empécher d*aTouer qu'il disait trop juste 
et qu'à sa place j'aurais certainement <^t ainsi moi-mdme. 
Mais une pauvre fille des montagnes, amoureuse et déso- 
lée, mon père et ma tante, excusez-moi cela, ne pense pas 
i toutà la fois; je ne pensais alors ni & moi, ni à vous, 
mais au pauvrsHyéronimo. Si j'ai eu tort, j'en ai été bien 
punie. 

Quand nous eûmes ainsi longtemps parlé bouche à bou- 
che, cœur à cœur, à travers les froides grilles du cachot» 
trois coups de marteau de l'horloge de la cour, résonnant 
comme un tremblement de l'air, sous les souterrains, nous 
apprimit que trois heures s'étaient écoulées dans une mi- 
nute et qu'il était temps de nous arracher l'un à l'autre si 
nous ne voulions pas être surpris par le retour du bargello. 

Nous convînmes ensemble que tel ou tel air de ma zam- 
pogne, pendant !a nuit, du haut de ma tour, voudrait dire 
telle ou telle chose : peine, consolation, espérance, bonne 
nouvelle, absence ou présence du bargello et toujours 
amour [ Car le poids du cœur en fait découler enfin les se- 
crets, ma tante 1 Et cette fois, malgré notre silence et notre 
ignorance de nous-mêmes jusque-là, nous n'avions pas pu 
nous cacher que nous nous aimions, non •seulement de 
naissance, mais d'amour, et que l'absence ou la mort de 
l'un serait la mort de l'autre. 

J'avais bien rougi en lui avouant ce que je sentais, sa 
voix avait bien tremblé en me confessant pour la première 
fois que je ne faisais pas deux avec lui dans son idée et 



zed.yGOOg[e 



202 PIOR D'ALIZA. 

dans ses rêves, et que s'il n'avait rien osé dire encore & sa 
mère et & son oncle pour qu'on nous (ianç&t ensemble à 
San StefaDO, c'était à cause de mes silences, de mes tris- 
tesses, de mes éloignements de lui depuis quelques mois, 
qui lui avaient fait douter s'il ne me causerait pas de la 
peine en me demandant pour fiancée à nos parents ; il me 
dit qu'il ne regrettait en ce moment ni la prison ni la mort, 
puisque son malheur avait été l'occasion qui avait forcé le 
secret de mon cœur. 

Oh I que nous nous dîmes de douces paroles alors, à 
travers les barreaux, ma mère I et que même en oe nous 
parlant pas, mais en nous entendant seulement respirer, 
nous étions contents 1 II me semblait que je buvais du Ifùt 
par les pores, et qu'une douceur que je n'avais jamais 
éprouvée me coulait dans toutes les veines et m'allanguis- 
soit tous tes' membres, comme si j'allais mourir et que la 
mort fût h. la fois une mort et une résurrection. Je présume 
que le paradis sera quelque chose comme l'étemelle sur- 
prise et l'étemel aveu d'un premier amour, entre ceux qui 
s'aimaient et qui ne se l'étaient jamais dit ! 



Au second battement de marteau de l'horloge qui nous 
avertissait, je m'en allai h contre-cœur en reculant, en re- 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE SIXIÈME. 393 

venant, en reculant encore, comme si nous ne nous étions 
pas tout dit ; mais le danger, pressât : je refermai la grille 
6ur lui, je ramassai ma zampogne et je revins m'asscoir 
sur les marches du cloître, vis-à-vis du puits des colombes, 
et, pour que personne ne se doutât de rien parmi les pri- 
sonniers et les prisonnières, j'eus l'air de m'âtre endormie 
pour la sieste, au pied d'un pilier, et je me mis à jouer des 
airs de zampogne comme pour passer le temps. 

Ah 1 mes airs cette fois n'étaient pas tristes, allez [ Je ne 
sais pas où je les prenais, mais le bonheur de savoir qu'il 
m'aimait et le soulagement que j'éprouvais de lui avoir osé 
dire enfm : Je t'aime ! remportaient sur tout, prison, gril- 
les, chaînes, échafaud même ; la zampogne semblait plutôt 
délirer que jouer sous mes doigts, et les notes qui s'échap- 
paient criaient de joie, insensées, comme les eaux de la 
grotte, amassées dans le bassin et longtemps retenues, 
quand nous ouvrons les rigoles, s'élancent en cascades en 
se précipitant en écume et en bondissant au lieu de cou- 
ler, et je me disais : 11 m'entend, et ce délire est un lan- 
gage k son oreille qui lui apprend ce que ma bouche n'a 
pas achevé de lui confesser. 

Les prisonniers se pressaient aux lucarnes et croyaient 
peut-être que j'étais tombée en folie. Les colombes même 
battaient des ailes comme de plaisir k m'entendre, ces 
jolies bêtes se regardaient, se becquetaient, se lissaient tes 
plumes et semblaient se dire : Tiens 1 en voilà une qui est 
donc au8» amoureuse que nous I 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



A propos des colombes, ma tante, j'ai oublié de vous 
dire qu'une idée m'était venue, en quittant RyeroDimo, de 
me servir de ces doux oiseaux pour nos messages de la 
tour au cachot et du cachot k ma chambre haute. 

Vous savez comme j'élais habile à apprivoiser les oiseaux 
h la montagne, et comme je les retenais sans cage, sur le 
toit, & la fenêtre et jusque sur mon lit. Je dis donc h Hye- 
ronimo ce que je voulais faire. 

— Emiette, lui dis-je, tous les matins, un peu de la mie 
de ton pain de prison, et répands ces miettes, toutes fral- 
dies, sur le bord intérieur du mur à hauteur d'appui 0(1 tu 
t'accoudes quelquefois pour regarder couler l'heure au 
soleil ; petit & petit, la plus hardie viendra becqueter entre 
les barreaux, puis jusque dans ta main; tu lui caresseras 
les plumes sans la retenir, et tu la laisseras librenfent 
s'envoler, revenir et s'envoler encore; bientôt elle aura 
pour toi l'amitié que toutes les bêtes ont naturellement 
[hiur l'homme qui ne leur fait point de mal; tu la prendras 
dans ton sein, elle becquettera jusqu'à tes lèvres, elle se 
laissera faire tout ce que tu voudras d'elle ; moi, de mon 
côté, je vais en prendre une sur la margelle du puits et 
l'emporier sous ma chemise, dans mon sein, là-haut, dans 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 2«5 

ma chambre ; je l'einpêcherai seulement une heure ou deux 
de s'envoler, je lui donnerai des graines douces et du maïs 
sucré sur te bord de ma Tenëtre, et je la t&cherai ensuite 
pour qu'elle rejoigne ses compagnes dans la cour ; tu la 
reconnaîtras au bout de fli bleu que j'aurai noué à ses jam- 
bes roses, et c'est celle-lb. que tu apprivoiseras de préfé- 
rence en faisant peur aux autres; au bout de deux ou trois 
jours, tu verras qu'elle viendra k tout moment te visiter et 
qu'à tout moment ausd elle remontera de la lucarne & ma 
tour, pour redescendre encore de ma tour à ton cachot. 

J'effillerai ma veste et ma ceinture, et, quand le fil sera 
blanc, rouge ou bleu, cela voudra dire : Bonne nouvelle t 
et, quand il sera brun ou noir, cela voudra dire : Prenons 
garde, tremblons et prionsi Toi, tu lui attacheras un fll à 
la patte pour me dire : Je pense & toi, je t'ai comprise, je 
suis content ou je suis en [lelne. Nous saurons ainsi, & toute 
heure, gr&ce à ce messager, ce qui se remue dans nos 
cœurs ou dans nos sorts, sans que la présence du bargello 
dans la cour puisse empêcher nos confidences. 



Quand le àargelio rentra du tribunal et qu'il entendit la 
zampogne dans la cour, il vînt & moi. 
— > C'est bien, me dit-il, mm garçon, j'aime que ma 



zed.yGOOg[e 



296 PIOR D'ALIZA. 

prisoD soit gaie et que mes prisonniers aient de bons mo- 
ments que Dieu leur pernoette de prendre, même en leur 
donnant tant de mauvais jours. 

Gaie!... Elie ne le sera pas longtemps, ajouta-t-il à voix 
basse et en se parlant h lui-même. 

Je p&Us sans qu'il s'en aperçut, et je me doutait qu'on 
avait peut-être jugé à mort celui qu'ils appelaient le meur- 
trier. Je n'osai rien témoigner de mon angoisse, de peur 
de me révéler, et j'attendis que le bargello fût ressorti de 
la prison pour faire parler, si j'osais, sa bonne femme. 

Hélas I je n'eus pas grand'peine & provoquer ces ren- 
seignements ; dès que je la rencontrai, en sortant du cloî- 
tre, dans la cuisine oîi j'allais chercher les paniers de 
pro vende pour le souper des prisonniers : 

— Tu auras trop tôt une écuelle de moins h. leur servir, 
me dit-elle avec une vraie compassion. 

— Quoi I dis-je avec peine, tant le désespoir me serrait 
la gorge, le meurtier a été jugé ? 

— A mort 1 murmura-t-elle en me faisant un signe de 
silence avec ses lèvres. 

— A mort ! m'écriai-je en laissant retomber le panier 
sur le carreau. 

— Pauvre enfant, dit-elle, on voit bien que tu as bon 
cœur, car tu as pâli à l'idée du supplice d'un misérable 
qui ne t'est rien, pas plus qu'à moi, ajouta-t-elle, et pour- 
tant je n'ai pas pu m'empécher de pâlir, de trembler et de 
pleurer moi-mÔme , tout à l'heure, quand j'ai entendu 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE SIXIÈME. â97 

fofDcier accusateur du conseil de guerre conclure son long 
discours par ce mot terrible : ■ ta mort 1 ■ sous les balles 
des sbires, sur la place des exécutions de Lticques, et son 
corps livré au bourreau, comme celui d'un décapité par la 
hache, et enseveli par les frères de la Miséricorde dans le 
coin du Campo-Sanlo réservé aux meurtriers, avec la croix 
rouge sur leur sépulcre. II ue reste plus qu'à lui signifier 
son jugement et à le faire ratifier par monseigneur le duc. 

Mais, me dit-elle, garde-toi de rien dire dans la prison 
de ce que je te dis là, mon enfant ; les meurtriers même 
sont des chrétiens, le repentir leur appartient comme à 
nous tous pour racheter là-haut te crime qu'on ne leur peut 
pas remettre ici-bas. Il ne faut pas les faire mourir autant 
de fois qu'il y a de minutes entre le jour où on les con- 
damne et te jour où on les frappe avec le fer ou avec le 
plomb. Quand le duc a signé le jugement, quand il n'y a 
plus d'appel et plus de remède h. leur sort, on tes instruit 
avec ménagement du supplice qui les attend ; on leur laisse 
quatre semaines de gr&ce entre t' arrêt et l'exécution pour 
bien se préparer avec leur confesseur k paraître résignés 
et purifiés devant Dieu, et pendant tout cet intervalle de 
temps, qui s'écoule entre ta signification du jugement et la 
mort, on tes traite non plus comme des criminels qu'on 
maudit, mais comme des malheureux déjà innocentés par 
le supplice qu'ils vont subir. 

C'est une bslle loi de Lucques, n'est- ce pas, celle-là, 
c^est une loi de vrais chrétiens qui donne te temps de rêve- 



zed.yGOOg[e 



398 FIOR D'ALIZA. 

nir & Dieu avant que de quitter la terre, et qui suppose 
déjà innocents ceux à qui Dieu lui-même va pardonner au 
tribunal de sa miséricorde ? On tes délivre alors de leurs 
chaînes, on les laisse s'entretenir librement dans le cloître 
avec leurs parents, leurs amis, leurs feinmes, et surtout 
avec les prêtres ou les religieux de quelque couvent que 
ce soit, qu'ils demandent pour se préparer au grand pas- 
sage. Tu pourras alors laisser te roeurtier, ses membres 
libres, aller et venir de sa loge dans la diappelle de la 
prison , au fond de la cour, sous le cloître, entendre les 
offices des morts qu'on lui récitera tous les jours, et jouir 
eniln de toutes les douceurs compatibles avec sa réclusion. 



Je buvais toutes ces paroles et je roulais déjà dans ma 
pensée, avec l'horreur de notre sort & tous les deux, le rêve 
d'y faire échapper, malgré lui s'il le fallait, celui qui ne 
voulait pas vivre sans moi et après lequel moi-même je ne 
voulais que mourir. 

Quand je fuspeu&peu, en apparence, remise descon- 
fidences de la bonne femme.je repris le panier et je rentrai 
dans la cour pour distribuer la soupe du soir de ]oge en 
toge. Lorsque je fus arrivée à la dernière loge, dont le 
pilier du cloître empêchait la vue aux autres, j'appelai h. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 299 

voix basse Hyerunimo et je lui dis rapidement ce que 
m'avait dit longueinent la maltresse des prisons, afin que, 
si t'était pour lui la imHl, la voix qui la lui annonçait la 
lui fit plus douce, et que, si c'était la vie, la parole qui la 
lui apportait la lui fit plus chère. 

— Mais c'est la vie ! lui dis-je, Hyeronimo, mon frère, 
mon compagnon dans le paradis comme sur la terre, ce 
sera la vie, sois-en sûr I Tu ne me refuseras pas de la rece- 
voir de ma main par nos parents ; ces quatre semaines de 
soulagement de ta chaîne descellée du mur, de prières, 
de visites, de consolations, d'entretiens avec le prêtre 
appelé par toi dfuis ton cachot, nous offriront un moyen ou 
l'autre de nous sauver ensemble de ces murs. 

— Oh 1 si c'est ensemble, dit-il, en me jetant un regard 
qui semblait réfléchir le firmament et éclairer le cachot tout 
entier; oh! si c'est ensemble, je le veux bien, je le veux 
conmie je veux respirer pour vivre : avec toi, tout; sans 
toi, rien ; me délivrer par ta captivité à ma place, plutôt 
mourir un million de fois au lieu d'une 1 



CCVI 



Je vis qu'avec ce pieux mensonge de me sauver avec 
lui, j'en ferais ce que je voudrais au dernier moment. 
— Eh bien 1 lui dis-je, je vais me procurer la lime k 



zed.yGOOg[e 



300 FIOR D'ALIZA. 

Taide de laquelle une pauvre prisonoière, qui est ici à câté 
avec 80D petit enfant, a scié les fers du beau galérien, son 
fiancé, et, quand j'aurai la lime je serai bien aussi habile 
' qu'elle à scier un des barreaux, qu'elle l'a été k scier un 
chaînon da bagne. 

J'avais déjà, mon idée, mon père ! 

— Va donc ! et que Dieu et ses anges te bénissent, mur- 
mura tout bas Hyeronimo ; mais souviens-toi qu'entre la 
liberté sans toi et la mort avec toi, je n'hésiterai pas une 
heure, f&t-etle ma dernière heure i 



Je le quittai tranquille et préparé h recevoir, sans se 
troubler , le lendemain , la signification de Tarrêt par la 
bouche du président du conseil de guerre. 

Je m'approchai avec un visage gracieux, compatissant, 
de la loge de la femme du galérien qui donnait le sein h 
son nourrisson ; je la plaignis, je la flattai d'une prochaine 
délivrance, de la certitude de retrouver son. amant après 
sa peine accomplie ; je la provoquai à me raconter toutes 
les circonstances que déjà je connaissais de ses disgr&- 
oes , je fis vite amitié avec elle, car m'a voix était douce, 
attendrie encore par l'émotion que j'avais dans l'&me 
depuis le matin; de plus nous étions du même &ge, et 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 301 

la jeunesse ne se dérie de rien, pas plus que l'amour et le 
chagrin. 

Enfin, après une heure d'entretien, nous étions bons 
amis, quoique je fusse le porte-clefa et elle la prisonnière. 

— Est-ce que vous ne donneriez pas beaucoup , lui 
demandai-je, pour que votre petit eût deux tasses de lait au 
lieu d'une? 

Ohl dit-elle, je donnerais tout, car le petit souffre de la 
faim avec mon lait, qui est si rare et si amer sans doute ; 
tnais je n'ai plus un baîoque à donner contre du lait. Que 
faire? 

— Est-ce que vous ne possédez aucun objet de petit 
prix à faire vendre pour vous procurer un petit adoucisse- 
ment de plus pour le petit qui est si maigre ? 

— Moi, dit-elle, en paraissant chercher dans sa mémoire 
sans y rien trouver : non, je n'ai plus rien au monde, dans 
les poches de ma veste, que sa boucle d'oreille de laiton 
cassée, qu'il m'avait donnée le jour de nos noces, et la 
lime que je lui avais achetée pour limer sa ceinture de fer 
et qu'il m'a rendue en s' évadant, comme deux reliques de 
notre amour et de notre délivrance. Mais, excepté le cœur 
de celle à qui ces reliques rappellent des heures tristes ou 
douces, qui est'Ce qui donnerait un carlin de cela? 

— Moi, lui dis-je, non point des carlins ou des balo- 
ques, parce que je n'en ai point & ma disposition, mais 
deux écuelles de lait au lieu d'une, parce que je puis dou- 
bler & mon gré les rations des prisonniers, et cela dans 



zed.yGOOg[e 



30S FIOR DALIZA. 

votre intérêt, ajoutai-je, car si on venait & visiter les poches 
des détmus et qu'on y découvrit cette lime, on supposerait 
que vous l'avez sur vous pour en faire mauvais usage : oa 
doublwait peut-être le temps de vottc peine ou on vous en- 
lèverait sans doute la consolation de conserver votre oifant. 

— Oh I Dieu, dit ta jeune mère, serait-on bien assez 
barbare ! Hais vous avez peut-être raison, dit-elle, en fouil- 
lant dans ses poches avec précipitation. Tenez ! voilà la 
boucle d'oreille et la lime sourde, et elle me glissa par-des- 
sous les barreaux un petit peloton deâl noir qui contenait 
les deux reliques de son amant. 

Elle pleurait en me les remettant, et ses doigts sem- 
blaient vouloir retenir ce que me tendait sa main. Je pris 
le peloton, je le déroulai, je pris la lime, que je glissai 
entre ma veste et ma chemise, et je lui rendis la boucle 
d'oreille cassée, qu'elle baisa plusieurs fois en la cachant 
dans sa poitrine. 



Ce fut ainsi qu'à tout risque je me procurai cette lime 
que je n'aurais pu me procurer dans la ville de Lucques, 
parce qu'une fois entré en fonctions, un porte-clefs ne peut 
plus sortir des murs, el parce que, si j'avais fait acheter 
une lime par le piccinino ou par un autre commissionnaire 
de ta prison, on aurait soupçonné que j'avais été corrom- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 303 

pue par un de mes captifs, et que je voulais & prix d'ar- 
gcDt lui fournir le moyen de s'évader. 



CCIX 

Le lendemain, de grand malin, pendant que je balayais 
le vestibule et la gcdle, lu grand nombre de messieurs, vê- 
tus de robes noires et rouges, vinrent lire au pauvre Hye- 
ronimo son arrêt et lui signifier que le duc ayant ratifié la 
sentence, il n'avait plus de recours qu'en Dieu et qu'il avait 
quatre semaines et quatre jours pour se préparer à la mort. 

11 devait être fusillé sur les remparts de Lucques, au 
milieu d'une petite place, devant la caserne des sbires, en 
réparation de ceux de cette caserne qu'il avait tués ou 



Par bonheur, je n'assistai pas & la lecture de la sen- 
tence parce que, dans ces occasions, la justice ne laissait 
entrer avec elle que le bargello. 
Quand ils sortirent, les hommes noirs disaient entre eux : 
— Quel dommage qu'un si jeune homme et un si bel 
adolescent ait un visage si trompeur et si candide! Avez- 
Yous vu de quel front tranquille et résigné il a entendu SiOD 
arrêt sans vouloir ni confesser son crime, ni demander sa 
gr&ce, ni insotenter la justice ? Ce serait un bien grand 
innocent, si ce n'était pas le plus précoce des hypocrites. 



zed.yGOOg[e 



PIOR D'ALIZA. 



Pendant que j'entendais sans lever la tête de dessus le 
pavé, que je faisais semblant de laver avec mon eau et mon 
éponge, Dieu sait ce que je pensais en moi-mâme de la 
justice des hommes qui voit le crime et qui ne lit pas dans 
les cteurs. 

Le dernier des juges qui sortait dit à l'autre : 

— Il est fâcheux qu'on n'ait pas pu découvrir où celte 
jeune fille, sa complice, s'est enfuie de leur caverne dans 
les bois comme une biche sauvage» on aurait eu par elle 
tous les motifs et tous les détails du forfait I 

Je compris par là qu'on m'avait cherchée et que, sans 
doute, on me cherchait encore, et que je devais plus que 
jamais éviter de me laisser reconnaître pour ce que j'é- 
tais. Toutes ,les fois qu'on frappait du dehors à la porte 
de fer de la prison, je laissais le pkcinino aller tirer le 
verrou aux étrangers, et, sous un prétexte ou l'autre, je 
montais dans ma tour pour éviter les regards des sbires ou 
des curieux. J*y passais mon temps à prier Dieu, et à ap- 
privoiser la plus jeune des colombes. 

11 ne m'avait pas fallu beaucoup de jours pour ta priver 
et pour en faire l'innocente messagère entre la lucarne de 
ma chambre et la lucarne du meurtrier ; à toutes les pen- 



zed.^yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 305 

sées que j'avais, je lui mettais oo nouveau fil à la patle, 
tantôt brun, tantôt rouge, tantôt blanc, comme mes pen- 
sées elles-mêmes, selon leur couleur ; puis je battais mes 
mains l'une contre l'autre pour TeOrayer un peu, afin 
qu'elle s' envolât vers Hyeronimo et qu'elle le désennuyât 
par ses caresses. 

Hyeronimo, de son côté, lui baisait la gorge et lui re- 
mettait toujours à la patte te fil bleu de sa ceinture, qui 
voulait dire : amour ou amitié entre lui et moi. Ah I si 
nous avions su écrire l Hais oii aurions-nous appris nos 
lettres? nos pères, nos mères, nos oncles ne savaient que 
par cœur leurs prières. Hormis les courts moments où mon 
service m'appelait dans ta cour et où je pouvais entrer dans 
le cachot et baiser ses chaînes, nos seuls moyens de com- 
munication ensemble étaient donc la colombe et la zam- 
pogne. 

Je continuai à en jouer tous les soirs et une partie des 
nuits, pour reporter par les sons la pensée d'Hyeronimo 
en haut, vers moi et vers nos beaux jours dans la mon- 
tagne. La femme du èargetto aimait bien les airs que je 
jouais ainsi pour un autre, et elle me disait le malin : 

— Je ne sais pas ce qu'il y a dans ta zampogne, mais 
elle me fait rêver et pleurer malgré moi, comme si e!te di- 
sait je ne sais quoi de ma jeunesse à mon cœur ; ne crains 
pas, mon garçon, d'en jouer tout & ton aise, même quand 
tu devrais me tenir éveillée pour l'entendre : j'ai plus de 
plaisir & veiller qu'à dormir, en l'écoutant. 



zed.yGOOg[e 



306 FIOR D'ALIZA. 

Les pauvres prisonniers me disaient de même : 

— Au moins notre oreille est libre quand notre âme suit 
dans Tair les sons qui chantent ou qui prient avec ton ins- 
trument. 

Mais il n'y avait qu'Hyeronîmo qui comprit ma pen- 
sée et la sienne dans les joies ou dans les tristesses de 
la zampogne : nos deux âmes s'unissaient dans le même 
sonl 

La pauvre femme du forçat seule ne s'y plaisait pas. 

— Ah I soupirait-elle en soulevant son beau nourrisson 
endormi du mouvement de sa poitrine, à présent qu'il n'y 
est plus, je ne pense plus seulement h la musique ; quand 
un air ne tombe pas dans un cœur, qu'importe! Ce n'est 
que du vent. 

Mais quels moments délicieux, quoique tristes, comp- 
taient pour lui et pour moi les voûtes de son cachot, quand 
j'y rentrais le matin avant que le bargelh fât levé, pendant 
que le piccimno dormait encore et que personne ne pouvait 
nous surprendre ou nous entendre! 

A peine, dans ces moments-là, regrettions-nous d'être en 
prison, tant le bonheur de nous être avoué notre amour 
nous inondait tous les deux 1 Qu'esl-ce qu'il me disait, 
qu'est-ce que je lui disais, je n'en sais plus rien ; pas beau- 
coup de mots peut-être, rien que des soupirs, mais dans 
ces silences, dans ce peu de mots, il y avait d'abord la joie 
de savoir que nous nous étions trompés et bien trompés, 
monsieur, en croyant depuis six mois que nous avions de 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SIXIÈME. 307 

raversion Tun pour l'autre, taudis que c'était par je ne 
sais quoi que nous nous fuyions comme deux chevreaux 
qui se cherchent, qui se regardent, qui se font peur et qui 
revienneot pour se fuir et se chercher de nouveau, sans 
savoir pourquoi. 

Ensuite la pensée des jours sans fin que nous avions pas- 
sés ensemble, depuis que nous respirions et que nous gran- 
dissions dans le berceau, dans la cabane, dans la grotte, 
dans la vigne, dans les bois, sans songer que jamais nous 
pourrions être désunis Tun d'avec l'autre, et puis ceci, et 
puis cela, que nous n'avions pas compris d'abord dans nos 
ignorances, et que nous nous expliquons si bien à présent 
que nous nous étions avoué notre penchant, contrarié par 
noue seuls, l'un vers l'autre ; et puis la fatale journée de 
la coupe du châtaignier, et puis celle de ma blessure par 
le tromblon du sbire, quand il avait étanché mon sang sur 
mes bras avec ses lèvres ; et puis ma folie de douleur et 
ma fuite de la maison sans savoir où j'allais pour le suivre, 
comme la mousse suit la pierre que l'avalanche déracine ; 
et puis ma pauvre tante et mon père aveugle abandonnés h 
la grâce de Dieu et à la charité du père Hilario, dans notre 
nid vide ; et puis l'espérance que les anges du ciel nous 
délivreront des pièges de la mort où nous étions pris, tels 
que deux oiseaux, pour nous punir d'en avoir déniché, les 
printemps, tant d'autres dans nos pièges de noisetier, 
quand nous étions enfants; et puis la confiance de nous 
sauver de \h, plus tard, d'une manière ou d'autre, car les 



zed.yGOOg[e 



308 FIOR D'ALIZA. 

quatre semaines et les quatre jours nous paraissaient si 
longs, que nous ne pensions jamais en voir la fin. 

Vous savez, monsieur, quand on est si jeune et que l'on 
compte si peu de mois dans la vie passée, les mais & venir 
paraissent longs comme des années. Nous nous croyions 
sûrs, après nous être ainsi rejoints, de rencontrer une 
bonne heure dans tant d'heures devant nous, et nous jouis- 
sions de nos minutes d'entretien comme si elles avaient 
formé des heures et que les heures n'eussent pas formé 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE VII 



CCXI 



— Hais, vous, pauvres gens, aveugles et abaudonnés à 
vous deux dans cette cabane , sans nièce et sans fils , et 
presque sans chien, que se passait-il, pendant ce tensps, 
dans votre esprit? demandai-je & l'aveugle, père de Fior 
d'Aliza. 

— Ah 1 monsieur, me répondit l'aveugle, ii ne se pas- 
sait rien les premiers jours que des désolations, des déses- 
poirs et des larmes. Quelle mort attendait Hyeronimo à 
Lucques, devant les juges trompés et irrités par les sbires? 
Quels hasards dangereux rencontrerait Fior d'Aliza sur ces 
chemins inconnus et dans une ville étrangère, au milieu 
d'hommes et de femmes acharnés contre l'innocence, si 
l'on venait à découvrir son déguisement? Où trouverait- 
elle un gîte pour les nuits* sa nourriture pendant les jours ï 



zed.yGOOg[e 



310 FIOR D'ALIZA. 

Comment, vermisseau comme elle élait, ainsi que nous, 
aux yeux des riches et des puissants, parviendrait-elle soit 
& pénétrer vers son cousin dans des cachots, soit h. s'intro- 
duire dans des palais gardés par des sentinelles, pour tom- 
ber & genoux devant monseigneur le duc ? 

Comment, si elle était jamais reconnue par un des 
pèlerins ou des sbires extasiés de sa beauté , quand ils 
l'avaient aperçue sur notre porte, échapperait-elle aux 
poursuites du chef des sbires qui avait commis tant de 
ruses pour l'obtenir de sa tante? Comment connattrions- 
nous Dous-m£mes ce qui se passait là-bas, au pays de 
Lucques, sans nouvelles de nos enfants, si nous n'y des- 
cendions pas nous-mêmes, ou bien, si nous parvenions à y 
descendre, les exposant h être reconnus rien qu'en deman- 
dant à l'un ou & l'autre si on les avait vus? 

Obligés de rester dans notre ignorance, si nous nous 
traînions jusqu'à Lucques, ou mourant de nos inquiétudes, 
si nous n'y descendions pasi Ah! monsieur, le sommeil 
n'était pas venu une heure de suite sur nos yeux depuis le 
jour du malheur ; nous n'avions la nuit d'autre bruit dans 
la cabane que le bruit contenu de nos sanglots, mal étouf- 
fés sur nos bouches , et de temps en temps les cri? de 
douleur involontaires du petit chien, couché sur le pied 
de mon lit, quand sa jambe coupée, qui n'était pas encore 
guérie, lui faisait trop mal, et qu'il implorait ma main pour 
le retourner sur sa paille. 

Non, je ne pense pas, quoi qu'on en dise lit-haut au cou- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SEPTIÈME. 311 

vent quand on y prêche sur les peines de l'enfer aux pèle- 
rins, que les peines mêmes de l'enfer puissent dépasser nos 
peines dans notre esprit. 

Quant & la nourriture, noua n'y pensions seulement pas, 
bien que nous n'eussions plus, pour soutenir nos misérables 
corps et pour nourrir le chien Zampogna, que quelques 
croûtes de pain dur, que le père Hilario nous avait laissées 
dans sa besace jusqu'à son retour. 

Voilà, tout ce qui se passait au gros châtaignier, mon- 
sieur : la misère, et le chagrin qui empêchait de sentir la 
misère. 



Le septième jour pourtant nous eûmes deux grandes 
consolations, car la Providence n'oublie pas même ceux 
qui paraissent les abandonnés de Dieu. 

Prranièrement, le petit chien Zampogna fut tout à. fait 
guéri de sa jambe coupée et commença h. japper un peu de 
joie autour de nous en gambadant sur ses trois pattes, 
devant la porte, comme pour me dire : Maître, sortons 
donc et allons chercher ceux qui manquent & la maison ; 
je puis à présent te servir et te conduire comme autrefois ; 
fie-loi à moi de choisir les boas sentiers et d'éviter les mau- 
vais pas ; et il s'élançait sur le chemin qui descend vers 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Lucques comme s'il eût compris que ses deux amis étaieot 
là-bas ; puis il revenait pour s'y élancer encore. 



Secondement, lë père Hilario remonta péniblement et 
tout essouHlé par le sentier de la ville au couvent, et, jetant 
sa double besace pleine comme une outre sur la table du 
logis : 

— Tenez, nous dit-il, voilà l'aumdne de la semaine pour 
le corps, le prieur m'a dit de quêter d'abord pour vous 
comme les plus misérables ; le couvent ne manque de rien 
pour le moment, grâce aux pèlerinages de la Notre-Dame 
de septembre qui va remplir les greniers de farine et les 
celliers d'oulres de vin. 

Et puis, ajouta-t-il, voilà l'aumdne de l'esprit. Écoulez- 
moi bien. 

Alors it nous raconta qu'il avait frappé à toutes les por- 
tes de Lucques pour savoir si l'on avait entendu parler d'un 
homicide commis dans la montagne, sur un brigadier de 
sbires, et si l'on savait quelque chose du sort qu'on réser- 
vait au jeune montagnole ; qu'on lui avait répondu qu'il 
serait jugé prochainement par un conseil de guerre, et 
qu'en attendant, il était renfermé dans un des cabanons 
de la prison, sous la surveillance du bargello; que le èar- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SEPTIÈME. 313 

gello était incorruptible, mais to^hamain, et qu'il n'aggra- 
verait certainement pas jusqu'à t'échafaud lea peines du 
pauvre criminel. Il ajouta que, même après le jugement, 
on avait encore le recours eo grftce auprès de monseigneur 
le duc et que, dans tous les cas, le condamné avait encore 
un sursis de quatre semaines et de quatre jours entre l'ajrét 
suprême et l'exécution; enfin que, pendant ces quatre 
semaines et ces quatre soleils de sursis, 'le condamné, sou- 
lagé de toutes ses chaînes derrière sa grille, ne subissait 
plus le secret , mais qu'il était libre de recevoir dans sa 
prison ses parents, les prêtres , les moines charitables et 
tous les chefs des confréries pieuses de la ville et des mon- 
tagnes, tels que frères de la Miséricorde, frères de la 
Sainte-Mort, pénitents noirs et pénitents blancs, dont l'œu- 
vre est de secourir les prisonniers, de sanctifier leurs peines 
et même leur supplice. 

A ce mot, monsieur, nous tomb&mcs, ma belle-sœur et 
moi, à la renverse contre la muraille, les mains sur dos 
yeux , en criant : Est-il bien possible 1 Quoi ! aurait-on 
bien le cœur de supplicier un pauvre enfant innocent dont 
tout le crime a été de défendre nous et sa cousine ? 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



— Rassurez-vous un peu, nous dit le frère quêteur, sans 
toutefois trop compter sur la juHtice des hommes, qui n*est 
souvent qu'injustice aux yeux de Dieu et qui n*a pour 
lumière que l'apparence au lieu de la vérité. 

— Et ma fille? ma fille? ma Fior d'Aliza, s'écriait ma 
belle-sœur, n'en avez-vous donc appris aucune uouvelle 
par les chemins ou sur les places de Lucques? 

— Aucune, répondit le vieux frère, c'est en vain que 
j'ai demandé discrètement aux portes de tous les couvents 
où l'on distribue gratis de la nourriture aux nécessiteux, 
vagabonds, mendiants ou autres, si l'on avait vu tendre 
son écuelle à un jeune et beau pifferaro des montagnes ; 
c'est en vain que j'ai demandé aux marchands sur leurs 
portes, aux vendeuses de légumes sur leur marché, si elles 
avaient entendu de jour ou de nuit la zampogne d'un musi- 
cien ambulant jouant des airs, au pied des Madones, dans 
leurs niches ou devant le portail des chapelles. Tous et 
toutes m'ont affirmé que , depuis la noce de la fille du 
àargello avec un riche contadino des environs, on n'avait 
pas entendu une seule note de zampogne dans la ville, 
attendu que ce n'était pas la saison où tes musiciens des 
Abruzzes descendaient après les moissons dans tes plaines. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SEPTIÈME. 315 

Ces réponses uniformes m'avaient donné d'abord à pen- 
ser que votre fille n'avait pas osé entrer à Lucques et 
qu'elle errait çà et I& dans les villages voisins, comme un 
enfant qui regarde les fenêtres des maisons et qui voudrait 
bien y pénétrer, sans oser toutefois s'approcher des portes. 
Puis, en réiléchissant mieux et en me demandant comment 
la noce d'un contad'mo avec la fille du èargeito avait pu 
trouver un pifferaro pour entrer en ville, dans une saison 
où il n'y a pas un seul muacten ambulant dans la plaine de 
Lucques, je me suis demandé & moi-même si ce musiciœ 
inconnu, qui jouait pour cette noce jusqu'au seuil de la pri- 
son, n'y aurait pas été poussé par l'instinct de s'y rappro- 
cher, un jour ou l'autre, de celui qu'elle aime, et, sans 
vouloir interroger personne de la prison, dans la crainte 
d'apprendre ainsi aux autres ce que je voulais savoir moi- 
même, je n'ai fait que saluer la femme du bargello sur sa 
porte, et j'ai passé ; mais quand la nuit a été venue, je me. 
Buis porté à dessein dans ma stalle de la cbappelle voisine, 
et j'ai écouté de toutes mes oreilles si aucune note de xam- 
pogne ne résonnait dans les cours ou dans le voisinage de 
\6. prison. 

Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, pauvres gens, 
ajouta-t-il, mais avant que ÏAve Maria eût sonné dans 
les cloches de Lucques, un air de zampogne est descendu, 
comme un concert des uiges, d'une lucarne grillée tout 
au haut de la tour du bargello. 

Et vous me croirez encore, si vous avez de la foi, j'ai 



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316 FiOR D'ALIZA. 

reconna, tout comme je reconnais votre voix à tous les 
deux à présent, la vraie voix et le vrai air de la zampogne 
de votre frère et de votre mari, mort des fièvres en reve- 
nant des Haremmes ; et, bien plus encore, ajouta-t-il, Tair 
que j'ai entendu si souvent jouer dans la grotte par vos 
deux enfants, pendant que je montais ou que je descendais 
par votre sentier ! J'ai cru d'abord à un rêve ; j'ai écouté 
longtemps après que les cloches de Y Ave Maria se taisaient 
sur la ville, et le même air de l'instrument de votre frère 
a continué à se faire entendre à demi-son dans la tour, 
par-desEus les toits de la prison. 



— Dieu ! s'écria ma tielle-sœur , est-ce qu'on l'aurait 
jetée dans cet égout d'une prison, la belle innocente I Oh 1 
laissez-moi descendre vite à la ville pour qu'on me la 
rende avant qu'elle ait été salie dans son &me par le con- 
tact avec ces maKaileurs et ces bourreaux I 

— Arrêtez-vous, femme, arrêtez- vous quelques jours 
comme je me suis arrêté moi-même après avoir entendu, 
de peur de dévoiler prématurément un mystère qui con- 
tient peut-être le salut de vos deux enfants. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE SEPTIÈME. 



— Oui, j'ai pensé en moi-même : ne disons rien ; qu'il 
nous suffise de soupçonner qu'elle est là ; que son cousin 
n'y est probablement pas loin d'elle ; que le bon Dieu, en 
permettant ce rapprochement, a peut-être un dessein de 
bonté sur le pauvre prisonnier comme sur vous-mêmes, et 
attendons que le mystère s'explique avant d'y mêler nos 
indiscrètes curiosités et nos mains moins adroites que celles 
de l'amour innocent I 

Car je suis vieux, voyez-vous, mes braves gens, il y a 
longtemps que ma barbe est blanche ; j'ai vu passer et 
repasser bien des nuages sur de beaux jours et ressortir 
bien des beaux jours des nuages, et j'ai appris qu'il ne 
fallait pas trop se presser, même dans ses bons desseins , 
de peur de les faire avorter en les pressant de donner leur 
fruit avant l'heure, car il y a des choses que Dieu veut 
faire tout seul et sans aide ; quand nous voulons y mêler 
d'avance notre main, il frappe sur tes doigts, comme on 
fait aux enfants qui g&tent l'ouvrage de leur père ! Ainsi 
faites comme mm : priez, croyez et pren^ patience ! 



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FIOR D'ALIZA. 



Mais, tout en prenant patience, ajouta te sa^ frfere 
quêtear, je n*ai pas pourtant perdu mon temps et toutes mes 
peines à Lucques et aux environs pendant la semaine. 

Écoutez encore, et remetteE-moJ ces grimoires de papier, 
ces sommations et ces actes que Nicolas det Calamayo, le 
conseil, l'avocat et l'huissier de Lucques, vous a fait signi- 
fier l'un après l'autre pour vous déposséder du pré, de la 
grotte, des champs, des mûriers, de la vieille vigne et du 
gros ch&taignier, au nom de parents que vous ne connais- 
siez pas dans les villages de la plaine du C«xhio ; c'était 
peut-être une mauvaise pensée qui me tentait l'esprit , 
ajouta le frère, mais, quand j'ai su la passion bestiale du 
chef des sbires pour votre belle enfant, sauvage comme 
une biche de votre forêt; quand j'ai appris qu'un homme 
si riche et si puissant dans Lucques vous avait demandé la 
main d'une fille de rien du tout, nourrie dans une cabane ; 
quand on m'a dit que la petite l'avait refusé, et qu'à la 
suite de ce refus obstiné pour l'amour de vous et de son 
cousin , le ebire s'était présenté tout & coup et coup sur 
coup, muni de soi-disant actes endormis jusque-là, qui 
attribuaient, champ par champ, votre petit bien au chef 
des sbres, acquéreur des titres de vos soi-disant parents 



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CHAPITRE SEPTIÈME. 319 

d'en-bas, je n'ai pu m'empêcher d'entrevoir là-dedans des 
hasards bien habiles, et qui avaient bien l'air d'avoir été 
concertés par quelque officier scélérat de plume, comme il 
y en a tant parmi ces hommes à robe noire qui grignotent 
les vieux parchemins, comme des rats d'église grignotent 
la cire de l'autel. 

Je suis allé trouver mon vieil ami de Lucques, le fameux 
docteur Bernabo , qui , quoique retiré de ses fonctions 
d'avocat du duc, donne encore des consultations gratuites 
aux pauvres gens de Lucques et des villes voisine?. Il me 
connaît depuis quarante ans pour avoir été quêter toutes 
les semaines k sa porte, et pour m' avoir toujours donné 
autant de bonnes grâces pour moi que de bouteilles de via 
à'alealico pour le monastère. 

Je lui ai demandé la faveur de l'entretenir après son 
audience, en particulier ; quand le monde a été dehors de 
sa bibliothèque, je lui ai demandé, & voix basse, s'il pou- 
vait me donner des renseignements aussi secrets qu'en 
confession sur un certain scribe attaché au tribunal de 
Lucques, nommé Nicolas del Calamayo. 

— Eh quoi I m'a-t-il répondu en riant eî en me regardant 
du capuchon aux sandales, frère Hilario, est-ce que vous 
avez attendu vos quatre-vingts ans pour déserter la piété 
et l'honneur, et pour avoir besoin, dans quelque mauvaise 
affaire, d'un mauvais conseil ou d'un habile complice? 

— Pourquoi me dites-vous cela? ai-je répondu au doc- 
teur Bernabo, qui ne rit pas souvent. 



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»20 FIOR D'ALIZA. 

— Mon brave frère Hilario, m*a-t-il répliqué trèa-sérieu- 
sement alors, c'est qu'on ne se sert de ce drftie de Nicolas 
del Calamayo que quand on a un mauvais coup de justice &' 
faire ou une mauvaise cause h. justifier par de mauvais 
moyens. 

— El le chef des sbires de Lucques, son amiï ai-je 
poursuivi, en sondant toujours la conscience du docteur 
Bernabo. 

— Le chef des sbires, m'a-t-il répondu, n'est pas un 
coquin aussi accompli que son ami Nicolas del Catamayo : 
l'un est )c serpent, l'autre est l'oiseau que le serpent fas- 
cine et attire dans la gueule du vice. 

Le chef des sbires n'est qu'un homme léger, débauché et 
corrompu, qui ne refuse rien k ses passions quand on lui 
offre les moyens de les satisfaire, mais qui, de sang-froid, 
ne ferait pas le mal si on ne lui présentait pas te mal tout 
fait Vous savez que ce caractère-là est le plus commun 
parmi les hommes légers ; leur conscience ne leur pèse pas 
plus que leur cervelle, et ce qui leur fait plaisir ne leur 
parait jamais bien criminel. 

Tel est, en réalité, le chef des sbires; son plus grand 
vice, c'est son ami Nicolas del Calamayo! 

— Eh bien I seigneur docteur, dis-je alors & Bernabo, 
je vais vous exposer une affaire grave et compliquée dans 

. laquelle le chef des sbires a un intérêt, et Nicolas del Cala- 
magno, les deux bras jusqu'aux coudes. 

— Je voQs écoute, dit Bernabo. 



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CHAPITRE SEPTIÈME. 321 

Je lui ai raconté alors le hasard qui fit rencontrer la 
belle Fior d'Aliza par te sbire en société de son ami Nico- 
las del Calamayo : la demande, le refus, l'entêtement du 
sbire, l'obstination de la jeune fîlle, puis la dépossession, 
pièce à pièce, par les soins du procureur Nicolas del Cala- 
mayo, au moyen d'actes présentés par lui & la justice, 
actes revendiquant pour des parenta, au nom d'anciens 
parents inconnus dont le sbire avait acheté les titres, tout 
le petit héritage de vos pères et de vos enfants. 

En m'écoutant, le vieux docteur en jurisprudence fron- 
çait le sourcil et se pinçait les lèvres avec un sourire d'in- 
crédulité et de mépris qui montrait assez ce qui se passait 
dans son ftme. 

— Avez-vous sur vous ces pièces î me dit Bernabo. 

— Non, répondis-je. 

— Eh bien I apportez-les-moi la première fois que vous 
descendrez du monastère & la ville ; je vous m rendrai bon 
compte après les avoir examinées, et si elles me paraissent 
suspectes dans leur texte, comme eHea le sont déjà h mes 
yeux dans leurs circonstances, rapportez-vous-en & moi 
pour faire une enquête secrète et gratuite chez les préten- 
dus parents ou ayants droit de votre pauvre aveugle. La 
meilleure charité h faire aux braves gens, c*est de démas- 
quer UD coquin comme ce Nicolas del Calamayo avant de 
mourir, et de lui arracher des ongles ses victimes. 

Allez, frère Hilario, et mettez-vous seulement an sceau 
de silence sur votre barbe ; qui sait â, en sauvant le patri- 

' «DïB. CtflIPL. — XU. 11 



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322 FIOR D'ALIZA. 

moine de ces pauvres gens, nous ne parviendrons pas 
aussi à découvrir quelque embdche tendue à la vie du cri- 
minel, peut-être innocent, qu'on va juger sous de si vilaines 
apparences ! 



Le frère termina son récit en prenant les pièces dans 
l'armoire. 

— Ah ! que nous font les biens, la vigne, le pré, le châ- 
taignier, la maison même, nous écriftmes-nous, ma belle- 
sœur et moi. Qu'on prenne tout, qu'on nous jette tout nus 
dans le chemin, mais qu'on nous rende nos deux pauvres 
innocents ! 

— Résignez-vous à la volonté de Dieu, quel que soit le 
sortd'HyeroDÏmo, nous dit-il en s'en allant; je monte au 
monastère pour instruire le prieur de votre angoisse et du 
motif de mes absences. Je lui demandrai de séjourner à la 
ville autant que ma présence pourra être utile au prison- 
nier pour ce monde ou pour l'autre; je remonterai jusqu'ici 
dès .que j'aurai une bonne ou une mauvaise nouvelle à vous 
rapporter d'en bas; ne cessez pas de prier. 

— Ah I répondîmeB-nous tout en larmes, si nous cea- 
eions de prier nous aurions donc cessé de trembler ou d'es- 
pérer pour la vie de nos enfants, nous uirions bien plutôt 
cessé de vivre I 



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CHAPITRE SEPTIÈME. 



Il s'en alla, et noua enlendimes , pendant la nuit sui- 
vante, son pas lourd, lent et mesuré, qui faisait rouler les 
cailloux sur le sentier en redescen,dant du monastère vers 
la ville. 

Nous restâmes douze grands jours sans le voir r^onter 
et sans rien apprendre de ce qui se passait en ville. Hélast 
il craignait sans doute de nous informer trop tôt de la con- 
damnation sans remède d'Hyeronimo; mais chaque heure 
de silence nous paraissait le coup de la mort pour tous les 
quatre I Voilà tout, monsieur. 



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CHAPITRE VIII 



— A toi, maintenant, dit l'aveugle & Fior d'Atiza, ra- 
conte à l'étranger ce qui s'était passé dans la prison pen- 
dant %ette lugubre agonie de nos deux âmes dans la 
cabane. 

— Voilà, monsieur, reprit naïvement la belle sjma, 
après avoir retiré le sein à son nourrisson qui s'était en- 
dormi sur la coupe. 

Le lendemain du jugement à mort, comme je vous aï 
dit, le bourreau vînt avec les hommes noirs au cachot. Ils 
portaient des outils, des grands ciseaux et des charbons 
rouges, comme s'ils avaient voulu supplicier un saint Sé- 
bastien ; mais ce n'était pas cela, au contnûre ; le bour- 
reau coupa l'anneau de fer qu'il avait rivé les premien 
jours à la chaîne scellée dans le mur ; il fit fondre le plomb 



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326 PIOR D'ALIZA. 

qui rivait le clou des menottes aux poignets et les entraves 
ftux pieds ; il laissa le prisonnier libre de tous ses mem- 
bres ; il ouvrit la deuxième grille de fer qui rétrécissait de 
la moitié son cachot ; il ouvrit de même une petite porte 
basse toute en plaque de tôle qui donnait accès par un cor- 
ridor souterrain, étroit, surbaissé et sombre, dans la pe- 
tite chapelle des condamnés à mort. 

Cette chapelle, pas plus large que notre cabane, faisait 
partie des cloîtres par le côté de la cour ; par le cdté op- 
posé, derrière l'autel, elle recevait le jour par une fenêtre 
haute qui ouvrait sur jardins plantés de légumes et sur 
un petit verger d'oliviers où les blanchisseuses de la 
ville étalaient le linge après l'avoir lavé dans un canal du 
Cerchio. 

Ces vergers et ces potagers, déserts pendant la nuit, 
étaient bornés par le rempart de Lucques ; il n'y avait, 
sous ce rempart, qu'un étroit passage pour laisser le canal 
des lavandières rejoindre dans la campagne le lit sinueux 
du Cerchio. 

J'avais vu tout cela du haut d'une échelle, en balayant 
avec ime léte de loup le plafond de ta cfaapdie et les vi- 
traux peints qui garnissaient la fenêtre. Ces vitraux repré- 
sentaient le supplice du bon malfaiteur dans Jérusalem, 
demandant pardon au Christ sur sa croix, qui lui promet 
le paradis. La fenêtre était si étrmte, qu'une grosse barre 
de fer scellée en bas et en haut daDs la pierre de laille, 
derrière le vitrail, suffisait pour empêcher un regard 



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CHAPITRE HUITIÈME. 327 

même d*y passer. Les murs avaient deux brasses d'épais- 
seur ; ils étaient construits de btocs de marbre noir aussi 
lourds que nos rochers, pour que les condamnés à mort 
qu'on y abandonnait seuls avec Dieu ne pussent pas songer 
seulement à s'évader. Un confessionnal et un banc de bois 
noir étaient les seuls meubles de l'oratoire. Un capucin 
venait tous les matins, & Taube du jour, dire la messe pour 
tous les prisonniers ; ils l'entendaient , à travers la porte 
ouverte, chacun, de sa lucarne ouvrant sous le cloître; 
cela les consolait de voir et d'entendre qu'on priait du 
moins pour eux ; c'était moi qui servais la messe du capu- 
cin, armée d'une petite sonnette de cuivre qu'on m'avait 
appris h. sonner à l'élévation ; c'était moi qui lui versais le vin 
et l'eau des burettes dans le calice. Quand il avait fmi, on 
fermait ta porte de l'oratoire en dehors avec de gros ver- 
rous et un cadenas; moi seule, comme porte-clefs, je 
pouvais y entrer quelques moments avant la messe du len- 
demain pour allumer les deux petits cierges, remettre de 
l'huile dans la lampe, et du vin et de l'eau dans les bu- 
rettes du vieux prêtre à moitié aveugle. 



Ah ! ce fut un beau moment, ma tante que celui oij, du 
haut de ma chambre, dans ma tour, j'entendis le bargtUo 



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338 FIOR D'ALIZA. 

conduire lui-même le forgeron au cachot, et où les coups 
de marteau qui descellaient les Ters du prisonnier retenti- 
rent dans le cloître et jusqu'à ma Teuêtre. Je tombai sur 
mes deux genoux devant la lucarne pour remercier Dieu 
de ce qui était pourtant uo signe de mort, et je me dis en 
moi-même : Voilà qu'on lui rend ses membres, & toi main- 
tenant de lui rendre la liberté et la vie I 



Quand tout fut rentré dans le silence ordiniùre du cloî- 
tre, et que le hargeUo en fut sorti avec le forgeron et les 
hommes noirs de la justice . j'y entrai sans bruit avec la 
provende et les cruches d'eau des prisonniers ; je ne fus 
pas lente, croyez-moi, à distribuer h chacun sa portion, à 
ouvrir et à refermer leurs giilles ; les pieds me brûlaient 
de courir au cachot de votre enfant II se tenait encore 
tout au fond, debout sur sa paille, de peur de se trahir en 
se précipitant trop vile vers moi ; mais, quand j'eus ouvert 
sa grille d'une main toute tremblante, il bondit comme un 
bélier du fond de l'ombre, il me prit dans ses bras et 
m'étouCfa contre son cœur, o{i je me sentais mourir et oh 
je restai longtemps sans que lui ni moi nous puissions pro- 
férer une seule parole; lui baisait mœ cheveux, moi ses 
mains, tels que nous nous serrions, vous et moi, ma tante. 



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CHAPITRE HUITIÈME. 329 

quand, après uoe longue absence dans les bois après mes 
chèvres, je revenais le soir plus tard que vous ne m'atten- 
diez sous le ch&taigDÎer. 

Quand nous nous fûmes bien embrassés et bien arrosés 
de nos pleurs, sans pouvoir parler pour avoir trop à nous 
dire, je passai mon bras droit autour de son cou, lui son 
bras autour du mien, et il commença à me dire : 

— Que font-ils là-haut? 

— Je m'en fie au bon Dieu et au père Hitario, leur ami, 
répondis-je. 

— Que je t'ai coûté de toarments et à eux, reprit-il, ma 
pauvre Fior d'Alizal hélas I et que je vous en coûterai 
bien d'autres quand se lèvera le matin où nous devrons 
nous séparer pour jamais 1 

— Qu'est-ce que tu dis donc, répliquai-je, en cachant 
mon front dans sa veste oii pendait encore un reste de sa 
chaîne, n'est-ce pas moi qui te coûte la prison et la vïet 
N'est-ce pas pour t'amour de moi que tu as saisi le trom- 
blon & la muraille et tiré ce mauvais coup pour venger mon 
sang sur ces brigands? 

Uais non, non, tu ne mourras pas pour moi, conlinuai- 
je, ou bien je mourrai avec toi moi-même I 

Uais nous ne mourrons ni toi ni moi, si tu veux écouter 
mes conseils. 



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FIOR D'ALIZA. 



Alors je lui montrai ta lime de la sposa du galérien ca- 
chée entre ma veste et ma chemise ; je lui indiquai du doigt 
la petite porte, basse encore fermée, qui menait du fond de 
son cachot dans le couloir de la chapelle. 

— C'est par là, lui dis-je, le visage tout rayonnant d'as- 
surance (car l'amour ne doute de rien), et c'est par là qu'ils 
croient te mener à la mort, et c'est par là que je te mènerai 
à la vie. 

Je n'en dis pas plus ce jour-là sur les moyens que je 
rêvais pour sa délivrance ; il me pressa en vain de lui tout 
expliquer. 

— Non, non, ne me ledemande pas encore, répondis^je, 
car si tu savais tout d'avance, tu refuserais peut-être encore 
ton salut de mes mains, ou bien tu pourrais le laisser échap- 
per dans l'oreille des prêtres qui vont venir pour te rési- 
gner peu à peu à ton supplice. Il vaut mieux te mettre la 
clef en main sans savoir comment on la forge ; c'est à loi 
de te fier & moi, et c'est k moi d'être ton père et ta mère, 
puisque je les remplace seule ici. 

, — Oh ! me dit-il en me serrant les mains et en les éle- 
vant dans les siennes vers la voûte du cachot, je le veux 
bien ; tu es mon père et ma mère sous la figure de ma 



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CHAPITRE HUITIÈME. 331 

Eœur, mais tu es bien plus encore, car tu es moi aussi, et 
plus que moi, ajouta-t-il, car je me donnerais mille foismoi- 
mâme pour te sauver une goutte de les yeux seulement. 

Il me dit alors des choses qu'il ne m' avait jamais dites et 
que je ne comprenais que par le tremblement de sa voix 
et par le froid de sa main sur mon épaule, mais des choses 
si douces à entendre, à voir, à sentir, que je ne pouvais y 
répondre que par des rougeurs, des pâleurs et des soupirs 
qui paraissaient lui faire oublier tout à fait sa mort, comme 
tout cela me faisait oublier la vie ! On eût dit qu'une mu- 
raille venait de tomber entre lui et moi et que nous nous 
parlions en nous reconnaissant pour la première fois. Oh ! 
que j'oubliais la prison, l'écbafaud, te supplice et tout au 
monde, et que je bénissais h part moi ce malheur qui lui 
arrachait celte confession forcée de son cœur qu'il n'aurait 
peut-être jamais ouvert en liberté et au soleil. 



Je ne sais pas combien durèrent tantôt ces entretiens, 
tantôt ces silences entre nous ; mais nos deux cœurs étaient 
devenus si légers depuis que nous les avions soulagés invo- 
lontairement du secret de notre amour, que nous aurions 
marché au supplice la main dans la main, allègrement et 
sans sentir seulement la terre sous nos pieds ! Ce que c'est 



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332 PIOR D'ALIZA. 

que l'amour cependant, une fois qu'on a compris qu on 
B'aime et qu'on découvre tout étonnée dans le cœur d'un 
autre le même secret qu'on se cachait à soi-nième, et que 
ces deux secrets n'en font plus qu'un entre deux I 

Il paraissait aussi enivré du peu que je lui disais par mes 
mots entrecoupés, par mon front baissé, par mon agita- 
tion, que je l'étais moi-même, seulement par le son timide 
de sa voix. 

ccxxv 



L'heure, qui sonna midi au cadran de la tour, nous rap- 
pela à peine que le temps comptait encore pour nous, car 
nous nous croyons vraiment dans le temps qui ne compte 
plus, dans l'éternité. 

— Adieu I lui dis -je en retirant ma main de la sienne ; 
voici ce qu'il faut faire, vois-tu, Hyeronimo : il faut penser 
à ta chère &me comme un homme qui va mourir, bien que 
nous ne mourrons pas, je le crois fermement. Parmi tous 
ces moines, ces pénitents et ces prêtres qui vont venir tous 
les jours pour t'exhorter et te préparer & la mort par les 
sacrements, il faut dire que tu préfères les frères de l'ordre 
àf» Camaldules, qui t'ont enseigné la religion dans ton en- 
fance, et que tu serais plus résigné et plus content si l'on 
pouvait t'accorder pour confesseur le vieux frère Hilario, 
du couvent de la montagne, dont tu as l'habitude, et qui 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIËHE. 333 

daignera bien descendre pendant quelques semaines à 
Lucques pour adoucir tes derniers moments ; le bargeUo 
m'a dit qu'on ne refusait rien aui condamnés de ce qui 
peut leur ouvrir le paradis en sortant de la prison ; la pré- 
sence de cet ami de la cabane dans ton cachot et dans la 
ville de Lucques, où il est connu et aimé, qui sait? pourra 
peut être intéresser pour toi les braves gens ; et qui sait en- 
core s'il ne pourra pas arriver jusqu'à monseigneur le duc 
et t' obtenir la gr&ce de la vie ? Quand le bargeilo va venir 
te violer ce matin avec les pénitents noirs et les frères 
de la Miséricorde, dis-leur ton désir d'obtenir ici la pré' 
sence du frère Hilario, le vieux quêteur des Camaldules de 
San Stefano, Le bon Dieu fera le reste ; nous saurons par 
lui des nouvelles do nos pauvres parents ; je me ferai con- 
naître de lui avec conHance, il ne me trahira pas de peur 
de t'enlever ta dernière consolation jusqu'à l'heure su- 
prême ; nous lui ferons transmettre nos propres messages à 
la cabane, il empêchera ta mère et mqp père de désespé- 
rer, et, si nous devons mourir, soit l'un ou l'autre, soit 
tous les deux, il les soutiendra dans leur misère et dans 
leurs larmes. 



zed.yGOOg[e 



FIOR DALIZA. 



Tout ainsi convenu, je me retirai de la cour; les con- 
fréries de la Sainte-Mort, introduites par le bargello, oe 
tardèrent pas y entrer avec lui. Hyeronimo, après avoir 
écouté leurs exhortations au repentir et leurs offres de 
prières, leur répondit, avec reconnaissance, que le seul 
service qu'il eût à implorer d'eux, c'était la visite et les 
consolations du. frère Hilario, qu'à lui il se confesserait, 
mais h, aucun autre, et que-s'ils vouluent son salut dans 
l'autre vie, c'était te seul moyen de le décider au repentir 
de ses fautes et à l'acceptation de son supplice. 

Ils lui promirent d'envoyer un messager au monastère 
pour demander au supérieur de foire descendre le vieux 
camadule et de l'autoriser à demeurer dans uii autre cou- 
vent de la ville, ou même dans la prison, jusqu'au jour de 
la mort du meurtrier des shires. 



Le leDdemaÎD, avant le soleil levé, on frappa h. la porte 
de la prison, c'était le frère Hilario ; le bargeUo l'introdui- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIÈME. 335 

sit dans la cour et dans le cachot d^Hyeronimo, et les laissa 
seuls ensemble dans la chapelle. 

J'avais eu soin de ne pas me montrer, de peur qu'une 
exclamation du bon frère quêteur ne révélât mvotonlaire- 
roent ma ruse et ma personne au bargello. Quand je redes- 
cendis de ma tour dans le préau pour mon service, Hyero- 
nimo avait eu le temps de prévenir le moine de ma présence. 

— Je le savais, lui dit cotre saint ami , la zampogne que 
j'avais entendue au sommet de la lour de la prison m*avait 
révélé la présence de Fior d'Aliza derrière ces grilles; 
seulement j'ignorais par quel artifice la pauvre innocente 
avait pu s'introduire si près de toi. Rassure-toi, avait-il 
ajouté, je ne serai pas plus dur que la Providence, je ne 
séparerai pas avant la mort ceux qu'elle a réunis; je ne 
ferais rien connaître au bargello ni à sa femme de votre 
secret, ; il est peut-être dans les desseins de celte Pro- 
vidence. 

Après avoir parlé ainsi et prié un moment avec Hyero- 
nimo dans l'oratoire, le saint prêtre en sortit, et, me ren- 
contrant sous le clottre, il me donna son chapelet & baiser* 
et il me le colla fortement sur les lèvres comme pour me 
dire : Silence I 

Je me gardai bien, à cause des autres prisonniers d'a- 
voir l'air de connaître le frère quêteur. Je restai longtemps 
à g«ioux, pleurant tout bas contre la muraille,' après qu'il 
fut sorti du cloître. H s'en alla demander asile à un cou* 
vent voisin de son ordre, promettant à la femme du èar- 



zed.yGOOg[e 



336 FIOH D'ALIZA. 

gelto de revNiir tous les matins dire la messe, et tous les 
soira.doimer la bénédiction au jeune criminel. 



CCXXVIII 



Quand il fut sorti, j'entrai dans le cachot sous l'appa- 
rence de mon service. 

Hyeronimo me dit & son aise que le moine ne m'avait 
pas bl&mée de ma ruse, qu'il ne la trahirait pas jusqu'a- 
près sa mort ; qu'il avait un Taible espoir d'obtenir, non sa 
liberté, mais sa vie de monseigneur le duc. si ce prince, 
qui était à Vienne en Autriche, revenait à Lucques avant 
le jour marqué dans le jugement pour l'eiécution ; mais 
que si, malheureusement, le duc retardait son retour dans 
ses États, personne autre que le souverain ne possédait le 
droit de gr&ce, et qu'il n'y avait qu'à accepter la mort de 
Dieu, comme il eu avait accepté la vie ; que, dans cette 
éventualité terrible, le père Hilario le confes8«-ait au der- 
nier moment, lui donnerait le sacrement et ne le quitterait 
pas même sur l'échafaud, jusqu'à ce qu'il l'eût remis par- 
donné, sanctifié et sans (aclie entre les moins de Dieu. 

Hyeronimo, en me racontant cela sans pleorer, me dît 
qu'une seule chose lui coûtait trop pour qu'il pAt jamais se 
résigner à mourir sans désespoir et sans soif de vengeance 
contre le chef des sbires, son véritable assassin, et que 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIÈME. 337 

celte chose (ici il hésita et il fallut pour ainsi dire Tarra- 
cher parole par parole de ses lèvres), c'était de mourir 
sans que nous eussions été, lui et moi, mariés ou tout au 
moins, ne fût-ce qu'un jour, fiancés sur la terre, puisque, 
selon la parole des moines de la montagne, les imea qui 
avaient été unies indissolublement ici-bas par la bénédic- 
tion des 6ançaiiles ou du mariage, étaient & jamais unies 
et inséparables dans le ciel comme sur la terre, dans l'é- 
ternité comme dans le temps I 

En disant cela, il se cachait le visage entre ses deux 
mains, et on voyait de grosses larmes glisser entre ses 
doigts et iomber sur la paille comme des gouttes de pluie, 

Je ne pus pas y tenir, ma tante, et je collai mes lèvres 
sur ses doigts qui me cachaient son visage. 

— Je ne savais pas cela, mon cousin, lui dis-je, enfin, 
en lui desserrant ses doigts mouillés du visage pour voir 
ses yeux ; je ne croyais pas que, quand on s'aimait dans 
ce monde, on pouvait jamais cesser de s'aimer dans l'au- 
tre, lui dis-je en pleurant à mon tour; est-ce qu'on a donc 
deux âmes ? une pour la terre, une pour le ciel ? une pour 
le temps, une pour l'éternité? Quant à moi, je ne m'en 
sens qu'une, et elle a toujours été autant dans ta poitrine 
que dans la mienne : l'idée de voir, de penser, de respirer 
seulement sans toi, ici ou 1&, ne m'est jamais venue. 

Il me serra encore plus étroitement contre lui-même. 

— Mais, puisque c'est ainsi et que tu le crois, toi qui es 
plus savant que moi, je le veux autant que toi, reprîs-je. 



ŒCVll. COKPl.- 



zed.yGOOg[e 



338 FIOR D'AUZA. 

plus que toi encore, car toi tu pourrais bien peut-être vivre 
ici ou dans le paradis sans moi, mais moi je ne pourrais ni 
respirer seulement dans ce monde, ni sentir le paradi» 
dans l'autre, si j*élais séparée de toi I Ainsi, ne vivons 
pas, ô mon frère I ne mourons pas sans avoir échangé 
deux anneaux de fiançailles ou de mariage que nous ren- 
drons après la mort pour nous reconnaître entre toutes ces. 
&mes qui habitent l&-haut, dans le bleu, au-dessus des 
montagnes. Oh ! Dieu, que deviendrions-nous si nous ve- 
nions & nous perdre dans cet infini oh tu me chercherais 
éternellement, comme dit l'histoire de Francesca de Ri- 
mini. 

CCXXIX 



— Mais quel moyen ? me dit-il en se désespérant et en 
ouvrant ses deux bras étendus en croix derrière lui, tel 
qu'un homme qui tombe à la renverse. 

Je songeai un peu, puis je lui dis : 

— Je crois que j'en sais un I 

— Et lequel? s'écrîa-t-il en se rapprochant de moi 
comme pour mieux entendre. 

— Rien que la vérité, répondis-je. Dis au père Hilario, 
ton confesseur, et qui donnerait son sang pour ton salut, 
ce que tu viens de me dire, dis-lui que tu mourras dans 
l'impénitence finale et dans le désespoir sans pardon, si 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIÈME. 33» 

avant de mourir tu n'emportes pas la certitude de mourir 
inséparable de moi après cette vie, et de vivre sposo e sposa 
dans le paradis, puisque nous n'avons pu vivre ainsi dans 
ce monde, et que, pour t'assurer que le paradis ne sera 
pour nous deux qu'une absence et qu'une attente de quel- 
ques années d'un monde à Tautre, il faut que nous ayons 
été époux, ne fût-ce quîun jour dans notre malheur. Jure- 
lui, par ton salut étemel, que, sans cette charité de sa 
part, il sera responsable à Dieu de la perdition de nos 
deux &mes, de la tienne par la vengeance que tu em- 
porteras dans l'éternité contre nos ennemis les sbires ; 
de la mienne, par le désespoir qui me fera maudire 
à jamais la Providence & laquelle je ne croirais plus 
après toil II est bon, il est saint, il nous aime, il ris- 
quera sa vie même pour nous sauver. Il consentira, par 
■ vertu, & nous fiancer secrètement pour le paradis avant le 
jour de ton supplice (si ce jour fatal doit jamais luire I) , ou 
à nous fiancer pour ce monde, si tu parviens & t' enlever 
par la fuite à tes bourreau^ I... 



Cette Idée parut l'enlever d'avance à la nuit du cachot 
et le transporter tout éblouissant d'espérance au ciel ; je 
crus voir dajis sa figure rayonnante un de ces anges Ra- 



D,B,t,zJd.yGOOg[e 



340 FIOR D'ALIZA. 

phaël du cloître dePise, qui éclairent, de la lumière de leur 
visage et de leurs habita la nuit de la Nativité à Bethléem. 
— Je n'aurai pas de peine à suivre ton idée, me dit-il 
en nous séparant, car ce ne aéra que la vérité que je dirai 
au père Hilario, en parlant comme tu viens de dire. Voici 
l'heure & laquelle il vient m'entretenir de Dieu , après la 
bénédiction de YAve Maria (sept heures du soir), je vais 
lui révéler notre amour et lui arracher son consentement, 
« Dieu rinspire de nous l'accorder. Tiens la fenêtre de ta 
lucarne ouverterte, et prie Dieu pour notre salut, contre 
les vitres ; si tu ne vois rien venir avant la nuit sur le bord 
de la tour, c'est qu'il n'y aura point d'espoir pour nous, et 
que je n'aurai point pu fléchir le frère; mais, si je suis 
parvenu à le fléchir ou à l'incliner seulement à notre union 
avant la mort, je I&cherai la colombe, et elle ira, comme 
celle de l'arche, te porter la bonne nouvelle avant la nuit : 
une paille de ma couche, attachée à sa patte, sera te signe 
auquel tu reconnaîtras qu'il y a une terre ou un paradis 
devant nous. 



Je montai précipitamment & la tour, avant le moment 
où le àargello allait ouvrir l'oratoire au camaldule et la 
grille intérieure au prisonnier , et je priai avec tant de 
ferveur la Hadone et les saints, h. genoux devant la lucarne. 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE HUITIÈME. 34* 

que je ne sentis plus couler le temps^ et que la sueur de 
mon front avait mouillé la pierre comme une gouttière, 
avant que le bruit des ailes de la colombe contre la vitre 
me fit tressaillir et relever le front 

Quel bonheur! l'oiseau apportait h. sa patte un long 
brin de paille reluisant comme l'or d'une feuille de maïs au 
soleil! Je dénouai le brin de paille, je le baisai cent fois 
convulsivement, je le cachai dans ma poitrine , je baisai 
les ailes de l'oiseau , je lui donnai à becqueter tant qu'il 
voulut dans ma main et sur ma bouche remplie de graines 
fines, puis je détachai de mon corsage un (il bleu, couleur 
de paradis, j'en fis lîn collier h l'oiseau, et je le laissai s'en- 
voler vers la lucarne du cloître, oii l'attendait son ami le 
meurtrier 1 



Mais quand ce message muet eut été ainsi échangé entre 
nous , je ne pus contenir toute ma joie en moi-même , je 
saisis toute joyeuse la zampogne suspendue au dossier de 
mon lit ; sans y chercher aucun air de suite , je lui fis 
rendre en désordre toutes les notes éparses et bondissantes 
qui répondaient, comme un écho ivre, à l'ivresse désor- 
donnée de ma propre joie : cela ressemblait à ces hymnes 
éclatantes que Torgue de San Stefano jette, parfois, les 
jours de grande fête, à travers l'encens du chœur, et qui 



zed.yGOOg[e 



342 FIOR D'ALIZA. 

«ont comme le 7V Dmm de l'amour I Ce fut û fort et A 

long, monsieur, que Iç bargello me dit le lendemain : 

— Tu as donc bien peu de cceur , Antonio (c'est ainsi 
-qu'il m'appelait), tu as donc bien peu de cœur de jouer des 
«irs si gais aux oreilles de ces pauvres gens des loges qui 
pleurent leurs larmes devant Dieu, et surtout aux oreilles 
de l'homicide qui compte sas dernières heures sur la paille 
de son cachot t 



Je rougis, comme si, en effet, j'avais commis une mal- 
séance de bon cœur, je baissai tes yeux et je me tus. 

Dans la journée, je ne voyais que l'heure de visiter 
Hyeronimo pour savoir de lui les résultats de sa confidence 
au père Hilario. Je ne pus approcher de son cachot qu'& 
la nuit tombante, après l'olTice du soir, que le vieux prêtre 
était venu réciter dans l'oratoire des prisonniers. IsàargeUo 
et sa femme étaient venus y assister par dévotion et par 
charité d'âme avant de remonter dans leur chambre, en me 
laissant le soin d'éteindre les cierges et de tout ranger 
dans leclotlre avant de me coucher. Le /Mccmt'no dormait 
déjà, d'un sommeil d'enfant, dans le petit lit qu'on lui avait 
fait dans sa niche, à côté des gros chiens, sous les premières 
marches de l'eecalîer. 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE HUITIÈME. 



CCXXXIV. 



Byeronimo, cette fois, me parut plus fou de joie mal 
contenue que je Vétbis moi-même ; il courait et ressaulait 
autour de son cachot, comme un bélier quand il voit entrer 
dans rétable la bergère qui va lui ouvrir ta porte des 
champs; il voulut m' embrasser sur le front comme les 
autres jours, je me dérobai. 

— Non, non, dls-je, raconte-moi d'abord tout ce qui 
s'est passé entre le père et toi I Nous aurons bien le temps 
de nous aimer après ! Qu'est-ce que tu as dit? qu'esl-<e 
qu'il a répondu? 

— Kh bien 1 reprit Hyeronimo, je n*ai pas eu de pdne à 
amener l'entretien où tu m'avais conseillé de le conduire; 
car de lui-même, en me revoyant si p&le et si morne, il m'a 
demandé de lui ouvrir mon cœar comme je lui avais ouvert 
ma conscience, et de bien lui dire s'il me restait devant le 
Seigneur aucun mauvais levain de vengeance contre ceux 
qui avaient causé par malice ma faute et ma mort, si funeste 
et si prématurée 1 

Alors je lui ai tout dit, juste comme tu m'avais dis toi- 
même, et je me suis montré incapable de pardonner jamais 
dans le fond du cceur, ni dans ce monde, ni dans l'autre, à 
ceux qui m'avaient séparé de toi et toi de moi, à moins 



zed.yGOOg[e 



344 FIOR D'ALIZA. 

d'avoir la certitude en moarent que tu ne sn^s jamais h 
un autre sur la terre et que je serais éternellement ton fiancé 
dans le paradis. 

11 m*a bien grondé de ces sentiments, qui lui ôtut tout 
droit de m'absoudre avant la dernière heure, puisqu'il ne 
pouvait, au nom du Christ, pardonner à ceux qui n'avaient 
pas pardonné ; il m'a bien prêché, bien tourné et retourné 
de toutes les façons pour me faire désavouer ma haine et 
ma vengeance ; mais c'était eomme s'il avait parlé h. la 
pierre du mur ou au fer de la grille : j'ai été inexorable 
dans ma résolution d'emporter mon rassentiment dans mon 
&me, & moins d'emporter dans l'autre monde l'anneau du 
mariage qui nous unirait au moins dans l' éternité. 

Il a paru réfléchir en lui-même longtemps, comme un 
homme ^- doute sans rien dire ; puis, en se levant pour 
s'en aller : 

— He promettez-vous, m'a-t-il, si cette gr&ce du ma- 
riage m extremis avec celle que vous aimez plus que le ciel 
et qui vous aime plus que sa vie vous, est accordée, me 
promettez-vous d'embrasser le chef des sbires de bon cœur, 
et de bénir vos bourreaux, au lieu de maudire en mourant 
vos ennemis 7 

— Oui, mille fois oui, me suis-je écrié, 6 mm père I 
et je le ferai de bon cœur encore, car ne devrai-je pas plus 
de bonheur que de malheur k ceux qui m'auront donné 
ainsi une éternité avec Fior d'Aliza pour quelques misé- 
rables années sur la terre I 



D,B,t,zed.yGOO^Ie 



CHAPITRE HUITIËMIS. 



CCXXXV. 



<— Eh bien 1 m'a-t-il dit alors, tranquilisez votre pauvre 
àme malade, mon cher fils, ce que vous demandez est bien 
difficile, impossible à obtenir des hommes peut-être, mais 
Dieu est plus miséricordieux que les hommes, et celui qui 
a emporté la brebis égarée sur ses épaules ramène au 
bercail l*&me blessée par tous les chemins. Je n'oserais 
prendre sur moi seul, sans l'aveu de mes supérieurs, sans 
le consentement de vos parents et sans lapermissi<Hi de Té- 
vfique, d'unir secrètement deux enfants qui s'aiment dans un 
cachot, au pied d'un échafaud, et de mêler l'amour à la mort, 
dans une union toute sacrilège, si elle n'était toute sainte. 

Mus sî Dieu permet, pour votre salut éternel, ce que les 
hommes réprouveraient sans souci de votre &me ; si le Christ 
dit oui par l'organe de ses ministres, qui sont mes oracles, 
soyez certain que je ne dirai pas non, et que j'aiïronterai 
le blâme des hommes pour porter deux âmes pures à Dieu I 

Je vais d'abord consulter Tévèque aussi rempli de charité 
que de lumière, je monterai ensuite h San Stefano pour 
obtenir les dispensesde mes supérieurs ; je confierai ensuite 
& votre mère et au père de Fior d'Âliza la mission sacrée 
dont je suis cbai^ auprès d'eux ; j'obtiendrai facilement 
pour eux l'autorisation d'entrer avec moi dans votre prison. 



zed.yGOOg[e 



3« FIOR D'ALIZA.* 

pour recevoir les derniers adieux du condamné, et pour 
ramener leur fille et leur nièce, veuve avant d'être épouse* 
dans leur demeure ; préparez-vous par la pureté de vos 
pensées, par la vertu de votre pardon k Tunion toute sainte 
que vous désirez comme un gage du ciel , et surtout ne 
laissez rien soupçonner ni au bargello ni & ceux qui vous 
visiteront par charité, du mystère qui s'accomplira entre 
l'évêque, vous, votre cousine, vos parents et moi ; les hom- 
mes de Dieu peuvent seuls comprendre ce que les hommes 
de la loi ne sauraient souscrire I Vous nous perdriez tous, 
et vous, bêlas I le premier. 

A ces mots, il m'a béni et j'ai baisé ses sandales. 

Voilà, mol à mot, les paroles du père Hilario ; mais j'ai 
bien vu & scm accent et à son visage qu'il avait plus de 
confiance que de doute sur le succès de sa conridence & 
l'évéque et à ses supérieurs, et que mon désir était déjà ra- 
tifié dans- sa pensée. 



Nous passâmes ainsi ensemble ce soir-là, et tous les 
autres, de longs moments qui ne duraient qu'une minute, 
parlant de ceci, de cela, de ce que faisaient ma tante et 
mon père sous le châtaignier, de ce que nous y ferions 
nous-mêmes si jamais nos angoisses venaient à finir, soit 
par la gr&ce de monseigneur te duc, soit par la fuite que 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIÈME. 3« 

nous imaginions ensemble dans quelque pays lointain, 
comme Pise, les Harcmmes, Sienne, Radicofani ou les 
Apennins de Toscane ; il se Kvrait avec délices & cette idée 
de fuite lointaine, où je serais tout un monde pour lui, lui 
tout UD monde pour moi ; où nous gagnerions notre vie , 
lui avec ses bras, moi avec la zampogne, et où, après avoir 
amassé ainsi un petit pécule, nous bâtirions, sous quelque 
autre châtaignier, une autre cabane que viendraient habi- 
ter avec nous sa vieille mère et mon pauvre père aveugle, 
sans compter le chien, notre ami Zampogna, que nous 
nous gardions bien d^ oublier ^ mais cependant, tout en 
ayant l'air de partager ces beaux rêves, pour encourager 
Hyeronimo à les faire, je me gardais bien de dire toute ma 
pensée à mon amant, car je savais bien que je ne pourrais 
assurer son évasion sans me livrer à sa place, à moins de 
perdre le bargello et sa brave femme, qui avaient été si 
bons pour moi, et que je ne voulais & aucun prix sacrifier à 
mon contentement , car les pauvres gens répondaient de 
leurs prisonniers âme pour ftme, et te moins qu'il pouvait 
leur arriver, à je me sauvais avec Hyeronimo, c'était 
d'être expulsés, sans pain , de leur emploi qui les faisait 
vivre, ou de passer pour mes complices et de prendre dans 
le cachot la place du meurtrier et de leur porte-clefs. 

Cela, monsieur, vous ne l'auriez pas voulu faire, n'est ce 
pas? car cela n'aurait été ni juste, ni reconnaissant; le 
mal pour le bien, est-ce que cela se doit penser seulement? 
Et puis, faut-il tout vous dire? j'avais encore une autre 



D,B,t,zed.yGOOg[e 



348 FIOH D'ALIZA. 

raison de tromper un peu Hyeronimo but ma fuite avec 
lui tiors de la ville : c'est que je ne pouvais lui donner le 
temps d'assurer sa fuite qu'en amusant quelques heures 
ses ennemis et en leur livrant une vie pour une autre ; or, 
peu m'importait de mourir, pourvu que lui il vécût pour 
nourrir et consoler mon père et ma tante. 

Qu'est-ce donc que j'étais en comparaison de lui, moi? 
deux yeux pour pleurer? Gela en valait-il la peine? Non, 
j'avais mon ptau dans mon cœur, et il ne m'en coûtait rien 
de me sacrifier pour mon amant, puisque j'étais sûre qu'il 
viendrait me rejoindre dans le paradie. 



Les heures que nous pasdons ainsi deux fois par jour, 
seul k seul, k nous reconsoler et h rêver & deux dans notre 
cachot (car c'était vraiment autant le mien que le sien] , 
étaient les plus délicieuses que j'eusse passées de ma vie ; 
en vérité, j'aurais voulu que toutes tes heures de notre vie 
fussent les mêmes, el que les portes de ce paradis de prison 
ne se rouvrissent jamais pour nous deux ; quand on a ce 
que l'on aime, qu'est-ce donc que le reste 7 qu'un ennui. 

J'aurais voulu que ces heures ne coulassent pas, ou bien 
que toutes nos heures passées ou futures fussent contenues 
dans une de ces heures. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIEME. 



ccxxxvin 



Mais, hélas I l'ombre du cloître n'en desceadait que plus 
vite sur la cour, el les étoiles ne s'en levaient pas moins 
dans le coin du ciel qu'on apercevait du fond du cachot ; il 
fallait nous séparer, coûte que coûte, de peur que ma 
veille dans la cour ne parût trop longue au bargelb ; sa 
femme et lui étaient bien contents de mon service ; ils ne 
cessaient pas, les braves gens, de se féliciter de ma fidé- 
lité, de mon assiduité h. mon devoir , et des soins que je 
prenais des prisonniers, des chiens et des colombes. Quel 
crime c'eût été de les livrer à. la ruine et à la prison, en 
récompense de leur confiance ? Ce n'était pas là ce que ma 
tante m'avait appris en me faisant répéter mon catéchisme. 



CCXXXIX 



Au bout d'une demi-semidne, d'une attente si douce et 
cependant » inquiète, le frère Hilario revint de son cou- 
vent : il raconta à Hyeronimo que l'évêque et le prieur 
n'avaient pas balancé h lui accorder le consentement, l'au- 
torisation, les dispenses eccléâastiques , motivées sur le 



zed.yGOOg[e 



350 FIOH D'ALIZA. 

salut du meurtrier repentant, & qui le pardon et la résigna- 
tion ne coûteraient rien s'il mourait avec le droit et la 
certitude de retrouver, dans le paradis des repentants* 
l'étemelle union avec colle qu'il aimait, union dans le 
temps, symbole de l'union de l'éternité bienheureuse. 

— Je sais, lui avait dit l'évèque, que cette, superstition 
pieuse est dans le pays de Lucques une opinion populaire 
que i;ien ne peut extirper dans les campagnes ; mais c'est 
la superstition de la vertu et de l'amour conjugal, utile aux 
mœurs ; il n'y a aucun mal h y condescendre pour la fidé- 
lité des époux et surtout pour le salut des condamnés. 

Le supérieur de San Stefano avait dit de même. Quant 
k la mère d'Hyeronimo et & mon père, comment auraient- 
ils hésité à donner un consentement & une union sainte de 
tout ce qu'ils aimaient sur la terre, surtout quand ils espé- 
raient que cette union serait peut-être le gage de la gr&ce 
accordée à Hyeronimo et tout au moins de mon retour 
auprès d'eux, si l'iniquité des hommes le retenait en capti- 
vité après sa commutation de peine. 

Muni de toutes ces autorisations, le père Hilario avait 
amené avec lui, & la ville, le père aveugle avec le chien 
qui le conduisait, et ma tante qui les précédait de quel- 
ques pas, pour éclairer de la voix les mauvais pas de la 
descente h son beau-frère. 

Le père Hilario les avait conduits tous les deux, comme 
des mendiants sans asile qu'il avait rencontrés sur les 
chemins ; il avait obtenu pour eux un coin obscur sous le 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE HUITIÈME. 351 

porche du couvent de Lucques qu'il habitait lui-mâme ; 
ils y recevaient la soupe qu'on distribuait deux fois par 
jour aux habitués de la communauté ; sur leurs deux parts, 
ils en avaient prélevé une pour le petit chien à trois pattes 
de l'aveugle, le pauvre Zampogna. La petite bâte semblait 
comprendre qu'il y avait un mystère dans tout cela, et, 
couché sur les pieds de son maître ou sur le tablier de ma 
tante, il tes regardait avec étonnement et il avait cessé, 
d'aboyer, comme il avait l'habitude de faire à notre porte» 
au passage des pèlerins. 



— Prenez bien garde, avait dit & nos parents te père 
Hilario, de lien révéler ni au èargello, ni à sa femme, ni 
& personne du secret qui se passe entre Hyeronimo, Fior 
d'Aliza, vous et moi ; un seul mot, un seul geste perdrait, 
non-seulemeni la vie, mais le salut même de votre cher 
enfont, s'il doit mourir. 

Ma tante et mon père l'avaient bien promis ; mais j'aime 
mieux laisser ma tante, à son tour, vous raconter ce qui 
s'était dit et ce qui se dit ensuite entre eux et Hyeronimo, 
quand ils se revirent, car je n'y étais pa?, monsieur, le 
jour de la reconnaissance. 



zed.yGOOg[e 



„Google 



CHAPITRE IX 



CCXLl 

La lanlc alors, au lieu de parler, ce prit à pleurer 6 
chaudes larmes, le vUage caché dans sod tablier. 

— Pardonnez-moi, monsieur , me dit-elle enfin, rien 
qu'en y pensant je pleure toujours les yeux de ma télé. 
. Mettez-vous à notre place, pauvre vieux quenousétions, 
l'un privé de ta lumière, Tautre de son mari, U>as les deux 
de leurs ctiers enfants, leur unique soutien, lui allant cher- 
cher sa fille qui ne voudrait peut-être pas revenir tant elle 
aimait son cousin, moi allai't revoir mon fils pour lui faire 
le dernier adieu au pied d'un échafaud ou tout au plus à la 
porte d'un bagne perpétuel, la plus grande grâce qu'il pût 
espérer, si monseigneur le duc revenait avant le jour fatal, 
el tous n'ayant pour appui dans une ville incoiinue qu'un 

ŒUTB. COHI-L. *— XLI. S3 



zed.yGOOg[e 



3!U PIOR D'ALIZA. 

vieillard chancelaot avec sa besace et son b&ton, deman- 
dant poor eux l'aumône aux portes. 

C'est pourtant comme cela que nous entrâmes à Lu&* 
ques, monsieur, moi disant mon chapelet derrière le frère 
quêteur, et lui, en montrant mon beau-frère, marchant à 
tâtons derrière nous, guidé par son pauvre chien estropié. 

Hélas I qu'aurait pensé mon .pauvre défunt mari, s'il 
nous avait vus ainsi du haut de son paradis, lui qui m'a- 
vait laissée en mourant si jeune et si nippée, avec une si 
belle enfant au sein ; son frère, avec ses deux yeux, riche 
d'un si beau domaine autour d'un grand châtaignier ; son 
fils, riant dans son berceau auprès du foyer pétillant des 
sarments de la vigne, honorés dans toute la montagne et 
faisant envie à tous les pèlerins qui montaient ou descen- 
daient par le sentier de San Stefano ? 

Et maintenant, son fils condamné pour homicide, au 
fond d'un cachot, sur la paille, attendant le jour du sup- 
plice; son frère ayant perdu la lumière du firmament; 
moi, flétrie et p&lie par les soucis, loin de ma fille que j'alr- 
lais retrouver sans qu'il me fût permis de l'embrasser seu- 
lement quand je la reverrais I 

Tous nos biens passés dans les mains des hommes de loi, 
ruinés, mendiants, et, qui plus est, dé^onorés à jamais 
dans la montagne par un homicide commis & notre porte, 
comme dans un repaire de brigands, bien que nous fus- 
sions honnêtes I Mais qui le savait, excepté Dieu et le 
moine? Voil& pourtant^ monsieur, ce que nous étions de- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 385 

veotu en si peu de temps, et comment nous entritms Ams 
la ville de Lucques. Pourraù-je ne pag pleurer, quand 
j'y pense 7 



Le lendemain du jour où le père Hilario nous avait dé- 
posés dans la nicbe obscure, sous l'escalier du couvent de 
Lucques, près de la prison où l'on servait la soupe des 
pauvres, il vint nous reprendre avec une permission du 
juge pour aller' revoir tant que nous voudrions le con- 
damné à mort dans sa prison, parce que nous étions sa 
seule famille ; le bargeUo avait ordre de nous ouvrir la 
porte à toute heure du jour, - pourvu que le confesseur de 
l'homicide, frère Hilario, tût avec nous. 

C'est ainsi que nous entrâmes, tout tremblants de peur 
et de désir à la fois, dans la grande cour vide de la pri- 
son, où roucoulaient les colombes, qui semblaient pleurer 
comme nous et se parler d'amour comme nos deux enfuits. 

Le èargeUo et sa femme avaient eu l'égard de ne pas 
entrer avec nous et de refermer la porte derrière nous pour 
ne pas assister indiscrètement au désespoir d'un oncle et 
d'une mère qui venaient compter les dernières heures de 
kur enfant et de leur neveu. 

Fior d'Aliza, avertie par le moine, avait eu le soin de 
ne paa s'ap[Ht)cher non plus trc^ près pour que nous ne 



zed.yGOOg[e 



396 FIOR D'ALIZA. 

QOLLB jetassions pas follement, en nous revoyant, dans les 
bras les uns des autres ; mais j'aperçus sa tête ai belle et 
tout éplorée qui s'avançait, malgré elle, pour nous entre- 
voir de derrière un noir pilier du cloître, où elle se cachait 
bien loin de nous I Ab ! que sa vue me fit peiae et plaisir & 
la fois, monsieur 1 Je sentis fléchir mes jambes sous moi, 
et, sans l'épaule de mon frère, à laquelle je me retins, je 
serais tombée à terre ; le petit chien Zampogna, qui l'avait 
reconnue avant nous, jappa de joie en voulant s'élancer 
vers elle, mais je le retins par sa chaîne, et nous fCkmes 
bientôt devant la grille ouverte du cachot d'Hyeronimo. 



11 nous attendait, le pauvre enfant; il se jeta, quand il 
nous vit, aux genoux de son oncle et de moi comme pour 
nous demander pardon de toutes tes tribulations involon- 
taires que l'ardeur de défendre sa cousine et nous avait fait 
fondre sur la maison. Son oncle pressait sa tête contre ses 
genoux chancelants d'émotion ; moi, je pleurais sans rieo 
lui dire que son nom dans mes sanglots, en tenant sa main 
toute mouillée dans la mienne. 

Le petit chien qui avait reconnu son ami, secouait sa 
chaîne pour s'élancer sur Hyeronimo, jappait de toute sa 
joie, et, ne pouvant s'uppuyer, pour le lécher, sur ses deux 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE NEUyiÈME. 33T 

pattes, routait sur nos jambes en recommençant toujours h. 
s'élancer vainement, jusqu'à ce que Hyeronimo l'eût 
embrassé aussi, à son tour, en pleurant. Enfin, monsieur, 
c'était une désolation dans le cachot, où l'on entendait plus 
de sanglots et de jappements que de paroles. 

A la fin, le père Hilârio, n'y pouvant plus tenir lui- 
même, nous dit en pleurant aussi : 

— Aaseyez-vous sur cette paille et causez en paix, je 
vais m' écarter pendant tout le temps que vous voudrez , 
avant l'heure où l'on apporte la soupe aux prisonniers, et, 
pour que vous puissiez voir du moins celle à laquelle la 
prudence vous interdit de parler ici, je vais me promener 
avec le porte-clefs sous le cloître : chaque fois que nous 
passerons, elle et moi, devant le cachot, vous pourrez la 
contempler, pauvre tante! et elle pourra entrevoir d'un 
coup d'œîl, sans détourner trop la tête, tout ce qu'elle 
chérit ici-bas ; ne lui parlez que des yeux et du geste du 
fond de la loge, elle ne vous parlera que par son silence ; 
vous aurez assez le temps de lui parler tous de la langue, 
si je parviens jamais & vous la rendre par la grâce de Dieu, 
et surtout empêchez bien le chien de japper et de s'élancer 
vers elle contre la grille, quand nous passerons et repas- 
serons devant le cachot. 



zed.yGOOg[e 



FIOR D'ALIZA. 



Ainsi fut fait, monsieur, nous ne pûmes rien nous dire 
tant que nous n'entendîmes pas s'approcher sous le cloître 
le bruit des sandales du moine et des pas légers de Fior 
d'Aliza. 

A ce moment, je me collai seule contre la grille, et je 
bus des yeux le visage de ma chère enfant. Mon Dieu 1 
qu'elle était belle 1 mais qu'elle était pâle dans son costume 
sombre de gardien d'une prison ! Ses yeux, en me regar- 
dant à la dérobée, pendant qu'elle pouvait être entrevue de 
nous en passant et repassant , étaient tellement voilés de 
larmes mal contenues, qu'on ne pouvait les voir que comme 
on voit une pervenche mouillée à travers les goutta d'eau 
au bord de la source. Comme le clottre était bien long et 
que le frère Hilario marchait pesamment, h. cause de son 
^e, nous causions, Hyeronimo, mon frère et moi, pendant 
la distance d'un bout du cloître à l'autre bout; le chien 
même semblait s'en mêler, monsieur, et ses yeux semblaient 
véritablement pleurer autant que les miens, quand je re- 
gardais Fior d'Aliza ou Hyeronimo. Il n'y avait que le père 
qui ne pleurait pas , hélas 1 parce que ses yeux aveugles 
ne donnaient plus de larmes; mais son cœur n'en était que 
plus noyé I 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE NEUVIÈME 



CCXLV 



Ce que nous dtines tous les trois, pendant ces deux 
heures que le père Hilario fit durer, à sa grande fatigue, 
le plaisir et la peine, comment pourrais-je vous le redire? 
Un jour n'y suffirait pas. Jugez donc ce que quatre per- 
sonnes qui ne font qu'une, et qui sentent le cachot sous 
leurs pieds et la mort sur leur tête par le supplice prochain 
d'un seul d'entre eux, prêt à les tuer d'un seul coup, peu- 
vent se dire t 

Hyeronimo nous confessa que son bonheur, s'il devut 
vivre, et son salut éternel, s'il devait mourir, tenait au refus 
ou au consentement que nous lui donnerions de laisser con- 
sacrer avant son dernier jour son union avec sa cousine 
{sorella, comme nous disons, nous) ; sachant combien sa 
sorella le chérissait de tous les amours et n'ayant pas nous- 
mêmes de plus cher désir que ce mariage, comment au- 
rions-nous pu refuser au pauvre mourant? 

C'était nous qui lui avions donné son idée que les époux 
sur la terre se retrouvaient dans le paradis I Nous lui aurions 
donc refusé son paradis à lui-même, si nous lui avions dit 
non, l'aveugle et moi? 

Il nous bénit mille et mille fois de notre condescendance 
à son amour, et il nous répéta tout ce que le père Hilario 



zed.yGOOg[e 



360 FIOR D'ALIZA. 

lui avait appris de la condescendance de Tévêque ; outre le 
souci qu'il avait de nous, en nous laissant dans la misère 
par son supplice, dans ce supplice il ne semblait redouter 
qu'une chose, c'est que sa mort ne fût avancée par quelque 
événement avant que le prêtre eût accompli sa promesse, 
en bénissant cette union secrète et en consacrant sa passion 
devant l'autel. 

CCXLVI 



— Oh! pressez-^e, noua disait-il les mains jointes, 
pressez-le do faire ce qu'il a promis pour que je vive en 
paix mes derniers jours, et que je n'emporte pas mon dé- 
sespoir dans l'autre vie I 

Nous ne répondîmes que par des larmes, et quand Fior 
d'Aliza revenait à passer, elles redoublaient tellement dans 
le cachot que nous en étions comme étouffés pendant sa 
promenade au fond du cloître. 

La, dernière fois qu'elle passa devant les barreaux, je ne 
pus pas me retenir, et je dis & demi-voix, de Tnanière qu'elle 
m'entendit sans que les autres pussent m' entendre : 

— Fior d'Aliza, que veux-tu de nous? 

Elle répondit sans se retourner, comme quelqu'un qui 
regarde le bout de ses pieds en parlant. 

— Lui, ou mourir avec lui I 

Cela fut dit et, cela dit, monsieur, quand nous ressor^ 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 361 

Urnes & l'heure que nous aveiit indiquée le père Hilario, 
nous la vîmes qui s'éloignait de lai en courant, pour remon- 
ter dans sa chambre avant notre sortie de la geôle. Le bar- 
gello et sa femme ne s'étonnèrent pas de voir nos yeux 
rouges, eux qui sont habitués à entendre les sanglots du 
cœur dans leur puits, comme nous autres à entendre le san- 
glolement de l'eau dans les sources. 



CCXLVU 

La tante se tut. 

— A toi maintenant, dit-elle & Fior d'Aliza ; il n'y a que 
toi qui saches ce que tu pensais pendant que nous nous re- 
consolions en causant ainsi, peut-6b-e pour la dernière fois, 
avec notre pauvre Hyeronimo. 

Voyons, parle au monsieur avec confiance; c'est ton tour 
maintenant d'ouvrir ton cœur, maintenant que le jour du 
bonheur est proche, et de le vider de tout ce qu'il contenait 
de rêves et de larmes, pour n'y laisser place qu'au bon- 
heur et à la reconnaissance que tu vas goûter pendant le 
reste de ta vie. 

— Ohl oui, raconte-nous cela toi-même, dit l'aveugle 
en joignant ses deux mains sur ta table ; je me le ferais bien 
raconter tous les soirs de ma vie sans me rassasier jamais 
des miséricordes du bon Dieu pour nous. 

— Eh bien ! dit Fior d'Aliza, je vais obéir à moo père 



zed.yGOOg[e 



362 FIOR D'ALIZA. 

et à ma tante, mais cela me rend toute bonteuse. Comment 
une fille si innocente et ei simple que j'étais a-U«lle pu avoir 
tant de ruse ? Ab 1 c'est l'ange de la parenté et de l'amour ; 
ce n'est pas moi; mais enfin voilà. 



Je ne me coucbai pas, vous pensez bien, n'est-ce pas? Je 
me jetai tout habillée sur mon lit; je fermai les yeux et je 
recueillis en moi toutes mes forces dans ma tête pour in- 
venter le moyen de noos sauver ensemble ou de le faire 
sauver au dernier moment, en le trompant innocemment 
lui-même et en mourant pour lui toute seule. Et voici ce 
que mon ange me dicta dans l'oreille, comme si une voix 
claire et divine m'eût parlé tout bas ; car , encore une fois, 
ce n'était pas moi qui discutais avec moi-même ; mes lèvres 
étaient fermées et la parole d'en baut me parlait sans me 
laisser répondre et comme si quelqu'un m'avait comman- 
dée. Je le crus du moins, et voilà pourquoi je n'essayai 
même pas de contredire cette voix qui portait avec elle la 
conviction. 

Le sauver tout seul en te laissant mourir ou captive à 
sa place, cela ne se peut pas, disait en moi la voix céleste; 
tu sens bien qu'il n'y consentirait jamais, lui qui t'aime 
plus que sa vie et qui a risqué sa liberté et sa vie pour te 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 363 

venger des sbires qui Cavaieot blessée etavaient cassé la 
patte de ton chien! Non, iln'y faut pas penser; alors com- 
ment donc faire, car ta ne peux le faire évader qu'en le 
trompant lui-même? 

Ici la voix s'interrompit longtemps comme quelqu'un qui 
cherche ; puis elle reprit : 

— Oui, une fois que vous serez mariés, il faut le trom- 
per lui*môme et lui faire croire qu'il doit partir le premier, 
t'attendre ensuite au rendez-vous sous l'arche du pont, au 
pied de la montagne où tu as rencontré la noce de la fille 
du bargelîo, jusqu'à ce que tu viennes le rejoindre par un 
autre chemin un peu avant la nuit, et que vous partiez en- 
semble par des chemins détournés au bas de la montagne 
pour sortir des États de Lucques et pour atteindre avant 
le jour les frontières des États de Toscane, dans les Ma- 
reromes de Pise. Alors on ne vous pourra rien, et vous 
vous louerez tçus les deux aux propriétaires d'un podere 
pour faire les moissons, lui coupeur, et toi comme lieuse 
de gerbes; ou bien lui comme bûcheron, et toi comme ra- 
masseuse de fagots dans les sapinières du bord de la mer. 
Pour cela, qu'as-tu à faire? Dès demain, il faut achever de 
scier un barreau de la lucarne derrière l'autel des prison- 
niers, de manière & ce qu'il ne tienne plus en place que 
par un fil, et laisser la lime à câté, pour qu'un coup ou 
deux de lime lui permette de le faire tomber en dehors dans 
le verger de la prison, et qu'à l'aide de l'égout qui ouvre 
dans ce verger, au pied de la lucarne, et qui traverse les 



zed.yGOOg[e 



364 FIOR D'ALIZA. 

fortifications de la ville, Hyeronimo se trouve hors des 
murs, libre dans la campagne. . . Et toi, pourquoi ne le sui- 
vrais-tu pas? me dit la voix, et pourquoi préfères-tu mou- 
rir à sa place, plutôt que de risquer ta liberté en le suivant 
dans sa fuite?... 

— Ah ! me répondit ta voix dans ma conscience, c'est que 
si je me sauvais derrière lui, le bœrgello et sa femme, si bons 
et si hospitatiers pour moi, seraient perdus, et qu'on les 
soupçonnerait certainement d'avoir été corrompus par 
nous, à prix d'argent, pour tromper la justice, et le moins 
qui pourrait leur arriver serait le déshonneur, la prison, et 
qui sait, peut-être la peine perpétuelle pour prix de leur 
charité pour moi, le mal pour le bien I la ruine et la prison 
pour un bon mouvement de leur cœurl Non! plutôt mou- 
rir que de me sauver la vie par un tel crimel Et comment 
jouiras-tu en paix de la liberté et de ton bonheur avec Hye- 
ronimo , en pensant que d'autres versent autant de larmes 
de douleur étemelle que tu en verses de bonlieur dans les 
bras d'Hyeronimo? Et lui-même, si juste et si bon, est-ce 
qu'il pourrait vivre de la mort d'autrui? Non, non, non, 
il sdmerait mieux mourir ! Ce n'est pas t& ce que notre 
tante et notre père nous ont enseigné le soir dans la ca- 
bane, à la clarté de la lampe, dans le catéchisme ; d'ail- 
leurs sans catéchisme, le cœur, ce catéchisme intérieur, ne 
nous le dit-il pas? 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIEME. 



Donc il Taut le tromper pour le sauver ; je lui dirai : Fuis, 
je t'en ai préparé les moyens pour la nuit ott tu seras mis 
seul eu ctiapetle et je vais te rejoindre ; ce n'est pas même 
un mensonge, car, morte ou vivante, je le rejoindrai bien- 
tôt. Puifl-je vivre sans lui? puis-je même mourir sans que 
mon &me vole sur ses pas et le rejoigne comme la colombe 
rejoint le ramier quand il meurt ou quand il émigré de la 
branche avant elle? 

Il fut donc décidé que je le tromperais pour ne pas trom- 
per le bargello et sa femme. 

— Quand il sera libre, continua la voix, tu revêtiras le 
froc et le capuchon des pénitents noirs qu'il aura laissé 
tomber de la fenêtre en s'enfuyant, et tu reviendras dans 
son cachot , avant le jour, prendre sa place, pour que les 
sbires te mènent au supplice, en croyant que c'est lui 
qu'ils vont fusiller pour venger le capitaine ; tu marcheras 
en silence devant eux, suivie des pénitents noirs ou blancs 
de toute la ville qui prieront pour toi ; et quand tu seras ar- 
rivée au lieu du supplice, tu mourras en prononçant son 
nom, heureuse de mourir pour qu'il vive! 

Voilà, monsieur, voilà exactement ce que l'ange me dit. 
Je ne l'aurais pas inventé, en toute ma vie, de moi-même. 



zed.yGOOg[e 



366 PIOR D'ALtZA. 

J'étais trop simple et trop timide, mais l'ange de l'amour 
conjugal en invente bien d'autres, allez I Je l'ai bien com- 
pris quand je fus sa femme! 



Après ce miracle, je m'endormis comme si une main di- 
vine avait touché ma paupière et calmé mon pauvre cœur. 

Ma résolution était prise d'obéir, sans lui rieo dire qu'au 
moment où te prince qu'on attendait dans Lucques serait 
arrivé, et qu'il aurait ou ratifié ou ajourné l'exécution. C'é- 
ttut notre dernier espoir. 

fiélas I il fut trompé encore ; le lendemain k mon réveil, 
le bargeUo médit négligemment,- comme je passais pour 
mon service dans le préau, que le prince venait d'écrire & 
son ministre qu'il ne fallait pas l'attendre et qu'il était re- 
tenu en Bohême par les chasses. 

Tout fut perdu : mes jambes me manquèrent sons moi ; 
mais le bargeUo ne s'aperçut pas de ma p&Ieur, parce qu'il 
ne faisait pas jour encore dans le vestibule grillé du préau. 
Il crut que je dormais encore h. moitié, ou que le retour du 
prince m'était indifférent comme l'ajournement du supplice 
du meurtrien 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 



J'entrai dans le préau et je courus dans !a loge d'Hyero- 
nimo ; le père Hilario y était déjà, il était venu lui annoncer 
que tout espoir de grâce était perdu par Tabsence du prince 
qui voulait chasser le faisan en Bohême, et que te jour de 
la mort était fixé à trois jours de là. pour le condamné ; il 
recevait sa dernière confession et la promesse de lui appor- 
ter le sacrement du mariage et le sacrement de l'eucha- 
ristie avec celui de l'extrême-onction, la veille de sa mort. 
Puis, se tournant vers moi à. demi morte : 

— Je vous laisse ensemble, me dit-il ; mes deux enfants, 
demain, avant la nuit, vous serez unis pour un jour et sé- 
parés le jour suivant pour un peu de temps! Que Tétemité 
vous console du jour qui passe I Je vais annoncer le déses- 
poir h. vos pauvres parents ! Fior d'AIiza, venez avec moi 
pour qu'ils ne meurent pas sous le coup ; vous leur resterez, 
n'est-ce pas? et le souvenir d'Hyeronimo revivra pour eui 
en vous. 



zed.yG0pg[e 



FIOR D'AUZA. 



CCLU 



Je n'étais déjà plus triste, parce que je savais ce que 
fange m'avait dit la nuit, et je le suivis, avec l'autorisa- 
tion du bargelio, jusqu'à. la loge sous l'escalier de son cou- 
vent voisin. Avant qu'il ouvrît la bouche, je fis un signe 
invisible à ma tante et je lui fis comprendre que l'exécution 
n'aurait peut-être pas lieu. Elle le dit tout bas à mon père 
sans que le père Hîlario s'en aperçût ; puis ils reçurent la 
fatale nouvelle avec la résignation apparente de ceui qui 
n'ont plus rien & craindre ici-bas, que la fm de tout. 

Le père Uilario leur dit seulement qu'il viendrait les 
chercher le lendemain secrètement, avant le lever du jour, 
pour donner devant eux la bénédiction mortuaire et la bé- 
nédiction nuptiale à leurs enfants. Il leur enseigna en 
même temps de garder le silence sur l'objet de lacérémonie, 
de prier Dieu dans leur cœur et de se taire devant le bar- 
gelio, pendant que lui, le père Hilario, dirait la messe des 
morts et que l'enfant de chœur qui servirait la messe en- 
tendrait, sans les comprendre, les paroles latines pronon- 
cées par !e prêtre sur la tête des deux fiancés. 

Je les embrassai tout en larmes, et je rentrai avec le père 
Hilario dans le guichet. Quelle journée, monsieur, que 
celle-ci, et comme j'aurais voulu tout à. la fois en presser 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE NEUVIÈME. 363 . 

et en ralentir les heures ! les unes pour mourir tout de suKe 
et pour aller l'attendre dans le paradis, dont je n'aurais vu 
que quelques heures sur la terre, et les autres pour lui 
rendre la liberté et la vie, lui sacririant k son insu la 
mienne! 



Enfin elle passa; je n'osai pas, par mainraise honte, 
m'spprocher beaucoup de la loge où Hyeronimo m'atten- 
dait, sans vouloir m'appeler, la tête en ses deux mains, 
appuyé sur la grille du cachot, me regardant à travers les 
mèches de ses cheveux rabattus sur sa tête ; et moi, du 
haut de ma fenêtre, plongeant mes regards furtifs sur sa 
figure immobile dans la demi-ombre de sa loge. 

Je ne sentais ni la faim ni la soif, monsieur, et je dis à la 
femme du èargetto que j'étais malade, pour me dispenser 
de m' asseoir à table avec ces braves gens. Je ne dormis pas 
non plus, mais je priai pendant la nuit tout entière pour que 
mon bon ange et ma patronne intercédassent auprès de 
Dieu, et pour que le jour suivant me ftt sa sposa, et pour 
qu'ils me donnassent le surlendemain, jour iîxé pour sa 
mort, la force et l'adresse de mourir pour lui. 

Bien longtemps avant que le jour blanchît les montagnes 
de Lucques, je lavai sur mon visage la trace de mes 
larmes, je peignai mes blonds cheveux et je me regardai 

(XUTtl, COHPL. -.- ZLI. 24 



zed.yGOOg[e 



310 PIOR D'ALIZA. 

au miroir h la tueur de ma lampe, pour que ce jour-là, du 
moins, je fusse un peu belle pour l'amour de mou mari ; 
puis je mis ma chemise blanche de femme ornée d'une 
gorgère de dentelle sous ma veale d'homme dont je laissai 
passer la broderie entre les boutons de mon gilet, afin que 
quelque chose au moins rappelât en moi la feoune et m'em- 
bellit aux yeux de mon fiancé. 

Il faut compatir, ma tante, & la vanité des femmes ; 
même quand elles vont mourir, elles veulent, malgré tout, 
laisser une itnage d'elles avenante, dans l'œil de celui 
qu'elles aiment. 



Je descendis et je remontai trois ou quatre fois l'escalier 
de la tour, croyant que mes mouvements h&teraieotle jour, 
et m'avançaut jusqu'à la porte de la rue pour écouter si je 
n'entendais pas les pas lourds du père Hils^ io, et les pas 
légers de l'enfant de chœur faisant tinter sa sonnette dans- 
l'ombre devant lui ; mais rien, toujours rien, et je remontai 
pour redescendre encore ; la dernière fois, le père Hilario 
allait sonner, quand je prévins te bruit en ouvrant ta porte 
du guichet devant lui, comme si j'avais été l'ange qu'on 
voit peint sur la muraille de la cathédrale de Pise et qui 
ouvre la porte du cachot & Pierre, eu tenant un flambeau 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. ^7* 

en avant, pendant que les deux gendarmes dormaient, la 
tête sur leur bras, sans voir et sans entendre. 

Je mis mon doigt sur mes lèvres pour que le vieillard 
et l'enfant ne réveillassent pas le bargello ; vous savez que 
j'avais assez mérité sa confiance pour qu'il me laiss&t la 
clef du préau. Je fis entrer le prêtre et l'enfant. Nous tra- 
versâmes sans bruit la cour de la prison ; le prêtre, l'en- 
faut de chœur et moi, nous entr&mes dans la loge d'Hye- 
ronimo. Je marchais la dernière et je baissais ta tête. 

Hyeronimo était aussi tremblant que moi; il ne me dit 
rien. Le père Hitario ouvrit la porte du corridor qui menait 
du cachot, par un couloir sombre, à la chapelle. L'enfant 
alluma tes cierges, et la messe commença. Je ne savais ce 
que j'entendais, tant mes oreilles me tintaient d'émotion. 

Le père et ma tante assistaient seuls, dans l'ombre, 
ments comme deux statues de pierre sculptée, contre un 
pilier de la cathédrale ; ils étaient entrés ea même temps 
que nous, par la porte extérieure de la chapelle donnant 
sur la cour. Je les voyais sans les voir. Hyeronimo re- 
garda sa mère, et le père pleurait sans nous voir. Après 
l'élévation, le prêtre nous fît approcher, et déployant sur 
nos deux têtes un voile noir, que l'enfant de chœur prit 
pour un linceul du condamné, il nous glissa & chacun un 
anneau dans la main et nous bénit en cachant ses larmes^ 

— Aimez-vous sur la terre, mes pauvres enfants, nous 
dit-il tout bas, pour vous aimer à jamais dans le paradis t 
je vous unis pour l' éternités 



zed.yGOOg[e 



Hyeronimo trembla de tous sea membres, k leva, s'iq)' 
puya k la muraille et retomba & genoux. L'enfant croyùt 
qu'il tremblait de sa mort prochaine et se mit lui-même & 
saDgloter. Le père Hilario se h&ta de dépodiller ses habits 
de prêtre et m'entraîna avec lui hors de la cour avant que 
personne fût debout dans la prison ; je lui ouvris la porte 
de la rue. 

Je remontai doucement dans ma tourelle, et je tcHiibai à 
genoux, au pied de mon lit, pour remercier Dieu de la plus 
grande de ses gr&ces de vivre un jour la ^>osa d'Hyero- 
oimo et de mourir le second jour pour lui avec la confiance 
de lui préparer son lit nuptial dans le paradis. 



CCLV 



De tout le jour, monsieur, je ne sortis pas de ma tour. 
Isptcamno fit tout seul le service des prisonniers. 11 porta 
à manger au meurtrier, mais le meurtrier, à ce qu'il me 
dit, ne toucha pas & ce qu'on lui avait préparé pour sou 
repas de mort ou de noce ; il était muet déjà comme la 
tombe. Les frères pénitents vinrent plusieurs fois dans la 
soirée réciter les prières des agonisants pour lui dans la 
cour ; la dernière fois, ils ouvrirent la porte et lui dirent 
que la religion avait des pardons pour tout le monde, et 
que, s'il voulait se repentir et mourir en bon chrétien, il 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NËUVIËHE. 373 

n'avait qu'à emprunter le lendemain l'habit de la confrérie 
pour marcher au supplice, où tous les pénitents noirs rac- 
compagneraient en priant pour son &me. 

Cette robe, qu'on mettait par-dessus ses habits, ressem- 
blait à on linceul qui cachait les pieds et les mains en traî- 
nant jusqu'à terre ; en abattant son capuchon percé de 
deux trous i la place des yeux, on voilait entièrement 
80Q visage. 

Byeronimo, à qui j'avais fait la leçon, parce que la 
femme du bargello m'avait raconté cette coutume, accepta 
l'habit et le déposa sur son lit pour le revêtir le lende- 
main, et remercia bien les frères de la Sainle-Mort. 11 resta 
seul, et le jour s'éteignit dans la cour. Je m'y glissai sans 
rien dire avant le moment où le bargello allait fermer. 

Il crut que la faiblesse de mon âge me rendait trop pé- 
nible, ce soir-l&, la vue d'un homme qui devait mourir le 
lendemain et dont un entendait déjà l'agonie tinter dans 
tous les clochera de Lucques et même aux villages voisins. 
Quant à lui et à sa femme, ils ne se couchèrent seulement 
pas, les braves gens, mais ils se relayèrent toute la nuit 
derrière la porte du préau, pour dire en pleurant les psau- 
mes de la pénitence. Que Dieu le leur rende à leur dernier 
jour, ils ont bien prié, et pour moi sans le savoir ! Mais 
nous sommes dans un monde où rien n'est perdu, n'est-^^e 
pas, ma tante ? 



zed.yGOOg[e 



PIOR D'ALIZA. 



Moi, cependant, j'avais promis à Hyeronimo de revenir 
passer avec lui la dernière nuit, sans crainte d'être décou- 
verte, puisque je ne devais plus le quitter qu'après qu'il 
serait sauvé et me dévoiler qu'après être morte à sa place. 

En disant cela, ses yeux tombèrent involontairement sur 
le berceau du charmant enfant que son pied balançait avec 
distraction sur le plancher et qui dormait en souriant aux 
anges, comme on dit dans le patois de Lucques. 

— A peine me fus-je glissée furtivement dans la loge, 
qu'il éteignit du souffle la lampe, que tout resta plongé 
dans la nuit. 

Nous nous assîmes sur le bord de son lit, la main dans 
!a main, puis il m'embrassa pour la première fois, sans que 
je fisse de résistance, et la nuit de nos noces commença par 
c«s mots cachés au fond du cœur, qu'on ne dit qu'une fois 
et qu'on se rappelle toute sa vie. 

Nuit terrible, où toutes nos larmes étaient séchées 
par nos baisers, et tous nos baisers, interrompus par 
nos larmes. Ah I qui vit jamais comme moi l'amour 
et la mort se confondre et s'entremêler tellement , que 
l'amour luttait avec la mort et que la mort était vaincue 
par l'amour I Ah I Dieu me préserve de m'en souvenir 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEDVIEME. 375 

seulement! Je croirais la profaner en y pensant; c'est 
comme une apparition qui reste, dit-on, dans les yeux, 
mais que le cœur ne confie jamais aux lèvres I 



— Hyeronimo, lui disais-je, Ifeve-toi ; c'est la pointe du 
jour qui éclaire déj& les barreaux. 

— Non, disait-il ; il nous reste assez de temps pour fuir 
avec toi. Ne perdons pas une minute de ce ciel ensemble, 
qui sait si nous le retrouverons jamais. 

— Va, fuis ! reprenais- je, ou ton amour va te coûter la vie. 

— Non, répétait-il, non, ce n'est pas le jour encore ; c'est 
le reflet de la lune qui éclaire la première ou la dernière 
heure de la nuit 

Elle se passa ainsi; mais enfm nous entendîmes quatre 
coups du marteau de l'borloge du couvent voisin sonner les 
matines. Il me laissa toute baignée de larmes sur la paille 
qui nous servait de couche, il courut à la chapelle avant 
que je pusse l'embrasser encore, et montant jusqu'à la 
hauteur du barreau de la lucarne scié par moi : 

— Adieu, me dit-il tout bas, j'ai assez vécu, puisque 
vivant ou mort nous sommes époux. 



zed.yGOOg[e 



rw FIOR D'ALIZA. 

A retrouver sous le pont du Gerchio, me dit-il tout bas, 
en se laissant glisser de la fenêtre dans l'égout du jardin. 

— A retrouver dans le paradis, me dis-je en mw-môme, 
sans regretter seulement la vie. 



Rentrée par le corridor de la chapelle dans le cachot, 
je me hâtai de quitter ma veste d'homme et de me revêtir 
sur ma chemise seule de l'habit de péuitent noir, dont le 
capuchon rabattu sur mon visage me dérobait k tous les 
regards. 

Je revins ensuite à la chapelle, je rétablis vite le barreau 
de la Tenêlre à sa place, pour qu'on ne s'aperçât pas qu'il 
avait été déplacé ; puis je me mis & genoux la tête entre 
mes mains devant l'autel, comme un mourant qui a passé 
la nuit dans les larmes en pensant à ses péchés. 

Hélas I je ne pensais qu'à la nuit de larmes que je venais 
de fînir avec Hyeronimo, et & peine à la mort que j'allais 
subir pour lui et pour le brave bargello, afin que les inno- 
cents ne payassent pas pour le coupable. J'entendais déjà 
derrière moi la foule des pénitents noirs et blancs et tes 
frères de la Sainte-Mort qui se pressaient derrière la grille 
de la chapelle, et qui murmuraient à demi-vuix les prières 
des agonisants. 



zed.yGOOgle 



GHAPITaE NEUVIÈME. 377 

Le bargello et sa femme étaient là pleurant; ils ne s'é- 
tonnaient pas de mon absence, pensant que ma jeunesse et 
ma pitié pour le prisonnier me retenaient dans ma tour ; ne 
voulant pas me condaoïner si jeune à un tel spectacle, au 
contraire, ils béoissaient le bon Dieu. 



ceux 

Les sbires entrèrent. Les cloches de tous tes clochers re- 
tentirent. Je me sentais toute froide, mais ferme encore sur 
mes jambes; je me remis dans leurs mains comme un 
agneau qu'on mène à la boucherie ; ils me firent sortir au 
milieu dessanglots du ptccim/io, du bargello fX de sa femme ; 
je leur serrai la main comme pour les remercier de leur 
service et de leur douleur. 

Les rudes mains des sbires me séparèrent violemment et 
me poussèrent dans la rue. Elle était pleine de monde en 
deuil que les cloches, annonçant le supplice et la prière des 
morts, avaient réveillé et rassemblé dès le matin ; un cordon 
de sbires tes tenaient à distance ; les pénitents, en longues 
files, m'entouraient et me suivaient : un petit enfant, & côté 
du père Hilario, marchait devant moi et tendait une bourse 
aux spectateurs pour les parents du meurtrier. 

On marchait lentement è. cause du vieux moine mon con- 
fesseur, qui me faisait des exhortations à l'oreille que je 



zed.yGOOg[e 



378 FIOR D'ALIZA 

n'entendais pas , et qui s'arrêtait de moment en moment 
pour me faire baiser le crucilk. Je promenais, du fond de 
mon capuchon, mes yeux sur cette foute, ne craignant 
qu'une chose, d'y rencontrer mon père aveugle et ma tante, 
et de me trahir en tombant d'émotion devant eui, avant 
d'être arrivée à la place de l'exécutioD. 

Mais je ne vis rien que les visages irrités des sbires el- 
les visages attendris et pieux de la foule. Plus nous appro- 
chions et plus elle était épaisse. En passant sur la grande 
place, devant la façade du palais du duc, voisin des rem- 
parts où j'allais mourir, je vis une femme, une belle femme, 
qui tenait uti mouchoir sur ses yeux , agenouillée sur son 
balcon, et qui rentra précipitamment dans l'ombre de son 
palais, comme pour ne pas voir le meurtrier pour lequel 
elle priait Dieu. Mais en l'absence de son mari, elle n'avait 
pas le droit de faire grâce ! 



On me fit monter précipitamment les marches qui con- 
duisaient au rempart, et on me plaça seule avec le père 
Hilario et le bourreau contre le parapet du Cerchio, afm 
que les balles qui m'auraient frappée n'allassent pas tuer 
un innocent hors des murs, de l'autre cûté du fleuve. Un 
peloton d'une douzaine de sbires, commandés par un offi- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 379 

cier et armés de leurs carabines, chargèrent leurs armes 
devant moi, et se rangèrent, leur fusil en joue, pour atten- 
dre le commandement de tirer. 

Eh bien I monsienr, dans ce silence de tout un peuple 
qui retient son haleine en attendant la voix qui doit com- 
mander la mort d'un homme, vous me croirez si vous vou- 
lez, mais je ne crois pas avoir pâli, ta joie de l'idée qu'en 
mourant je mourais pour lui me possédait seule, et j'atten- 
dais le commandement du feu avec plus d'impatience que 
de peur ! 

— Soldats ! s'écria d'une voix de commandement l'ofri- 
cier, préparez vos armes 1 

Les soldats me mirent en joue ; à ce moment, le bour- 
reau, qui était derrière moi, un peu k l'abri par un angle 
du mur, se jeta tout à coup sur moi, et, m'arrachant d'une 
main rapide et violente te capuchon et la robe de pénitent 
jusqu'à ta ceinture, me découvrit presque nue aux yeux 
des soldats et de la foule. Ma chemise entr'ouverte laissa 
mon sein h demi nu, et mes cheveux, dont le cordon avait 
été détaché par le geste du bourreau, roulèrent sur mes 
épaules. 

Je crus que j'allais mourir de honte en me voyant ainsi 
demi-nue devant cette bande de soldats étonnés; ils res- 
taient suspendus comme devant un miracle, car mes mains 
liées derrière te dos m'empêchaient de recouvrir ma poi- 
trine et mon visage. 

Ah I mon Dieu, la mort n'est pas si terrible que ce que 



zed.yGOOg[e 



380 FIOR D'ALIZA. 

je souiïris dans cette minute ! Un silence de stupeur empê- 
chait de respirer toute la foule. 



Un cri partit en ce moment du c6té de Tescalier qui 
menait au rempart. Un homme s'élança en fendant le raog 
des soldats. Arrêtez I arrêtez! c'est moi I et il tomba ina- 
nimé k mes pieds; le ciel s'obscurcit, la tête me tourna et 
je me sentis évanouir dans les bras de mon époux. Nous 
mourûmes tous deui sans nous sentir mourir ! 

C'était Hyeronimo qui , entendant les cloches du sui>- 
plice, et en ne me voyant pas arriver sur ses pas sous 
l'arche du pont, s'était défié enfm de quelque chose, était 
rentré dans Lucquee, avait volé & la porte de la prison, 
et, apprenant là par leptccmt'no que les sbires me menaient 
mourir à sa place, avait volé comme le vent sur mes tra- 
ces, et venait réclamer à grands cris son droit de mort, 
s'il était encore tempe. 

Depuis ce moment, je ne vis plus rien, j'étais dans un 
autre monde. Quand je m'éveillai, j'étais dans un vrai 
paradis, au milieu d'un appartement tout d'or, de peintu- 
res, de glaces et de statues, qui toutes semblaient me 
regarder, entourée des belles suivantes de la duchesse, 
qui me faisaient respirer un flacon d'odeur délicieuse) et 



zed.yGOOg[e 



6a présence d'une jeune et admirablement belle femme qui 
pleurait d^attendrissement près de mon chevet. 

Cette belle femme , comme je l'ai su depuis, c'était ta 
duchesse de Lucques elle-même, la souveraine, et bien la 
souveraine en vérité, de beauté, de bonté et de pitié pour 
ses sujets. Mais que puis-je vous dire ? J'étais vivante, mais 
j'étais conmie dans un rêve. On dit qu'elle m'interrogea, 
que je lui répondis, qu'elle fut attendrie, qu'elle envoya 
d'urgence un ordre, non pas de faire grâce, mais de sus- 
pendre l'exécution jusqu'au retour de son mari et de rame- 
ner Hyeronimo comme meurtrier dans son cachot. 



Pour moi, elle me confia à la grande maîtresse du palais 
poui- qu'elle me fit recevoir au couvent des Madeleines à 
Lucques, jusqu'au jour où mon père et ma tante viendraient 
m'y chercher pour me conduire au ch&taignier. 

Ah I que de bénédictions nous lui donn&mes, quand ce 
jour fut arrivé et quand la femme du bargello, sauvée de 
tous soupçons par ma ruse, retint avec eux me reprendre, 
huit jours après, au couvent, pour entrer ensemble dans 
notre demeure ! Le petit Zampogna, joyeux comme nous, 
marchait plus vite qu'à l'ordinaire en remontant la monta- 



zed.yGOOg[e 



382 FIOR D'ALIZA. 

gne, comme s'il avait l'espoir d'y retrouver aussi son jeune 

maître Hyerontmo. 



Hélas ! il n'y élait pas, il dut rester tout seul maintenant 
dans son cachot, les fers aux pieds et aux mains, pendant 
environ six semaines, jusqu'à ce que les chasses impériales 
en Bohême fussent closes, et que le duc fût rentré dans ses 
États pour écouter le rapport de son ministre sur l'aifaire ; 
elle préoccupait tellement tout le duché depuis que les sbi- 
res avaient été sur le point de fusiller une jeune spo$a pour 
son amant, qu'on ne parlait plus d'autre chose. 

Pendant ce temps, le père Hitario avait réussi h. prou- 
ver au docteur Bernabo la scélératesse de Calamayo pour 
favoriser le libertinage du capitaine des sbires, et la faus- 
seté des pièces qu'il avait inventées pour nous dépouiller 
de nos pauvres biens pièce à pièce. Cela parut louche au 
prince et & ses conseillers, et on décida qu'en attendant 
de plus amples renseignements sur le meurtre provoqué du 
capitaine, que mon père et ma tante rentreraient dans la 
propriété de la maison, de la vigne et du chfl.taigQier, et 
que la peine de mort d'Hyeronimo serait convertie (encore 
était-ce pour ne pas démentir les sbires], en deux ans de 
galères. Or, comme l'État de Lucques n'avait pas de 
marine, un traité avec la Toscane obligeait l'État toscan à 



zed.yGOOgle 



CHAPITRE NEUVIÈME. 383 

recevoir les condamnés de Lacques dans les galères de 
Livourne. 

Le père Hilario nous informait toutes les semaines, en 
remontant au monastère, de toutes ces circonstances. Que 
de grâces nous rendîmes à la Providence, quand il nous 
apprit la commutation de peine I 

— Celui-là que je portais dans mon sein, a'écria-t-elle 
en étendant sa belle main gauche sur le berceau, allait 
donc avoir un père I 

Elle ramena le coin de son tablier sur ses yeux pour les 
essuyer, et elle se tut. 

— Hélas ! oui, me dit la tante ; elle étiiit enceinte, ta 
pauvre enfant, enceinte d'une nuit de larmes. 

Us se turent tous, et Fior d'Âliza, sans rabaisser son ta- 
blier, se leva de table, et alla derrière la porte donner le 
sein à son enfant. 



— Et maintenant, monsiew, reprit la tante en filant sa 
quenouille, je vais vous dire conunent cela se passa, grâce 
à la Providence et à la bonne duchesse. Elle ne se doutait 
pas que Fior d'Aliza portait dans son sein un gage d'amour 
et d'agonie, mais l'amour est plus fort que la mort, écrit 
le livre qui est là sur la fenêtre, dit-elle en montrant V Imi- 
tation de Jésus-Christ; elle savait seulement parl'évêque 



zed.yGOOg[e 



âsl HOR b'AttZÀ. 

et par les moines que Fior d'ÂUza avait été mariée et qu'elle 
ne consentirait Jamais à laisser son mari se consumer seul 
dans la honte et dans la peine à Livourne, sana aller lui 
porter les consolations que la loi italienne autorise les 
fereunes h. porter à leur mari captif à la grille de leur caba- 
non ou dans les rigueurs de leurs chaînes, au milieu de 
leurs rudes travaux. 

Elle craignit pour elle, k cause de sa jeunesse et de son 
e:ftrême beauté qui nous avait déjà fait tant de mai, les dan- 
gers et les propos des mauvaises gens qui hantent dans les 
grandes villes ; elle lui envoya par le père Hilario une lettre 
de recommandation pour la supérieure des sœurs de charité 
de Saint-Pierre-aux-Uens, couvent de Livourne. Ces saintes 
femmes s'occupent spécialement de la guérison des galé- 
riens dans leurs maladies. Elle lui demandait de permettre 
que la pauvre montagnarde eût un asile dans sa maison 
pendant la nuit pour y recueillir sa misère, eo lui permet» 
tant d'en sortir le jour pour voir son mari meurtrier con- 
damné à mort, gracié et commué en deux ans de peine, 
enchaîné dans les galères du port de Livourne. 



Uais la voit& qui rentre et qui va fmir elle-même le 
récit. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 383 

Pior d'Aliza reprit la place qu'elle avait laissée, et conti- 
nua en regardant sa tante. 

— Je partis k pied avec cette lettre, et en promettant à 
mon père et à ma tante de revenir ainsi de Livourne tous 
les samedis pour leur rapporter tout ce qui serait nécessfûre 
& leur vie, et pour passer avec eux le dimanche à la cabane, 
seul jour de la semaine où les galériens ne sortent pas pour 
travailler dans le port ou pour balaya* les grandes rues de 
Livourne. 

4h I que de larmes nous vers&mes en nous séparant au 
pied de la montagne! N'est-ce pas, ma tante et mon pare? 
Mais enûn ce n'étaient plus des larmes mortelles, et nous 
avions l'espoir de nous revoir toutes les semaines, et de ra- 
mener eofoi Hyeronimo libre et heureux auprès de noua. 



Je marchai du lever du soleil jusqu'à son coucher, mon 
mejaro rabattu et refermé sur mon visage pour que les pas- 
sants ne m'embarrassent pas de leurs rires et de leurs mau- 
vais propos sur la route, pensant en eux-mêmes, en me 
voyant si jeune et si seule, que j'étais une de ces filles mal 
famées de Lucques qui vont chercher h. Pise et à Livourne 
les bonnes forhrocs de leurs diarnaes auprès des matelots 
étrangers. 

OtUVk. COHFU — XLl. u 



zed.yGOOg[e 



386 FIOR D'ALIZA. 

Il était nuit quand j'arrivai à la ville, je me glissai à tra- 
vers la porte à la faveur d'un groupe de Tamilles connues 
des gardes de I& douane qui rentraient, avant les portes 
fermées, dans la ville, sans être vue au visage,. ni fouillée, 
ni interrogée ; j'en rendis grâce à la Madone dont la statue 
dans une niche, sous la voûte de la porte, était éclairée 
par une petite lampe. 

Je demandai un peu plus loin l'adresse de la supérieure 
des religieuses qui soignaient les galériens. On me prit pour 
la sœur d'un galérien et on me l'indiqua avec bonté. Je 
sonnai : la sœur portière ne voulait pas m'ouvrir si tard ; 
mais, i. la vue de mon visage innocent, qu'elle entrevit à 
travers mon mezaro, quand je fus obligée de l'écarter pour 
chercher la lettre de la duchesse, elle me fit entrer et porta 
la lettre h sa supérieure. 



La supérieure était une femme &gée et sévère, qui, après 
avoir lu la lettre, descendit au parloir pour me voir et m'in- 
terroger. Quand elle m'eut regardée un moment et inter- 
rogée sur mon état de grossesse, qui rendait ma présence 
au couvent suspecte et inconvenante, sa figure se rembrunit : 

< Non , dit-elle, mon enEant, la duchesse n'y a pas pensé ! 
Nous ne pouvons vous recevoir dans une sainte maison 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIEME. 387 

comme la nôtre; le monde est si méchiuitl et U en glose- 
rait à la honte de la religion. Mais, pour répondre autant 
qu'il est en nous & la protection de la duchesee , voici , me 
dit-elle en me montrant du geste un bangar dans la cour, 
un lieu à la fois ouvert et renfermé le soir dans notre en- 
ceinte. Les gros chiens du couvent, qui sont bons, sont en- 
chaînés le jour et rôdent la nuit pour nous protégé; on le 
nettoiera, on le garnira d'un lit et d'une paille propre et 
fraîche, on y mettra une porte, et vous pourrez vous y re- 
tirer tous les soirs, pourvu que vous soyez rentrée avant 
l'Ave Maria, et que vous n'en sortiez qu'après Y Ave Maria 
du matin; j'aurai soin que la sœur portière vous y porte 
tous les jours la soupe des galériens malades, et tous les 
soirs un pain blanc avec les haricots à l'huile et les olives 
de leur souper. JUrai moi-même vous visiter souvent dans 
cette cahute et vous porter les consolations et les encoura- 
gements que votre figure honnête commence & m'inspirer. 
Vous pourrez même entendre notre messe de la porte de la 
chapelle, ici à gauche, par la lucarne des serviteurs du mo- 
nastère. 

CGLXVIII 

Cela dit, elle parut s'attendrir, elle m'embrassa, elle es- 
suya mon front tout trempé de la sueur du chemin avec 
mon mezaro, et chargea la sœur portière de faire enchaîner 



zed.yGOOg[e 



I 



388 PIOR D'ALIZA. 

les chiens, pour qu^ils oe me mordissent pas pendant 

cette première nuit en voyant une étrangère. 

Mais l'ordre était superflu; c'était un gros chien et une 
chienne qui n'étaient pas du tout méchants, ils parurent 
tout de suite comprendre que je n'étais pas plus méchante 
qu'eux ; ils flairèrent, sans gronder seulement, mes pieds 
nus, et en léchèrent la poussière, tellement que je priai la 
portière de ne pas les enchaîner, mais de me les laisser 
pour compagnie dans la nuit. 

Cela fut ainsi ; je m'étendis tout habillée sur la paille, je 
m'endormis comme une marmotte des hautes muntagnes 
que j'avais, quand j'étais petite, au châtaignier, qu'Ilyero- 
nimo avait apprivoisée et qui ne s'éveillait qu'au printemps. 



Le lendemain, il n'était pas jour encore que je me re- 
vêtis de mon costume de la prison de Lucques pour aller à 
Livoume voir mon pauvre Hyeronimo. J'avais apporté sa 
zampogne, afîn qu'on me prit pour anzampognero des Ma- 
remmes, qui viennent jouer dans les rues de Livourne pour 
consoler les pauvres galériens. Les sentinelles me l^jssèrent 
librement passer la grille de l'arsenal et entrer dans la cour 
intérieure des galériens. 

On ne leur refuse pas chez nous, monsieur , en Italie, 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE -NEUVIÈME. 3fi9 

l'innocent plaisir d'écouter les airs de leurs montagnes, et 
de causer, tout le temps qu'ils ne travaillent pas, librement 
avec leurs parents, leur femme, leur fiancée, s'ils en ont, 
à travers les barreaux de fer de leurs cages qui prennent 
jour sur leurs cours, ni même de s'entrelacer leurs doigts 
dans les doigts de celles qu'ils aimaient pendant qu'ils 
étaient libres. 

11 dormait encore; je m'étendis sur les dalles de la cour, 
sous le rebord de sa toge, qu'on m'avait indiquée en en- 
trant, et je jouai l'air que nous avions inventé ensemble, 
au gros châtaignier, avant notre malheur. J'entendis un 
bruit; it bondit de sa couche et s'élança vers les barreaux. 

— Fiord'Aliza, est-ce toi î s'écria-t-il. 

La zampona m'échappa des mains, et sa bouche fut sur 
ma joue. 

CCLXX. 

Ce que nous dîmes, monsieur, et ce que nous ne dîmes 
pas, je D'en sais rien ; le vent même ne le pourrait pas dire, 
car il n'aurait pu passer entre ma bouche et la sienne. Nous 
resl&mes une partie de la matinée à. parler tout bas ou h 
nous taire en nous regardant. Je lui demandai pardon de 
l'avoir voulu tromper, et je lui promis de ne pas le quitter, 
excepté la nuit, pour l'aider à porter ses chaînes. 

Les autres galériens, punis pour des fautes légères, 



zed.yGOOg[e 



390 FIOR D'ALIZA. 

avaient horreur de e^approcher de lui. Les sbires de Luc- 
ques, dont il passait pour avoir tué le chef par trahison, 
l'avaient recommandé aux sbires des galériens comme un 
monstre de méchanceté. De sorte que ses compagnons, par 
flatterie pour les gardiens, affectaient la répugnance et 
l'horreur pour lui, aTm de se faire bien venir d'eux. 



Les samedis de tous les mois, j'allais, comme je l'avais 
promis à mon père et k ma tante, au ch&taignier leur porter 
des nouvelles de leur enfant, et lui rapporter des châtaignes, 
et leur porter à eux ta nourriture et les petites gouttes de 
rosolio que j'avais gagnées pour Hyeronimo et pour eux, et 
je revenais ta nuit, sans peur et sans honte, à Livoume, 
passer la journée dans la cour, auprès de ta loge de mon 
sposo, l'écoutant gémir de la lièvre, et veillant quand 
il dormait. 

Que de mois, monsieur, nous pass&mes ainsi : lui, tou- 
jours plus languissant, moi, toujours vaillante! 

Un soir, cqjendant, le chagrin me saisit tellement dans 
la nuit, que les douleurs me prirent. La concierge du cou- 
vent alla chercher ta sage-femme ; mais, quand elle arriva, 
j'avais déjà un bel enfant sur mon sein. Le même soir je me 
levai et je le portai embrasser à son père. Huit jours après. 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 39i 

je le portai k mon père et à ma tante. Ah t quelle joie ce 
fut dans la maison I Le p&re Hîlario le baptisa et lui donna 
le nom de Beppo, qui leal dire « joie dans les larmes. » 

De ce jour, j'eus deux soucis au lieu d*un, et je l'empor- 
tai partout avec moi pour le faire sourire à son père en 
le tenant sur le rebord extérieur de ta loge ; quelquefois 
même il passait ses petites mains à travers la grille et jouait 
avec les chaînes d'Hyerooimo; je l'endormais, je l'allaitais, 
je riais avec loi. 

Cela ranimait le pauvre Hyeronimo ; il le regardait , il 
me regardait , il revenait à la santé en jouissant de notre 
vue. J'avaifl oublié nos malheurs, et quand je jouais dans la 
rue de la zampogne, l'enfant paraissait écouter la musique, 
et les jeunes mères s'arrêtaient pour le contempler et pour 
m'entendre. 



Enfin, monsieur, nos deux figures amenaient trop de 
foule dans ta rue, et la supérieure me lit venir pour me dire 
que l'enfant et moi nous étions trop beaux à présent pour 
rester plus longtemps à Livoume, que cela pourrait donner 
lieu h de nouveaux bruits, bien qu'il n'y eût rien h me re- 
procher que l'enfant dont tout le monde ne connaissait pas 
l'origine; que Hyeronimo n'avait plus que six semaines 
pour achever sa peine, après quoi il pourrait revenir en 



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392 PIOR D'ALIZA. 

liberté rejoindre, dans notre montagne, sa femme, son 
fils, sa mère et son oncle, et qu'il convenait que je dispa- 
russe immédiatement de Livoume, ofi ma jeunesse et ma 
figure faisaient trop de brait et de scandale. 

Je la remerciai de&es bontés, j'embrassai les deux chiens, 
mes fidèles gardiens de la cour; je dis adieu en pleurant à 
Hyeronimo, et je partis en sanglotant, avant le soir, pour 
la cabane, avec mon enfant sur le dos ; je laissai ma zam- 
pogne à Hyeronimo pour le délasser en mon absence. Il y 
a justement demain six semaines qu'il doit être libre des 
galères; peut-être, monsieur, le voilà qui débouche sur le 
pont de Lucques oii j'ai tant pleuré un jour. 

Elle prêta l'oreille du côté du pont. 



Après être restée un moment Toreille tendue du cêté du 
pont, comme si elle devinait le pas de son amant et de son 
époux, un faible grincement de zampogne se confondit avec 
le vent, semblable au bourdonnement d'un moucheron, le 
soir, au soleil couchant, s'éteignit, se reprit, se grossit, et 
finissant par ne plus laisser de doute, monta rapidement 
par la montagne et finit par remplir l'oreille de Fior 
d'Aliza. 

— Ah ! c'est lui, j'ai reconnu l'air, s'écria-t-elle, et pâ- 



zed.yGOOg[e 



CHAPITRE NEUVIÈME. 393 

lissant comme si elle allait tomber à terre, ramassant Ten- 
Tant dans le berceau, elle le prit dans son sein, l'embrassa, 
et, s' échappant avec lui vers la porte, courut avec la rapi- 
dité de la pierre lancée de haut, au-devant d'Hyeronimo!.. 
Nous la perdîmes de vue en un clin d'oeil, et je restai 
seul avec les vieillards. 



J'aurais voulu assister à cette scène de retour et de l'a- 
mour dans cette solitude ; puis, je réfléchis qoe le bonheur 
suprême a ses mystères comme les extrêmes douleurs que 
rien ne doit profaner k de tels moments et h, de tels retours 
que l'œil de Dieu ; que je générais involontairement, mal- 
gré moi, l'échange de sentiments et de pensées qui allaient 
précipiter ce beau jeune homme des bras de sa sposa aux 
bras de son oncle et de sa mère dans des paroles et dans 
des silences que ma présence intimiderait et qui ne retrou- 
veraient plus jamais l'occasion de se rencontrer dans la 
vie. 

Je fis un signe à mon chien et nous disparûmes. 



Je remontai seul encore au grand ch&taignier ; les der- 
nières feuilles tombaient humides sous le beau vent d'équi- 



zed.yGOOg[e 



394 PIOR D'ALIZA. 

Doze qui résonnait par bouffées dans la montagne, conune 
l'orgue de la Toussaint dans la cathédrale des couvents 
lointains. 

Fior d'Aliza jouait avec son enfant sous le rayon du so- 
leil qui tombait de l'arbre dépouillé, à travers les rameaux. 
Le père et la tante écorçaicot les ch&tajgoes que les pre- 
mières gelées avaient fait fendre sous les feuilles jaunies, 
et rbeureux Hyeronimo relevait avec de la terre jégèrement 
mouillée le bourrelet de glaise durcie que Tété avait 'dessé- 
ché sur le coup de hache des b&cherons, quand il avait 
donné sa vie pour la vie de l'arbre. 

Le bonheur était incrusté sur toutes les figures, comme 
si aucfin accident de la vie ne pouvait jamais l'altérer. Seu- 
lement le père Hilario ne pouvait plus sortir du couvent & 
cause de ses infirmités croissantes, et la reconnaissante fa- 
mille lui préparait un panier de châtaignes choisies, que 
Hyeronimo et Fior d'Aliza devaient lui porter, le lendemain, 
au monastère, en souvenir du salut qu'ils lui devaient. 



J'entrai avec eux dans leur cabane ; tout y était propre, 
vivant, joyeux, même le petit chien à trois pattes qui me 
reconnut et me fit fête, parce qu'il se souvenait de m'avoir 
vu le soir du retour de son jeune mal^. Les caresses de ce 



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CHAPITRE SIXIÈME. 395 

pauvre animal m'attestèrent une fois de plus combien il 
prend part aux douleurs et aux joies de l'homme. 

Je me rafraîchis avec eux. Jamais Fior d'Aliza n'avait 
été plus belle ; elle portait son enfant comme une vierge de 
Raphaël, igoorant comment ce fruit d'innocence lui était . 
venu dans une nuit de mort I Elle le regardait sans cesse 
comme pour voir si c'était un miracle ou un vrai enfant des 
hommes ; puis,. reconnaissant dans ses yeux la couleur des 
siens, et sur ses lèvres le rire gai et tendre d'Hyeronimo, 
elle le rapprochait de son visage et le baisait avec cette sorte 
d'ivresse que l'enfant k la mamelle donne à sa mère. 

— Que le bon Dieu bénisse & jamais cet arbre, cette 
maison et cette famille, dis-je tout bas en me retirant; ils 
sont heureux, et que leur bonheur se perpétue d'&ge en âge 
et de génération en génération 1 



Puis.— Tjp. do Rouge teint, Dudod «t Freué, me du FDUf<.St-OeriD., iZ 



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